Un jour j’y suis allé en me forçant à ne rien y faire.
Pas de cuisine, de vaisselle, de coup de téléphone à passer, de tract à discuter ou de réunion cuisine/vaisselle/évènement/communication/coordination/presse/potager/poulailler/toilettes sèches/pancartes.
Avec d’autres, je me suis juste assis dans l’après midi, sur un banc à l’ombre.
Iels discutèrent près de moi, et je laissai le temps passer.
Bullant dans le piapia des oiseaux du squat, je vis deux personnes à l’air aimable avancer résolument à travers les enfants roulant à vélo entre l’ombre et la lumière, en direction des camarades assis.es sur leur chemin.
Iels se levèrent, les saluèrent et iels trouvèrent une table non loin de là.
Je replongeai dans mon nid de plume et les laissai vivre le leur, vautré.es dedans comme iels semblaient l'être.
…
Un bout de temps plus tard, les visages aimables s’en allèrent et je m’étonnai qu’ils emportent avec eux le sourire de leurs hôtes.
Je me levai et allai demander aux visages maussades ce qu’il en était.
-C’était à propos de l’arrivée de l’électricité ?
-Non, c’était l’huissier et le représentant du propriétaire.
Elle me montra la "mise en demeure de quitter les lieux". On l’attendait, mais on rêvait quand même d’autre chose. S’il n’y avait pas de rêveur.euses parmi nous, il n’y aurait sans doute pas eu de lieu, et personne pour nous demander de le quitter.
Y a des rêves qui construisent des toits au dessus de la tête des un.es et des autres.
Je pris le papier et le lu quand se rappela à moi le visage des gens aimables.
-Merde. Et avec le sourire en plus.
Et puis y en a qui prennent du plaisir à se rêver retirant une à une les ardoises qui te protègent de la pluie.
En voilà, une idée : cambrioler la toiture des fabricants de cauchemars pour les forcer à regarder les étoiles bien dans les yeux.
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Alors y a eu le premier mai et sa soirée d’herbes folles.
Et quand tout le monde est parti, on a éteint le groupe électrogène.
En espérant qu’il y ait assez d’essence pour le lendemain.
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Et puis le lendemain y a un gars de passage qui propose d’aller nous en remplir un jerrycan.
Il tombe sur moi mais je ne sais pas où c’est.
Je trouve quelqu’un qui sait mais c’est derrière une porte et devant la porte je vois bien qu’il faut une clef mais je ne sais pas où c’est.
Je trouve quelqu’un qui sait mais c’est dans un coffre et sur le coffre il y a un cadenas à code et je ne sais pas c’est quoi.
Je trouve quelqu’un qui sait j’ouvre le coffre je trouve la clef j’ouvre la porte je trouve le jerrycan vide.
Mais la personne est partie.
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Alors je vais attendre, on sait jamais.
Les oiseaux volent entre les arbres et les toits de la Maison Internationale Populaire.
Et iels s’en foutent bien, de la mise en demeure.
Encore un point commun entre les oiseaux, et les enfants.
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Je trouve une chaise et je pose le jerrycan à mes pieds.
Je sors ma guitare et je me dis « Allez ose, ici, toi qui n’ose pas ailleurs. ».
Je l’avais prise, comme ça, pour essayer.
Je joue quelques accords, histoire de voir ce qui se passera.
Puis quelqu’un siffle un grand coup sec et doux au loin dans le jardin et je le vois me faire signe de la main. Il me demande de jouer plus fort.
Mais il n’attend pas plus longtemps pour venir s’installer à côté de moi.
Il vient du Kosovo et on s’entend bien.
Je crois qu’il y a un an j’aurais situé le Kosovo à au moins 300cm [échelle 1cm=1000klm] de sa localisation exacte sur une carte. Depuis, je me suis enfermé sur les livres et les documentaires si longtemps, que je pense que je placerai le Kosovo avec seulement 8,4cm d’erreur.
Comme quoi.
Chaque fois que j’ouvre un bouquin, je me dis que c’est ma manière de montrer du respect pour les gens que ça concerne.
Mais quand il me propose de toucher son crâne pour me faire sentir les éclats de balles qui y sont encore -il dit qu’il en reste 7- et qu’il m’explique à quelle occasion ils les a planqué dans sa tête au cas où, je suis bien en peine de localiser ça précisément dans le temps.
Je me dis « les années 90, l’éclatement de la Yougoslavie ».
Les années 90 ; 8,4cm à côté de la carte-plaque.
Les 7 éclats de balle de Daniel dans le crâne.
Les 4 accords que je vais faire tourner dans l’air avec sa voix pour qu’on s’y baigne, comme des gamins chanceux l’été où ils n’ont enfin plus peur de la mer.
Et tout le monde est invité.
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Il en a marre de chanter et retourne à son feu.
Tous les jours, il l’allume à midi et n’en bouge plus.
On lui a dit d’arrêter de brûler tout le bois.
Il a promis d’en ramener.
En attendant, le bois brûle et il est peinard.
Ce feu, on en profite bien.
Et voilà le jerrycan emporté par celui qui voulait le remplir et qui est revenu.
Ce soir, c’est électricité pour tout le monde.
Et après le concert, le feu.
Et les histoires du silence.
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Baba prend le relai et me demande de jouer autre chose.
Elle essaie de chanter, mais elle trouve que le rythme fait trop espagnol.
Elle aime bien mais ne sait pas chanter là-dessus et j’en suis bien désolé car je ne sais pas trop quoi faire d’autre et que j’aimerai que tout le monde puisse chanter et pour ça faut que j’apprenne toutes les langues de la guitare.
Elle aussi vient du Kosovo.
Elle me montre sur son téléphone ce qu’elle voudrait que je joue.
Mais je suis bien en peine de retrouver la guitare là-dedans.
Et puis son téléphone s’éteint. Elle n’a plus de batterie.
Elle va vers un ami qui vient travailler ici la journée sur son ordinateur. Il se sent plus à l’aise que dans une bibliothèque ou un café. Il est à l’air libre, et n’a pas besoin de consommer à intervalles réguliers -2 euros dans un café = 1h d’aisance à ta table avant de commencer à culpabiliser même si personne ne te demande rien.
Elle lui demande de brancher son téléphone sur son ordinateur, mais quelqu’un d’autre est déjà en train de charger le sien dessus. Généralement, mon ami ne peut pas travailler bien longtemps, avec son outil de travail devenu la seule centrale électrique du village.
Mais il vient quand même.
Alors Baba se rassoit un peu plus loin comme si elle avait oublié qu’elle voulait chanter; et ça fend le cœur.
Merci à toi d’être revenu chercher le jerrycan et d’être aller le remplir.
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Je range la guitare et je ne regretterai jamais d’avoir osé la sortir.
Il faudrait que je dise à Daniel qu’il est le premier avec qui j’ai fait de la musique, les cordes sous les doigts, et que ça comptera toute ma vie.
Et j’espère que Baba se rappellera ce dont elle avait envie.
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Ce soir-là, ça chauffe devant le concert.
Des habitant.es se mettent à crier, du côté des prises électriques.
Je m’arrête de danser, je suis inquiet. Nous sommes quelques un.es à comprendre que c’est à cause du fait qu’on n’a l’électricité que quelques heures par jour, le soir.
Et que qui veut charger les appareils dont iel à besoin toute la journée, doit faire la queue pour pouvoir se brancher et quand y a de la musique, ben y a moins de prises.
La situation se calme, quand une des personnes sort, furieuse.
Les musicien.es sont imperturbables, mais je sens bien que des personnes qui ne viennent ici que pour danser ici, sont gênées.
Ben oui, évidemment que ça coince parfois.
80 personnes sur si peu d’accès à l’électricité dans un monde où, sans, tu peux pas avancer dans le même sens que le monde -pour le meilleur et pour le pire, mais là on a besoin de meilleur- ça provoque des tensions. Quand je vois comment seul chez moi je galère avec les trois prises qui saturent de trucs à charger.
En tout cas celleux qui se sont senti.es mal à l’aise, j’espère qu’iels en feront un truc chouette. Des sous pour le « prix libre », un coup de main pour la cuisine, un partage de la cagnotte sur internet.
Un jerrycan d'essence.
Ou une petite chanson.
Quitte à choisir, ce serait mieux que de ne plus venir, par peur, ou par honte.
On a bien pensé à un deuxième groupe électrogène, mais il reviendra pas tous les jours jerrycan-man. Et puis faut voir le bordel que ça fait.
Déjà que les flics sont venus une fois pour une des boums du vendredi parce que la musique était trop forte.
« Désolé c’est pas nous c’est les enfants, hihi. »
En fait, on aimerait juste pouvoir appuyer sur un interrupteur en criant de joie « Et la lumière fut ! » dans toutes les langues et même en latin si ça nous chante.
D'accord ?
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En attendant, y a toujours ce courrier qui nous demande de renoncer à l’eau l’électricité le jardin les murs les toits les portes les fenêtres les oiseaux les enfants et toutes nos joies.
Mais même les galères d’ici, je ne les échangerai pas contre le café à deux euros de là-bas.
Alors, avis aux visages aimables qui sont partis avec nos sourires : rendez-les-nous, car nous ne sortirons pas d’ici sans.
Et ce jour-là, il faudra aussi qu’il fasse beau dehors.
Et que Baba puisse enfin chanter.
Tours, Maison Internationale Populaire
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(Ce texte n'engage que son auteur et n'est pas publié au nom de l'ensemble du collectif formé par celleux qui vivent dans le lieu et/ou le font vivre.)
[Actuellement menacée d'expulsion, la MIP a besoin de soutien populaire.
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