Y a un canard qui barbote dans la boue.
Il faut que les autres voient ça !
…
Je fais demi-tour et repousse le grillage, trouve le reste de l’équipe de garde et leur explique qu’y a un canard qui barbote dans la boue.
Un canard qui barbote dans la boue?!
On revient ensemble et de loin je ne vois plus qu’un trou marron débordant de terre et d’eau stagnante.
Il est parti ; mais on le cherche.
Il n’est pas dans les arbustes.
Il n’est pas dans le ciel.
Tout le monde est déçu, le regard surnageant dans la flaque, de la terre enkystée au coin de l’œil.
Et la seconde suivante, la lumière du soleil apparaît au dessus d’un des murs d’enceinte, inonde le trou et nous donne à voir ce que peut-être cherchions-nous vraiment.
Il fait jour !
…
On se regarde en souriant.
L’expulsion ne sera pas pour cette nuit.
Parce que cette nuit, c’est fini.
…
Des feuilles tremblent entre les rayons du jour, et voilà le canard qu’on entend chanter quelque part.
...
Mais peut-être que la police n’est pas aussi matinale que nous ?
Ne pas se relâcher.
Qu’est-ce qu’on fout là ?
On cherchait un canard.
Il reste du café ?
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Tu retournes t’asseoir sur une chaise, devant la porte du bâtiment principal.
Je me pose un peu avec toi.
Tu me demandes si j’ai pu filmer le réveil des oiseaux.
Ou leur coucher.
Non, je n’ai pas réussi.
Dès que j’appuyais sur le bouton, y avait plus personne.
Et dès que j’arrêtais la prise, ils se mettaient à chanter en traversant le terrain.
Les oiseaux du squat aussi avancent caché.es.
Ici, je ne filme aucun visage.
Alors pourquoi les leurs ?
Après tout, peut-être qu’aujourd’hui ils ont des fiches pour les mouettes qui attaquent les drones des flics.
Enfin, s’iels pouvaient nous prêter des plumes on s’en ferait les plus beaux masques.
Y aurait des mélanges de toustes celleux qui volent par ici.
Et là ils seraient bien emmerdés, pour nous identifier.
« Canard, pigeon, hirondelle ? »
C’est un.e squatteur.euse.
Et un.e squatteur.euse, ça vole dans les plumes de ceux qui en ont trop.
Alors qu’eux, c’est toujours l’été sur leur peau.
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Je retourne essayer de les filmer pour me rappeler, plus tard, qu’elleux aussi habitaient ici; qu’iels faisaient partie du voyage.
C’est quand même chouette, quand un lieu devient un voyage.
Au cœur de ta ville.
C’est sans doute pour ça aussi que les squats, ils aiment pas trop ça.
Popularisé, ce serait la mort du tourisme.
Pas besoin du bout du monde pour être dépaysé.
Et tu peux même y aller à pied.
Aller-retour, tous les jours.
…
Le même cirque recommence, iels se cachent dès que je lève l’objectif.
Alors, je me dis, autant profiter du spectacle.
Je reste un petit peu à les regarder faire leur numéro de voltige en chanson.
Puis je retourne sur mes pas.
Je vais profiter de la luminosité du matin, pour filmer les bâtiments.
Assez rapidement dans la journée, le soleil passe de l’autre côté et ce serait triste, un film sur tout ce qu’on vit ici, mais qui serait toujours à l’ombre.
Je pourrai déjà pas profiter de la lumière des visages, à cause qu’on a pas le droit d’être là et que ça pourrait nous retomber dessus.
Le moins de traces possibles.
Même si c’est pas facile, à une centaine au même endroit aussi longtemps.
Alors maintenant je me promène à travers le jardin encore vide et je capture des instants immobiles, à travers des portes ouvertes et les fenêtres de la cuisine collective qui rivalisent avec les vitraux de la cathédrale de la ville, dessinant des formes d’ombre et de lumière à côté du meuble à vaisselle.
Quand j’ai terminé, je me dis que j’espère quand même que quoi qu’il arrive, nous aurons laissé une trace dans Tours, nichée au cœur de celleux qui y vivent et qui n’ont pas renoncé à construire un monde juste; et beau.
Je repère finalement un dernier plan à tourner, mais le tas de sacs-poubelle débordant de plastique, à côté de la baignoire qui nous sert à faire la vaisselle, me gène.
Je pourrais pourtant le laisser, parce qu’après tout, c’est la vie ça aussi, en tout cas dans le monde qui est le notre aujourd’hui.
Mais quitte à marquer au fer arc-en-ciel le temps de notre passage ici, j'avais un autre genre de trace en tête.
Ou bien je me dis surtout qu’il est temps de sortir les poubelles.
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Le caddy rempli des sacs tassés les uns sur les autres, j’avance vers le grillage.
Pour protéger le chantier des immeubles en construction à côté de chez nous, au cas où l’envie parfaitement incontrôlable nous viendrait de couler du béton sur les outils des ouvriers, le propriétaire -le chantier et le squat sont à lui- a clairement délimité l’espace.
L’avantage du grillage, c’est que c’est un mur qu’on peut pousser, par exemple quand il faut aller aux bennes à ordures, qui sont de l’autre côté du terrain vague.
Consciencieusement, je referme derrière moi, pour montrer au gardien que je ne suis pas un vilain provocateur.
Lui, il est arrivé en même temps que la grille.
Il passe sa journée dans une voiture où y a écrit « Sécurité », et en théorie, il est là pour s’assurer qu’on mette pas le feu à la baraque.
Une histoire d’assurance et de responsabilité pour le proprio apparemment.
En tout cas, des camarades sont déjà allés lui parler, parce qu’il doit sérieusement s’emmerder là-dedans. Sans coin où mettre sa bagnole à l’ombre.
Et il leur aurait dit qu’il trouve que ce qu’on fait, c’est super.
Mais quand les roues du caddy se faussent sur un nid de poule au milieu de la terre sèche et qu’un des sacs tombe sur le sol, soulevant de la poussière, je me sens quand même mal à l’aise en regardant discrètement vers la Sécurité contemplant une image parmi d’autres de la Liberté poussant ses ordures.
Mais il ne dit rien alors je réarrange le convoi et je roule cahin-caha jusqu’aux bennes.
Je ferai trois allers-retours, en regrettant de ne pas avoir pu filmer tout ce qui venait de se passer.
Par dessus les images, on aurait pu faire une super adaptation de la musique d’« Il était une fois dans l’Ouest », avec le petit synthé qui traîne toujours par là et que les enfants ont balancé dans un pot de peinture pour voir quelle musique ça faisait.
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Il est presque 9h.
On va venir nous relayer.
Au bout des contes de la nuit, c’est une nouvelle journée qui commence.
Avec un autre, nous attendons devant la porte d’entrée, sur les quelques marches qu’il faut monter avant d'accéder à la terre des possibles.
Je lui raconte que c’est sur la place de parking que nous avons sous les yeux, juste devant la porte, qu’on nous a déposé.es toi et moi la première fois que nous sommes venu.es dans cette ville, pour nous y installer, nos sacs à dos chargés de tout ce qu’on avait pu emmener.
Il me répond que c’est improbable, car cette rue, c’est presque un cul-de-sac.
Oui, en effet, c’est improbable.
Puis nous discutons d’un concert qui a eu lieu ici il y a quelques jours.
Avant que les musicien.nes ne rangent leurs instruments, une habitante avait demandé si elle pouvait leur emprunter une guitare.
Iels acceptèrent, et elle nous proposa des chansons qui lui tenaient à cœur.
Les paroles étaient en anglais, mais je compris rapidement qu’elle chantait à propos de sa foi chrétienne. Elle demanda à ce qu’on chante avec elle, et si j’en étais personnellement incapable, je m’amusai de voir certain.es chanter en chœur « OLooooo » alors qu’en réalité il s’agissait de « Oh Lord ».
Ce fut beaucoup plus clair quand elle s’exclama : « AMEN ! », et là, personne ne suivi et je sentis la gène collective.
Ce qui m’emmerda, c’est quand elle déclara, entre deux chansons, que si elle avait atterri ici, c’était « grâce à Dieu ».
Ce n’est pas que j’étais jaloux de quelque chose auquel je ne crois pas, mais bien que ça me peinait de me dire que tout le travail d’un collectif, ici, ou ailleurs, peut être invisibilisé au profit de la croyance en l’intervention extérieur d’un principe aussi réducteur ; et surtout complètement dépolitisant.
Mais après tout, c’est peut-être ma pensée qui elle aussi, comme toute pensée immédiate et sans dialogue, réduit ici ce que cette personne entend par « grâce à Dieu » et tout ce que ça recouvre sans doute de complexité.
En tout cas on en parle ce matin, les jambes raides de fatigue, qu’on allonge et qu’on replie comme pour en faire l’origami des heures ciselées, pétries, ruminées par les émotions vécues depuis minuit dernier.
Bientôt, il y aura une émission de radio en direct du jardin, et on nous a demandé s’il y avait des musicien.nes parmi les habitant.es pour assurer les interludes musicales.
J’ai pensé à elle, puis à mon tiraillement concernant ses chansons.
Mais maintenant, quand on en parle tous les deux, ça devient très clair : qui sommes-nous, pour décider qui chante, et l’autre pas ?
…
On en reste là pour ce matin et nos pensées papillonnent à l’endroit de nos questionnements en construction.
Le camarade rentre chez lui; on se dit à plus tard, peut-être.
Des familles sortent, descendent les marches.
On se dit bonjour et elles disparaissent en tournant au coin de la rue.
Ce soir, c’est gagné, la porte sera ouverte quand elles rentreront.
Aucune mauvaise surprise définitive ne les attendra de l’autre côté de l’angle aveuglant.
Après le travail; ou l’école.
Gela a l’air ensommeillé quand il me salue, du haut de ses 13 ans, hésitant sur son vélo.
Je me demande si les chiens lui ont aussi rendu visite la nuit dernière.
S’il a réussi à s’en faire des amis, ou bien s’il a dû faire disparaître son odeur, son souffle et ses rêves, pour ne pas les attirer à lui.
Et le voilà qui revient dans l’autre sens, les yeux grands ouverts, les jambes tendues sur les pédales.
« J’ai oublié mon cartable ! »
Je lui garde son vélo, il court et il revient et saute sur la selle et se retourne l’air tout à la fois inquiet, et joueur :
« Monsieur, vous serez là ce soir ? »
Tours, Maison Internationale Populaire
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Agrandissement : Illustration 1
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(Ce texte n'engage que son auteur et n'est pas publié au nom de l'ensemble du collectif formé par celleux qui vivent dans le lieu et/ou le font vivre.)
[Actuellement menacée d'expulsion, la MIP a besoin de soutien populaire.
Plus d'informations sur : Maison Internationale Populaire Tours ]