Je trébuche.
Un trou dans le sol, au milieu du petit chemin de vieux pavés qui mène d’un bâtiment à l’autre du squat.
Je me souviens avoir vu une pelle de plage quelque part.
Je me souviens qu’elle était rouge ; je crois.
Je la cherche et la trouve, posée sur les racines d’un arbre.
Je fais quelques allers-retours depuis le fond du jardin, avec de la terre.
Je rebouche.
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J’ai la pelle dans une main quand on me dit « Bonjour ! ».
C’est la première fois qu’elle vient.
Elle est de passage à Tours et a appris l’existence du lieu après avoir vu des publications partagées sur les réseaux sociaux.
Elle arrive de Notre-Dame-Des-Landes.
On l’accompagne le temps d’une visite des lieux, moins le bâtiment d’habitation -rappelez-vous, c’est chez elleux.
Il fait beau aujourd’hui, alors on tire une table et quelques chaises hors du barnum, pour profiter du soleil et de l’herbe sous les pieds nus.
Nous discutons une bonne heure.
Que fais-tu, de là où tu viens ?
Voilà ce que nous faisons ici.
Des silences, le bruit du vent dans les arbres et la musique issue de la rencontre entre de petites étoiles métalliques suspendues à un fil, près d’une porte.
Des regards qui vont de la lumière dans la frondaison du printemps bien avancé, aux enfants qui sautent avec une peluche d’ours géant sur le trampoline installé hier ; et puis les allées et venues depuis la cuisine et les verres qu’on passe remplir d’eau fraîche s’écoulant des jerrycans posés sur les tables à l’ombre des feuillages.
Merci pour le café.
Et à une prochaine fois, peut-être.
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Je monte les marches du bâtiment qu’on rêve toujours en lieu de convergence des luttes, passe devant la salle de réunion où la vieille moquette est par endroit recouverte de confettis et entre dans la bibliothèque.
Je sors délicatement quelques brochures de mon sac, légèrement froissées, et leur trouve une place où elles pourraient ne pas passer inaperçu.
Hier soir, je suis allé voir un vieil ami d’une autre vie d’une autre ville jouer dans un bar avec son groupe.
Il m’a laissé le micro quelques instants pour parler de la Maison Internationale Populaire.
Ils partagent leur tournée avec un autre musicien ; c’est lui qui m’a donné ces brochures à déposer ici.
Il les a réalisées avec des camarades de Rennes ; ça parle de désertion et ça s’appelle « Tire au Flanc ».
-Plus tard, dans l’été, je passerai dans un squat à Brest et je verrai ces mêmes brochures, posées sur une table. Constellation connectée sans pourtant se connaître.-
Je parcours quelques ouvrages laissés ici puis je m’avance vers la fenêtre qui donne sur la rue.
Et je me demande où iraient tous ces livres, si les flics venaient.
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Je sors du bâtiment et vois du monde revenir avec le caddy plein de provisions qu’on vient de nous déposer.
Je vais pour les aider ; et je trébuche.
Le trou est réapparu, au même endroit.
Je vois la terre fraîche et foncée dispersée autour sur les dalles poussiéreuses.
Je regarde autour de moi et rien ne bouge.
Un, deux trois, soleil… !
J’attends un peu et préviens les gens qui passent.
« Attention, y a un trou. »
Je retourne prendre la pelle, et je recommence.
Je tasse bien, avec le pied.
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Je vais m’asseoir avec d’autres près du feu.
Daniel me propose une assiette.
L’heure du repas approche, mais il avait faim maintenant, et de sa cuisine.
Il a fait des grillades au brasero et insiste pour qu’on partage.
Je grignote un bout avec lui pendant que Baba somnole dans son fauteuil, près de nous.
Damir se joint à notre groupe après que Daniel l’ait hélé de ses grands gestes.
Il revient du centre ville ; il cherche du travail.
Alors ?
Il aura des réponses bientôt ; peut-être.
Il est aussi passé par un café, pour charger son téléphone, et réfléchir un peu.
Au Kazakhstan, Damir était comptable.
Et Dj lors des mariages.
Il adore « la culture française » et passait toujours Édith Piaf lorsqu’il s’occupait de la musique.
La musique, « la chanson française », c’est pour ça qu’il est venu ici.
Pour s’en rapprocher.
Il est « tombé de très haut » m’a-t-il dit, quand il a découvert que « ici, tout ça c’est du passé ».
Mais il ne veut pas repartir ; il a « trouvé autre chose ».
Et ça lui suffit.
Est-ce que je connais son pays ? m’avait-il demandé.
Non et j’en suis désolé.
Ou alors si peu.
Quelques centimètres carrés sur une carte ou une autre.
Et pas toujours de la même couleur.
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Détour aux toilettes sèches, la cabine dans le jardin.
Je m’assied pour ne pas en mettre partout.
Ça fait moins peur que dans la plupart des bars.
Même s’il va bientôt falloir trouver à nouveau quelqu’un pour tout emporter ailleurs.
J’en ressors et mes yeux se jettent vers le chemin au loin tandis je le vois nettement faire.
Mikheil est à quatre pattes en train de virer la terre pour refaire son trou.
Le temps que j’arrive, il a les deux pieds dedans et les mains terreuses sur les hanches.
Je lui explique pourquoi il ne peut pas faire ça, il sort du trou, mais quand je commence à le reboucher avec ce qui traîne à côté il se met à genoux et gratte fébrilement au fur et à mesure qu’il se remplit.
Je lui explique à nouveau, mais il continue.
Je ne sais pas quoi faire.
Je réfléchis.
Alors je lui montre : je marche vers lui et fais comme si mon pied se foulait aux abords de la crevasse.
Tu vois ?
Il voit, et s’en va.
Je retourne prendre la pelle.
Et je rebouche.
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Tu arrives de chez nous avec un sac de torchons propres.
On les avait récupérés dans une poche traînant près de la cuisine, sous un panneau «Sale, à laver ».
Tu vas les ranger et me dit qu’il y en a déjà le double dans un autre coin.
Tu avais aussi proposé à des habitantes de t’occuper de leurs machines, si elles en avaient besoin.
Elles t’avaient répondu qu’elles se débrouillaient elles-mêmes pour le moment, mais merci.
Je te connais, je sais que tu continueras de proposer.
En attendant l’unique fois où quelqu’un en aura besoin, sans oser demander.
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Des étudiant.es des beaux-arts sont là dehors, au bout d’une table.
Iels dessinent des portraits vivant en regardant tout autour d’elles et il y a de quoi faire.
Les enfants s’en approchent et demandent feuilles et crayons.
Et les voilà qui dessinent les étudiant.es des beaux arts.
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Nous avons fait tout ce que nous pouvions pour le moment.
Maintenant, nous attendons le jour du procès ; la date est tombée.
On constitue le dossier.
Nous sommes bien entouré.es.
On m’a demandé si ces textes que j’écris pouvaient être cités au tribunal.
J’en ait été très ému. Ce serait donner tout leur sens aux mots « littérature de combat ».
En tout cas, aujourd’hui on profite ; et on se demande ce que nous aurions pu faire d’autre.
Ce que nous aurions pu mieux faire.
Ce que nous avons forcément oublié.
Enfin, nous avons même mis les les bâtiments aux normes de sécurité incendie.
Mais quand je regarde le trampoline, je ne peux m’empêcher d’avoir peur qu’un enfant passe au travers.
Ce serait suffisant, pour que tout s’arrête.
Ce qui ailleurs serait très emmerdant, nous serait fatal ici.
Comme s’il fallait qu’en plus de ça, on vive avec des pincettes.
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Je me promène et filme tout ce que je peux, encore.
Je collectionne cette lumière.
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J’ai déjà mangé et je remercie à nouveau Daniel.
Le repas de ce soir, c’est les restes des deux derniers jours mélangés et réchauffés ensemble.
La cuisine collective, c’est tout un tas de vrais savoir-faire.
C’est déjà facile de faire deux fois trop de pâtes à deux, alors pour 80, c’est autre chose.
Et puis, les habitant.es sont finalement assez peu nombreux.ses à manger avec le groupe, le soir.
On se demandait pourquoi, et en posant des questions, on s’est rendu compte que le « prix libre ou gratuit » était mal compris et que certain.es d’entre elleux n’osaient pas ne rien donner.
Alors que la plupart des militant.es ne s’en privent pas.
Et que si un des ados du squat n’aimait pas courir après tout le monde avec la boîte à don pendant le repas ou les concerts, elle resterait bien souvent vide.
Le raisonnement que j’entends souvent est le suivant : « nous ne laissons pas d’argent pour le repas du soir parce que nous fournissons beaucoup de travail ici ».
C’est d’ailleurs parfois le mien.
Nous pourrions simplement dire : « tous les repas devraient être gratuit, trouvons de l’argent ailleurs », ou bien « je n’ai pas les moyens de donner ». Car la plupart d’entre-nous sommes de toute évidence, précaires.
Mais voilà le mérite qui s’infiltre, fait enfler la langue ; et sans y faire attention, on peut finir par distinguer entre les un.es et les autres.
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Le concert va commencer.
Tout le monde traîne dehors, alors les musicien.es sortent avec leurs guitares et arpentent le lieu en improvisant une chanson pour ramener tout le monde à l’intérieur.
Une fois posé.es dedans, on nous dit qu’on va nous raconter une histoire.
On s’assoie par terre, et on écoute.
La drag-queen punk qui a fait le déplacement jusqu’à nous ce soir, nous parle de leur lutte contre l’autoroute A69 et de leur siège du lieu depuis les cabanes, construites dans des arbres qui devaient être abattus pour le chantier.
Entre les chansons qui déroulent le fil des évènements en nous faisant bien rire, circulent dans le public des planches de BD qui donnent une autre profondeur au récit.
Sur la cheminée derrière les enceintes, une guirlande permet toujours de lire la devise du lieu, héritée des militaires qui l’occupaient avant nous.
« Par l’Exemple, le Cœur et la Raison », hein.
Mais ce soir pas besoin d’enceinte.
Les musicien.es tapent fort sur leurs guitares acoustiques et poussent la voix qui s’éraille.
À un point de l’histoire, iels nous demandent de nous lever et de nous comporter comme des arbres.
Dans un autre contexte j’aurais levé les yeux au ciel, mais là, c’est parfait.
On se lève et on fait n’importe quoi.
Du n’importe quoi d’arbre selon des humain.es dans un squat.
Un vieux monsieur Serbe toujours très discret est assoupi sur un fauteuil près des tapis qui délimitent la scène.
Il est le seul à ne pas être debout, mais il n’en perd pas une miette, même si ses yeux s’ouvrent et se ferment de temps en temps.
La chanteuse s’approche alors de lui et lui demande : « Vous aussi monsieur vous êtes un arbre ? ».
Il ouvre à fond une bouche bien abîmée, sourit de toutes ses rides tandis que son regard brille et lève une main, un pouce.
C’est un grand, grand oui !
Et voilà que nous lui réservons un tonnerre d’applaudissements !
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Les affaires du groupe sont chargées dans leur camion.
Bonne route et au revoir.
Vous savez où nous trouver.
Et si ce n’est pas ici, ce sera ailleurs.
Quand le groupe est constitué, il se recomposera en d’autres lieux, s’il le faut.
C’est ce qu’on se dit.
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On éteint le groupe électrogène.
Les téléphones sont chargés pour une nuit, une journée de plus, en faisant attention.
Je fais un dernier tour avec la caméra puis je l’éteins pour aujourd’hui.
Je laisse mes yeux profiter un peu.
La lune disparaît puis apparaît derrière des nuages qui se déplacent vite, très vite.
Je regarde en l’air, pour ne rien perdre de son reflet sur les toits noirs qui scintillent.
Je sens le vent sur mon visage.
Je marche à reculons dans un frisson de laisser-aller.
Qu’est-ce que c’est beau, tout ça.
Du recul.
Encore un peu de recul…
Je trébuche sur le trou.
Et je tombe sur les fesses.
Tours, Maison Internationale Populaire
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Agrandissement : Illustration 1
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(Ce texte n'engage que son auteur et n'est pas publié au nom de l'ensemble du collectif formé par celleux qui vivent dans le lieu et/ou le font vivre.)
[Actuellement menacée d'expulsion, la MIP a besoin de soutien populaire.
Plus d'informations sur : Maison Internationale Populaire Tours ]