Chère caissière,
Tu me vois bien peiné de te réduire ainsi.
De toi, c’est tout ce que je sais.
Caissière. C’est bien parce que tu es autre chose, que je me suis surpris à vouloir t’écrire. J’espère que tu ne me trouveras pas trop cavalier ; là n’est pas mon propos.
Je me permets de te tutoyer, après y avoir longuement pensé. Le vouvoiement aurait été une marque de respect en même temps que de distance courtoise, appropriée aux circonstances de notre non-rencontre. Mais ces codes ne viennent pas de nous, ils nous ont enserrés en même temps que nous nous sommes coulés dedans.
Nous être accoutumés à eux ne veut pas dire qu’ils sont faits pour nous.
Cela vaut pour bien des choses.
Te tutoyer me semblait plus vrai, pour nous qui ne vouvoyons la plupart du temps que ceux à qui l’on doit obéir.
Je vais maintenant te raconter ce qui s’est passé.
Peu avant la fermeture du magasin, vers 19h30, je suis venu faire des petites courses, celles de dernière minute, qui coûtent la peau du cul. Comme d’habitude, j’ai arrangé mon panier pour mettre les trucs fragiles sur le dessus, notamment les œufs. Pour éviter le genre de catastrophe qui vous arrive quand vous n’avez pas saisi comment appliquer les lois de la physique en traversant les rayons ordonnés d’un supermarché ayant leur logique propre.
Arrivé à ta caisse, j’ai fait la queue, comme tout le monde.
Et comme tout le monde, je n’ai parlé à personne.
Après avoir posé l’ensemble de mon butin -et fait faire trois petits tours sur eux-mêmes à mes neurones pour être certains que j’avais de quoi payer-, j’ai posé, comme d’habitude encore, le petit panneau « Client Suivant ».
Le Client Suivant m’a dit merci et j’étais très heureux d’avoir encore réussi à grappiller ce tout petit lien avec mon prochain.
Je t’ai regardée, à travers la vitre en plexiglas, celles qu’ils n’ont jamais retirées depuis le Covid, toujours pour votre sécurité sans doute, et je me suis senti désolé de voir ce bout de plastique ayant déjà l’air en si piteux état.
On te voyait trouble à travers.
Tu n’avais pas non plus l’air très bien en point.
Ton maquillage sous les yeux, noir, épais, semblait avoir coulé, non pas de pleurs, mais d’une lassitude sans âge, sur ton visage pourtant si jeune. Il devait avoir son importance pour toi aujourd’hui, peut-être comme tous les jours où tu dois te traîner jusqu’ici.
Peut-être le vis-tu comme un bout de toi qu’ils ne pourraient jamais avoir.
Quelque chose qui t’appartiendrait toujours derrière l’affreux badge où figure ton nom d’emprunt -car là bas, nos noms épinglés sur nos corps ne sont plus nos noms comme nos corps ne sont plus nos corps.
(Nous devrions en changer tous les jours, histoire de les emmerder un peu.)
Mais tu vois, ça aussi, ils ont fini par l’avoir, au fil de ta journée en première ligne.
Le tapis roulait et je me suis mis à penser à une de tes sœur, plus loin sur le front. Une femme d’une cinquantaine d’année, qui devait être rivée ici depuis bien trop longtemps pour ne pas rêver de sa caisse toutes les nuits ou bien l’inverse.
Dans cette ville, elle était pour moi une des incarnations de la tristesse.
Je suis passé presque tous les jours à sa caisse, pendant des années.
Je lui disais Bonjour Madame, Merci Madame, Au revoir Madame, Bonne Journée Madame en souriant, sincèrement ; je voulais lui transmettre un tout petit bout du mien.
Je n’ai jamais réussi. Pas une seule fois. Mon entourage non plus.
Alors quand je t’ai vue ici je t’ai aussi vue ici mais là-bas, plus tard, beaucoup plus tard, beaucoup trop tard et tu lui ressemblais, trop, beaucoup trop.
Mais que pouvais-je y faire ?
T’en parler et t’effrayer ?
Je dis bonjour à l’agent de sécurité, un peu pour me le mettre dans la poche, au cas où l’envie me prenne de glisser un truc dans mon sac.
Mais je ne suis pas persuadé que ça l’aurait empêché de venir me poser tout un tas de questions devant lesquels j’aurais bafouillé, si tu l’avais appelé pour lui signaler un type hors de lui.
Un sentimental.
Et je ne veux pas d’ennuis.
Alors j’ai attendu que le tapis roule.
« Client Suivant », n’est-ce pas ?
À la caisse derrière moi, une vieille dame parlait sèchement à un caissier dans les mêmes dispositions que toi. Il ne lui avait pas donné son ticket de caisse. Il faut le demander maintenant lui a-t-il répondu, sans aucune conviction. Elle s’en est allée sans rien dire, comme contaminée par son abattement à lui dont il n’y avait de toute façon rien à tirer.
Alors ça a été mon tour.
Coincé entre le Client Suivant et le Client Précédent qui n’en finissait pas de ranger ses courses, pressé par le bip du scanner qui débitait déjà le rythme de son inaptitude à filer droit, je me suis avancé timidement entre les deux, étouffé derrière l’horrible mur de plastique.
Pour que le Suivant puisse avancer et que le Précédent ne soit pas écrasé.
Je n’avais plus qu’à alléger ta peine, humblement, prenant les devants, en te disant ces mots :
« Bonsoir »
L’espace devant moi se libéra au même moment et je pu gagner ma place et terminer :
« J’aurai besoin du ticket, s’il vous plaît. »
Ton regard se baissa, alourdissant davantage l’aura de ta peine, et je t’entendis alors murmurer :
« Bonsoir quand même... »
Une sueur froide s’empara de moi et c’est la voix chevrotante que je lançai de bien trop loin déjà un inutile « Comment ? », désemparé que j’étais et pourtant certains que ces mots étaient les tiens, ne pouvant tout simplement croire à l’abject d’un tel malentendu tout autant qu’à ma lâche résignation face à la vérité qui m’apparaissait impossible à rétablir, devant l’impatience déjà pressentie chez le Client Suivant.
« Non, rien. »
Voilà ce que fut ta réponse, et elle acheva de me glacer d’effroi, pour toi, pour moi, et pour le monde entier.
Je me mis à ranger mes courses tant bien que mal dans mon sac à dos, oubliant toutes les précautions à prendre, empilant les œufs de travers par-dessus les légumes les plus fragiles, bourrant le reste en ruminant à propos de ce que je pouvais bien faire pour que tu comprennes que, merde, j’avais dit bonsoir, c’est à cause de ce bordel de saloperie de mur en plastique dégueulasse que tu n’as pas entendu et qu’on se comprend tous les jours un peu moins et…
Mais je n’ai rien dit ; encore.
À cause du Client Suivant -encore-, pour qui j’étais déjà dangereusement en train de devenir le Client un peu trop Précédent. À cause de la peur de l’agent de sécu -encore- ; à cause de celui qui a installé son poste de contrôle dans nos corps -toujours.
J’ai attendu, tremblotant de honte et de colère pour nous, en me rappelant cette phrase lue récemment dans le Journal d’Etty Hillesum, cette jeune femme pleine de vie et de bonté à répandre et à rêver, morte à Auschwitz, en camp de concentration :
« Il est des moments où chaque mot accroît le malentendu, sur cette terre trop agitée. »
Maigre consolation.
J’ai payé, avec ma carte.
En « Sans contact ».
Tu m’as donné le ticket.
Je t’ai souhaité une bonne fin de journée, et bon courage.
Tu as dit merci, les yeux déjà sur l’écran, une boîte de conserve dans les mains, le tapis roulant ayant repris sa course à la seconde où tu m’as tendu la facture.
Et je suis rentré chez moi, mâchonnant sur le trottoir des morceaux de tristesse, ignorant les passants que je pouvais croiser, pour ne pas paraître étrange.
Normalement loin des autres.
Enfin ; c’était l’histoire de ce que nous n’avons pas vécu.
;
Mais en y repensant, je vois une chose qui alors ne m’apparaissait pas : tu n’es pas résignée.
Tu es sortie de ton rang, l’espace d’un instant.
Et pour ça, j’ai encore des choses à te dire.
Souviens-toi quand Macron, petit fusible des patrons -dont les tiens, qui ne te veulent pas du bien-, nous annonçait, à l’aube du premier confinement, que nous étions « en guerre ».
Souviens-toi, qu’il parlait de vous comme des soldats de la première ligne, sans qui nous ne pourrions pas tenir, au chaud, loin du front.
Souviens-toi qu’il qualifiait le Covid, d’ennemi invisible.
Et maintenant, figure-toi qu’il disait vrai, mais en parlant d’un tout autre sujet.
Nous sommes en guerre contre les forces du capital, tu es effectivement en première ligne, où ton rôle est trouble dans ce combat dont tu es perdante avec toutes et tous les autres, et l’ennemi est invisible uniquement parce que ses représentants sont tapis dans leurs espaces propres, loin de nous, carrément prêts à s’enfoncer dans des bunkers si ça devait chauffer ; si tu changeais ton fusil d’épaule.
En attendant, le général vous a bien eu : 2 ans de plus rivée à ta caisse.
...
Je ne sais pas quelle est ta vie.
Je ne peux pas te dire quoi faire.
J’aimerais tellement pouvoir t’appeler à déserter cet emploi comme on déserte un combat qui n’est qu’injustice.
Mais tu as peut-être déjà des gosses. Des crédits à payer. Ou que sais-je ?
Tu as sans doute peur.
Et ça me fendrait le cœur de te savoir déjà prisonnière de leur armée.
Mais si ce n’est pas le cas…
Pars !
Ne reste pas une seconde de plus coincée au milieu de cette affreuse terre brûlée où ne pousseront que regrets et amertume, vis, n’ai pas peur du chômage, profites-en tant qu’il y en a, tu verras on est pas si mal, avec tout ce temps retrouvé, les désirs viennent tout seuls, découvre-toi ailleurs qu’ici où l’on ne peut que s’enfoncer dans tout ce que l’on n’est pas !
Tu pourrais être si étonnée...
La seule surprise qui t’attend, si tu restes trop longtemps, c’est qu’un jour tu te rendras compte que tu n’as plus la foi de répondre à qui que ce soit « Bonsoir quand même... ».
Tu n’y penseras même plus.
Tu auras tout perdu.
;
Tu sais, il y a un point commun entre ta vie et la manière dont s’est terminée celle d’Etty.
Le tapis roulant.
La vitre en plexiglas.
Le Client Suivant.
;
Je ne sais pas si je trouverais le courage de te donner cette lettre.
Peut-être seras-tu déjà partie, au moment où je viendrais te la remettre.
Sait-on jamais ?
Bien à toi,
Quelqu’un qui ne se résout pas à n’être qu’un client en face de quelqu’un qui ne serait qu’une caissière.
PS: arrivé chez moi, j’ai pu constater que les légumes n’avaient pas trop souffert et qu’aucun des œufs ne s’était brisé, au cas où tu te serais inquiété du gâchis.