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Billet de blog 19 octobre 2023

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En Intérim 1# - Si le peintre avait un fusil à pompe

Les pauvres n’aiment pas travailler chez les pauvres. C’est peut-être encore plus vrai dans le nettoyage.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Quand tout le monde se rue vers le planning de la journée, le matin, et qu’à côté de ton nom il y a écrit « Nettoyage de Logement », tu regardes l’adresse comme le tirage de la bonne aventure. En peu de temps, tu connais par cœur les quartiers, leurs rues et le nombre d’étage des immeubles.

Si un collègue jubile à côté, c’est sans doute toi qui as tiré le mauvais lot pour aujourd’hui.

Tant pis.

On était déjà tombé deux fois sur le peintre depuis le début de la matinée.

Non pas que ce soit toujours le même, non.

Mais c’est comme ça qu’on appelle le gars sur lequel on tombe, quand les responsables ne savent pas s’organiser entre eux et qu’on arrive nettoyer un logement rénové alors que les travaux ont pris du retard.

Responsables, nous le sommes par contre de nos feuilles d’heures.

Tous les soirs, nous devons justifier du temps passé sur chaque chantier, et quand y a le peintre, on ne peut pas écrire « Y avait le peintre ».

C’est le début de l’angoisse.

Une seule question nous intéresse à partir de maintenant.

Où est-ce qu’on va bien pouvoir gonfler les heures sur les autres chantiers ?

Parce qu’à tout prendre, nous préférons être payés la journée complète.

Avec leurs conneries, on finit dans tous les cas à l’heure convenue -quand y a pas le peintre c’est heures supplémentaires- mais ils aiment pas qu’on roule dans le vide.

Pas pour les gaz d’échappement et pas tant pour le prix de l’essence.

Pour le principe.

En tout cas, faut pas le dire.

13 millions de chiffre d’affaires l’année dernière et toujours les mêmes tabous.

Plus qu’à espérer tomber sur un chantier où ils savent pas on en a pour combien de temps.

Pour nous, tout se passe dans leurs angles morts.

C’est leur cauchemar, ce petit rien à grignoter.

Il leur manque comme la peau à la jointure des ongles.

On avait roulé une heure pour arriver sur le premier chantier.

Une fois là-bas, le peintre nous a envoyé chier.

Il nous a dit qu’on avait qu’à savoir.

Lui, il savait après tout.

Sur notre bon de travaux, pas de numéro de téléphone, de contact, rien; juste une adresse et la consigne « allez-y ».

Et ça on sait qu’il le sait.

Je les déteste, ces types qui s’en cognent de faire la différence entre qui est qui et qui fait quoi à l’intérieur d’une boîte. Généralement, ce sont les mêmes qui disent « nous » pour parler d’eux-mêmes et de leur patron.

Ça irait, s’ils ne se sentaient pas d’une importance agressivement béate.

La confusion à son paroxysme et dans leur désintérêt contenté.

S’identifier entièrement à son métier est une chose discutable.

S’identifier à « la boîte » est une défaite morbide.

Chill mec ; t’es le dernier des pigeons.

Je suis intérimaire, et j’en ai relativement rien à foutre.

C’est pas toi qui vas signer ma feuille à la fin de la semaine.

Oui, pour moi les papiers c’est double peine.

Il fallait rouler encore une demi-heure jusqu’au deuxième.

Il faisait beau en ce début d’automne, trop beau et on se faisait la réflexion.

Peut-être une fois par jour -anatomie d’une prise de conscience au ralenti.

À travers la campagne de la région, on voyait du pays.

Ça nous changeait et on pouvait s’écouter tous les deux rester silencieux et ça faisait du bien.

Pour une fois il avait même pas allumé la radio.

Pas de « Manu dans le 6/10 double votre salaire sur NRJ ! », prédicateur des bonnes blagues du matin -hé hé hé pouet pouet- pour tous les prolos qui roulent à cette heure là dans les brumes de la fatigue -sans le doubler, son salaire à lui atteint les 295 000 euros par an.

L’après-midi, c’est Cauet qui prend le relai pour maintenir le moral des troupes -pouet pouet hé hé hé.

On s’ennuie jamais.

Depuis la route, on a repéré la baraque à nettoyer et on était content. De grandes baies vitrées avec vue sur les champs cernés d’arbres au loin.

On pouvait s’attendre à ce que ce soit plutôt simple et propre et ça nous allait très bien.

Mais quand on a tourné pour se garer, on a vu la camionnette du peintre.

« C’est comme ça hein ! » qu’il nous a dit celui-là, avec un grand sourire en laissant retomber ses bras le long de sa combinaison grise et tachée.

C’est comme ça oui alors tout le monde a dit bon courage et on a repris la route.

Il fallait retourner en ville maintenant.

Rouler encore une heure.

On savait qu’on allait vers les tours d’un quartier où les pigeons chient des centimètres de merde sur les balcons à partir du sixième étage et que ça déborde parfois jusque dans les pièces, quand un truc était mal fermé et l’appartement inoccupé depuis longtemps.

En tout cas, sur le bon de travaux, le signe de l’infamie était lisible en grande lettre : « Logement social ».

Au début, j’essayais d’y mettre du cœur quand on allait là-bas, à rebours de mes collègues qui détestaient ça. Mais plus j’y allais, plus moi aussi je préférai aller nettoyer le tapis rouge chez les bourgeois, après une petite sauterie, alors que quelqu’un vient déjà y faire le ménage plusieurs fois par semaine.

On était pas ravi mais il allait bien falloir qu’on bourre les heures.

Qu’on écoule quelques bons de travaux.

Ça leur fait tellement plaisir.

Et on commençait à s’endormir à force de rouler sans se rappeler pourquoi.

Toute la fatigue retombe et tu peux te croire vendredi en plein mardi.

C’est pas bon, parce que le lendemain, ce sera toujours mercredi voilà tout.

On s’est garé aux pieds de la tour et on a planqué nos affaires parce que le camion ne ferme plus à clef. Ou alors il faut mettre tout son poids sur la porte latérale et essayer de le renverser pendant que l’autre joue avec le bouton.

Mais on a pas réussi ; on manquait de technique.

On a pris le passe-partout des immeubles du bailleur social du coin et on est allé vers la porte. Des sacs poubelles débordaient partout sur les pourtours du local attenant alors que des collègues étaient venus les ramasser plus tôt dans la semaine. Huit étages et autant de containers que dans mon immeuble qui en fait trois, pour autant de passages des services publics.

Forcément, ils sous-traitent.

Sinon on finira par dire que les pauvres sont sales.

Et les pauvres n’aimeront pas aller travailler chez les pauvres.

Logique.

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Un chat mangeait de la pâtée renversée à même le trottoir.

Une petite fille le caressait.

Ils avaient l’air bien là, tous les deux.

;

On a pris l’ascenseur et ça puait.

Les fenêtres sont condamnées avec des serrures à chaque étage.

À côté de l’appartement où on se rendait, une porte blindée ; « porte anti-squat » ils appellent ça. En attendant que le logement soit attribué.

Faudrait pas qu’y ait de l’incrust’.

Mon collègue a toqué par mesure de précaution pendant que je passais mes doigts sur le métal froid du bunker d’à côté.

La porte s’est ouverte d’un coup sec.

Le peintre était encore là.

« Mon pote, heureusement j’ai pas de fusil à pompe sinon c’est comme ça que j’vous aurais accueillis ! » qu’il nous a dit celui-ci

La tête taillée à coup de grattoir à peinture, on aurait pu croire que tout le blanc sur ses bras découverts jaillissaient de l’intérieur de sa peau.

Une soixantaine d’année, la clope au bec, il était loquace et parlait avec de grands gestes.

Il devait se faire chier seul ici toute la journée.

Tout de suite il a pris en main ce qui devait être pour lui la visite de circonstance.

-Regarde moi ce bordel mon pote ! Ils m’ont fait protéger tous les sols et putain j’me suis fait chier avec ça et en fait y vont les changer ! Toute façon tout est pourri ici. Les salopards, c’est toujours pareil.

Y avait plus de cendre que de clope au bout de ses doigts mais ça ne tombait jamais.

On lui a demandé quand est-ce qu’on pourrait revenir et il a dit pas avant huit jours mais que l’autre appartement au bout du couloir était prêt et on lui a dit qu’on ne pouvait pas parce qu’on n’avait pas le bon de travaux pour celui-là et il a dit que c’était dommage et même que c’était carrément con et que de toute façon c’était toujours pareil avec ces salopards.

Je sentais mon collègue prêt à faire demi-tour mais le gars mettait tant d’énergie à être là avec nous que c’était proprement impossible.

Il avait un quelque chose dans les yeux qui ressemblait à son mégot.

À toute cette cendre qui ne voulait pas tomber.

Il s’est appuyé sur le mur et j’angoissais, entre toute cette peinture et son vieux clopon qui s’en rapprochait dangereusement.

-On en voit des trucs ici mon pote. Moi je m’en fous mais y en a y veulent plus venir. J’devais repeindre un appart dans la tour en face et je me suis pointé un matin l’hiver quand y faisait nuit et y avait la lumière et la radio sous la porte alors chuis reparti.

Il changea de bras et de mur et je fus franchement rassuré.

Et puis ça tenait toujours.

-Chuis revenu le lendemain et la femme de ménage a dit que c’était bizarre ce qui se passait là-dedans, toujours la radio et la lumière et personne le croisait jamais. Avant ils entendaient parler des fois mais plus rien depuis un bout d’temps. Il s’étaient inquiétés mais la boîte à lettres dégueulait pas alors ils ont pas cherché. Mais moi un matin j’en ai eu marre qu’on m’envoie ici pour des cacahuètes, ah les salopards mon pote heureusement que j’ai pas de fusil à pompe alors j’ai essayé le double des clefs et je suis rentré.

Se détachant complètement des murs, il balaya en grand tout l’air devant lui.

Mais rien à faire, la cendre décollait toujours pas.

-Putain l’odeur. Dans le salon les volets étaient ouverts, plein sud, le soleil sur le canap, chuis allé par là-bas et oh putain, il était là le mec, allongé par terre. Une momie. Complètement desséché le type. Mort depuis un an et demi qu’on m’a dit. Y avait pas de courrier parce qu’y continuait de toucher sa retraite, factures sur internet, tout prélevé direct, même le loyer. Et tu sais quoi ? Il lui manquait le nez un œil et une oreille.

-Un chat ?

J’étais pris dedans.

-Non. Y avait un squelette dans la cuvette des chiottes. Il est mort quand y a pu eu d’eau dedans. Un perroquet. C’était lui qu’on entendait causer. Ah le bordel. Mais moi, j’ai pas peur de la mort. Je m’en fous. J’ai un collègue rebeu lui par contre ça lui foutait les chtons de venir ici ensuite. À chaque fois qu’on rentrait dans la pièce il saluait son fantôme. Ahahah, on se foutait bien de sa gueule. Après il a pu voulu venir. De toute façon tout est pourri ici. Ah les salopards.

Rapidement, il tira sur ce qu’il restait tout juste de tabac et flanqua l’édifice de cendre dans sa poche d’un geste expert avant de taper dessus comme s’il avait voulu rire d’une bonne blague.

C’était ça : il disait merde à la gravité.

Le portable du boulot se mit à sonner.

Mon collègue s’éloigna pour répondre.

Mais le peintre était inarrêtable et me donna une astuce pour remettre le courant dans un appartement où on bosse sans électricité, avec une rallonge, deux embouts mâles et la prise des parties communes.

Bien bloquer le disjoncteur sur arrêt avant toute chose.

Bancher la rallonge au couloir.

Brancher un embout mâle à la rallonge puis l’autre à une prise dans l’appartement.

Je pris note et le remerciais.

-Ça marche du feu de Dieu. Mais attention, pour couper tu débranches d’abord dans le couloir, les embouts mâles ensuite. Sinon, si tu touches les embouts et qu’y a encore du jus, t’es mort.

Il faisait ça depuis 40 ans et ça faisait 40 ans que des salopards s’amusaient à débrancher sa prise quand ils passaient devant. 

Mon pote, s’il avait un fusil à pompe.

On devait partir.

Une réclamation sur un chantier de la veille.

Un gros client.

Sans doute une chiure de mouche sur un encadrement de porte.

Ou bien les murs et toutes les taches qu’on n’a pas pu faire partir en les lessivant à fond.

Encore un qui appelle l’équipe de nettoyage alors qu’il devrait appeler le peintre.

On a repris l’ascenseur dans l’autre sens.

Après avoir dit au revoir au conteur avec un rouleau de peinture.

Ça me faisait beaucoup de peine.

Dehors, j’ai jeté un coup d’œil au tas de poubelles.

M’est revenue l’odeur que j’y avais ramassé avec le nez la dernière fois que j’y étais de corvée.

Et les asticots qui s’étaient renversés dans la benne du camion.

« Drôle de type hein ? » ai-je dit à mon collègue.

« Chiant oui, j’ai cru qu’il allait pas nous lâcher. » a-t-il répondu.

On a vérifié que nos affaires étaient encore là.

On a grimpé sur nos sièges.

Et on a repris la route.

La température grimpait encore.

-Fait chaud pour un mois d’octobre hein ?

-Ouais.

On allait avoir du mal à justifier nos heures aujourd’hui.

*

Illustration 1
Les cafards s'y retrouvent mieux que nous (Studettes étudiantes) © Ker Batia

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