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Billet de blog 27 décembre 2023

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En Intérim 7# - Des écrous et des hommes

Trois mois d’intérim, et on m’envoie enfin sur ce que je demande depuis le départ: un chantier. C’est un désir très relatif car ce que je veux moi c’est écrire ; avoir mon propre chantier. Mais en attendant, le BTP est un compromis pas pire. Après tout, trois mois d’attente pour aller m’abîmer dans un accord un peu tiède entre moi-même et la réalité, c’est presque un privilège.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

6h30 du matin ;

Le bus plein de la moiteur des corps ensommeillés et tassés les uns contre les autres.

Terminus une heure plus tard.

Jeté dans le froid déchirant la peau comme une feuille séchée en bord de route.

Marcher; se réchauffer.

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« Sur les chantiers, tu t’arrêtes, t’es baisé. »

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S’il pleut, impossible de s’abriter : l’abri, c’est nous qu’on le construit.

En attendant, encaisser la pluie.

L’agence te fournira une veste quand tu seras comme un sucre dans la boue du monde.

;

Dès le départ, en imposer aux mecs de la boîte, qu’ils voient que tu sais de quoi tu parles.

Dans l’espoir qu’on te parle bien -qu’on t’accepte.

Tu les retrouves alors qu’ils déchargent le premier poids lourd.

Tu l’escalades.

Le chauffeur passe la tête par la fenêtre et crie « OH TU VAS BAISER MON CAMION TOI Y A UNE ÉCHELLE DERRIÈRE ».

Désolé.

Tu as le temps de te rattraper, y en a trois à débarrasser.

Vous allez construire en deux semaines un de ces affreux blocs de métal qu’on voit partout dans les zones industrielles autour de n’importe quelle ville.

« C’est comme un mécano géant, là, c’est toutes les pièces. »

La boîte cherchait un charpentier/monteur en structures métalliques avec son caces nacelle.

Ils t’ont eu toi.

Tu vas monter la structure métallique depuis la nacelle, qu’on va te faire conduire.

Tu n’as pas le droit mais ça, on ne te le dit même pas, tu le sais, c’est tout.

Et tu es ravi de le faire.

;

Les gars ont roulé trois heures pour arriver jusqu’ici.

Ils viennent de la ville où tu es né.

Ils te demandent où tu habitais et ils voient bien.

Tu ne sais pas quand est-ce que c’était, la dernière fois que tu as rencontré quelqu’un capable de visualiser dans son esprit les rues où tu as grandi.

Tu ne sais pas si ça te fait quelque chose, mais peut-être un peu quand même.

Tu vieillis, sans doute.

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Ils dorment à l’hôtel.

Un de ceux devant lequel ton bus est passé, peu de temps avant d’arriver.

Tu voyais en sortir des femmes avec des poussettes et tu avais de la peine pour elles et leurs enfants cernés par le froid de l’hiver et de l’accueil.

Tu te demandais où elles allaient.

À la préfecture ?

À l’école ?

À l’aveugle ?

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Le midi, vous mangez au restaurant.

Les gars ne disent jamais plus de deux mots.

Aux serveurs, ou à toi.

« Trois. »

« Plat du jour. »

« Carafe d’eau. »

Langage brut, fonctionnel.

« Marteau. »

« Cale. »

« Écrou et boulon. »

Aux idées nettes.

« Les français veulent plus travailler. »

;

Avant de monter les pièces en hauteur, il faut souvent les assembler au sol.

Les genoux dans la boue, sous la pluie, je retrouve un monde de sensations que j’ai l’impression de ne jamais avoir quitté.

Le pire, c’est l’eau glacée qui rentre dans les gants et vous paralyse les doigts alors qu’il fait encore nuit et que vous manipulez du métal froid à la lumière d’un spot éclatant.

Je jubile en traversant le terrain avec un poteau sur l’épaule, pour aller le poser sur un établi de fortune, fabriqué avec deux palettes.

Mon catholicisme refoulé se mêle à ma virilité de collégien humilié ; ici, les deux s’épanouissent, dans cette gadoue pleine de rouille.

Colonne vertébrale tassée ; structure désaxée ; qui retrouvent alors un léger équilibre.

Heureusement qu’il y a le kiné.

Le psy.

Et la sécu.

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Et puis ici, on arrive, y a rien, on construit, c’est fini, on part.

Je lave pas la même saloperie d’assiette pendant des mois et des mois ni ne pousse la même poubelle vouée à se remplir éternellement.

Ça délimite les choses.

Ça me rassure.

Un début, et une fin.

Comme un livre.

Il est peut-être mauvais, mais je le lirai pas deux fois.

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J’ai failli ne pas revenir la deuxième semaine.

La boîte voulait que les gars fassent sans moi.

Le chef d’équipe était furieux, il allait se retrouver dans la merde.

Et puis, il en avait marre que les patrons « prennent les intérimaires pour des torches-culs ».

Je lui ai dit « c’est peut-être un peu pour ça que y a plein de français qui veulent plus bosser hein »

Et il a dit : « Oui, c’est sûr. ».

Et je me suis dit quel gâchis.

Des comme lui, j’en croise partout depuis trois mois.

Racistes, travaillistes.

Isolés entre eux.

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Il a fait pression sur son patron alors je suis revenu.

7h30/18h30 du lundi au jeudi, rebelote.

Le dernier midi on a changé de restaurant, pour un routier qui porte le nom de la ville d’où on vient tous.

Le chef a payé son coup à boire et on a rigolé pendant une heure à table.

On a repris avec un peu de retard, mais ça n’avait pas d’importance, le chantier était presque fini, et les gars étaient « pas pressés d’aller encore courir et courir et courir à droite à gauche ».

Une lumière d’hiver passait légèrement à travers la fenêtre grillagée, pendant qu’on se changeait dans la cabane terreuse, au milieu des boulons, des écrous et des plans froissés.

Le chef nous confie qu’il voudrait bien faire autre chose, pour les 8 ans qu’il lui reste à tirer.

Mais il dit que ça fait longtemps qu’il le dit.

J’ai alors demandé au collègue qui a mon âge s’il avait déjà pensé à se barrer de la ville où on était né.

Il y pense tout le temps oui.

Il a des projets.

Un bled pas loin de Nice.

L’autre bout de la France.

Ouvrir un garage.

Emprunter pour ça.

En attendant, il joue tous les week-ends au casino.

Je vois bien lequel.

J’y suis rentré une fois, avec mon grand-père, pour faire pipi, quand j’étais petit.

Mon collègue paraît avoir dix ans de plus, quand je le regarde bien.

Il m’avoue ne pas avoir dormi un seul dimanche soir depuis 8 ans.

Il dit qu'il sait pas pourquoi.

-Jamais il ne parlera d’anxiété ; ce serait une faiblesse.-

Il s’ouvre un coca, le cinquième depuis ce matin.

J’ai fini de renfiler mes fringues mouillées et saturées de matière minérale.

Je me sens grincer.

On renfile les gants et on sort de là.

Chacun à son poste et vivement ce soir hein.

Et bonne route les gars, vous qui êtes déjà aussi loin d’ici que de chez vous.

En train de monter une monstruosité dans le froid de vos rêves passés.

Pièce par pièce.

*

Illustration 1
L'illusion du choix ? © Ker Batia

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