Dans le bus ce matin, un vieux maghrébin est venu s’asseoir à côté de moi.
Il m’avait souri de loin assez vite, alors j’ai enlevé mes écouteurs et on s’est mis à causer.
Il me demanda si j’allais au boulot, je lui ai dit oui et il trouva ça très bien parce qu’il croit qu’aujourd’hui « les jeunes veulent plus rien foutre ». Alors que lui, il est arrivé y a cinquante ans en France et il a jamais arrêté.
Il déplore « la jeunesse des cités qui préfère toucher les allocs ou vendre du shit ».
Quand j’essaie de nuancer il marmonne un truc que je ne comprends pas alors je lui demande de répéter et il monte le ton, m’accusant de ne pas l’écouter.
Puis il s’excuse et se lève pour descendre au prochain arrêt.
Je lui tends une main pour serrer la sienne et on se souhaite une bonne journée.
Je remets mes écouteurs et je relance l’album de rap que j’écoutais.
Je crois que ça parle de fric et de drogue.
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À la clinique, je croise le chef qui essaie de se faire passer pour pas-le-chef assez rapidement dans la matinée.
Il me demande comment ça va, je lui réponds « comme un vendredi » et il rigole.
Il me dit qu’il ne comprend pas cette expression. C’est bien parce qu’il est chef qu’il peut pas comprendre, mais ça je ne le lui dis pas -parce qu’il est chef.
Et puis de toute façon il écoute jamais ce qu’on lui répond.
Il a même pas fini sa phrase de chef-pas-chef-cool qu’il est déjà barré.
D’ailleurs il se fait appeler par son prénom, mais les vieux gars de l’entretien s’y trompent pas et l’appellent par son nom de famille dès qu’il a le dos tourné.
À la pause café, j’ai remarqué qu’on avait tous une montre, autour de la table.
Apparemment, le chef en fait la collection, parce qu’il aime la mécanique. Celle qu’il porte aujourd’hui coûte 2500 euros. J’ai acheté la mienne aux puces à 6 euros le week-end dernier.
Nous sommes tous à l’heure au boulot tous les jours.
Sauf le chef-pas-chef, parce qu’il a pas d’horaire et vient quand il veut.
D’ailleurs, il est pas venu deux fois cette semaine.
La direction n’en est pas très contente.
C’est tout.
Lui, il s’en fout.
La vie est tellement plus douce pour tout le monde depuis qu’il est arrivé ici et ça lui suffit.
Il était très fier de me dire qu’avant qu’il ne change les mots autour de lui, les collaborateurs se dévalorisaient. Ils se sentaient comme des éboueurs, des sales pousseurs de poubelles.
Alors que depuis qu’ils sont techniciens en charge de la gestion des déchets, par la force de sa langue magique, leur vie n’est plus la même.
Ça réduit symboliquement l’écart entre nos salaires et le sien.
Et ça filtre l’odeur de merde.
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À plus de 60 ans, Fatima fait le ménage dans le local poubelle.
Elle et moi, on est un peu le yin et le yang des déchets dans la clinique.
On se croise et je sors toutes les poubelles pour qu’elle puisse laver le sol.
Pendant qu’elle passe la serpillière sur le sang au sol, elle me dit qu’elle aime bien mon prénom.
Même si elle préfère plutôt Alexandre ou Guillaume.
« Les noms des conquérants ».
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Une réclame pour les restos du cœur sur Tf1, à midi.
Un collègue trouve ça honteux qu’on n’ait pas à bouffer en France.
Il dit qu’il leur donne tous les ans.
Il lance au chef-pas-chef-puisqu’il-descend-manger-avec-nous : « tu dois être contre ça toi, les restos du cœur ».
L’autre lui dit que « non, même si effectivement, si on arrêtait d’aider autant les gens, ils seraient bien obligés de se sortir les doigts du cul ».
Silence.
La réclame continue.
Le collègue remarque : « ils ont quand même l’air de beaucoup donner aux noirs et aux arabes ».
Alors l’autre fustige son racisme.
J’entends nos collègues continuer à mâcher leur pain, à la table derrière moi.
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À la danse l’autre jour, on a dû composer une petite partition en groupe.
J’ai proposé au mien une histoire de marionnettes qui se libéraient des fils du marionnettiste.
Après l’avoir dansée devant les autres, on nous a demandé de quoi ça parlait.
Spontanément, j’ai dit « du pouvoir » et tout le monde a ri et mes camarades marionnettes se sont écriées « non pas du pouvoir, mais de l’émancipation ».
Le pouvoir, ce gros mot qui fait rire.
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Vendredi soir.
Le gars que je remplaçais revient lundi.
Mais je n’ai pas fini de classer les archives.
Alors le chef va me garder trois jours de plus la semaine prochaine.
Sur le papier, on m’avait promis trois semaines, deux aux poubelles, une aux archives ; j’en ferai deux et demi.
Et encore, parce que j’ai menti.
Ça aurait pu être fini depuis longtemps.
Mais de ce temps, c’était moi le chef.
Disons que j’ai pris quelques libertés.
Ne croyez pas que ce soit facile.
De la salle de pause à celle des archives, il fallait réussir à faire rentrer les bouquins en douce. Dans l’agitation, il m’est arrivé de faire tomber les clefs de la pièce en plein milieu du couloir et me voilà penché devant les soignants, alors que « Le petit bleu de la côte Ouest » de Jean-Patrick Manchette rentré dans mon caleçon me broie soudainement les couilles.
Ne rien laisser transparaître.
« La douleur n’est qu’une information. » hein.
Et puis ce petit frisson à chaque fois que j’entendais quelqu’un passer devant la porte, mon livre à la main. Si elle s’ouvrait, j’étais foutu.
Et grillé auprès de l’agence. Mais ça ne comptait pas.
J’ai même pris un plaisir certain à foutre le bordel dans une certaine rangée de classeur, afin de les montrer au chef-pas-chef quand il viendra faire son inspection quotidienne.
C’est à ce moment-là qu’il a signé pour trois jours de plus.
Et les trois jours se sont écoulés au même rythme.
Je rentrais dans ce grand placard sans fenêtre au petit matin et j’en sortais alors qu’il faisait nuit. L’intérim, c’est beaucoup d’endroits sans fenêtre.
Que ce soit au grand air sous la pluie.
Ou d’un placard à un autre.
Le dernier jour, j’ai passé de moi-même un coup de balai dans la pièce.
Tout était finalement en ordre et ça faisait du bien d’une certaine manière.
Alors je me suis rendu compte que je ne savais plus où j’avais posé mon livre.
Le chef-pas-chef n’allait pas tarder à venir signer ma feuille et me dire adieu et il allait vite savoir comment être chef s’il mettait la main sur Jean-Patrick avant moi.
J’ai eu le temps de suer un peu avant de le retrouver entre deux classeurs.
Je l’avais laissé là alors que je m’entraînais à la cacher le plus vite possible depuis ma position en cas d’ouverture de porte.
Puis il est venu constater que c’était fini et comme c’était fini je suis parti.
Je sais pas pourquoi mais je lui ai dit « Merci pour l’accueil. ».
Il a dû être touché puisqu’il s’est relancé dans une tirade sur les éboueurs devenus techniciens de gestion de déchets. Puis il m’a dit qu’à son arrivé on lui a expliqué pourquoi il ne fallait pas parler de « patients » mais de « clients », même si aujourd’hui « on pense qu’il est temps de revenir au patient ».
Les timbrés comme lui, ils sont quand même pas timbrés comme tout le monde.
Ensuite je suis allé voir les gars qui étaient au café à l’heure là et on s’est tous serré la main et à eux aussi je leur ai dit merci et ça me faisait vraiment mal au cœur tous ces sourires.
À bientôt peut-être.
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En sortant de l’ascenseur, je suis sorti par la grande porte de la clinique.
J’entendais un hélicoptère approcher.
J’imaginais un des gars en bas en train d’enfiler sa veste pour monter faire des signes au pilote.
Je me suis secoué un peu en me disant que j’avais pas le temps pour ça.
En marchant vers l’arrêt de bus, j’ai appelé toutes les agences.
De nouveau disponible.
Je prends tout oui c’est ça.
Merci.
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