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Billet de blog 22 novembre 2023

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En Intérim 4# - Le poids des choses

Tu n’as pas travaillé depuis deux semaines. C’est comme si c’était depuis toujours. Et à chaque fois que tu arrêtes, c’est toujours pareil. Le temps passé là-bas s’éloigne comme un songe à mesure que la journée avance. Et tu ne peux plus penser le fait d’y retourner. L’imagination trop fragile devant une mer sans horizon. Et puis tu es bien, ici. Étiré de tout ton long.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Ralentissement de l’activité économique. »

Circulez y a rien à voir.

;

Tu as appelé tous les jours.

On a même fini par te dire d’arrêter d’appeler tous les jours.

Tu sais pourtant que pour avoir du boulot, il faut appeler tous les jours.

Tu as arrêté d’appeler.

;

Et puis il est si tard maintenant.

Tu as déjà repris tes habitudes du temps d’avant et tu ne veux plus les lâcher.

Il faudra tout recommencer.

Comme à chaque fois.

Tu ne veux plus qu’on t’appelle.

Tu es ailleurs, beaucoup trop loin déjà, et là où tu es tu as le temps de

lire

écrire

lire

recopier

lire

lire

recopier

écrire

boxer

flâner

te féliciter quand tu rentres sans avoir rien dépensé

refaire des calculs quand tu as bu un café

méditer

le soir avant de dormir

puis quand même

lire

lire

lire ;

lire le journal lire les romans lire les livres qu’il faut lire car on te l’a dit et lire les livres que tu veux lire car tu en as envie et puis lire les livres pour les gens intelligents qui lisent des livres alors lire les livres avec des chiffres et des tableaux aux courbes inquiétantes et lire des cartes en te grattant le menton et lire la liste de course au supermarché et lire le ticket de caisse en te demandant comment il peut être en lien avec la liste de course et lire un bon présage dans la monnaie que tu avais tout pile pour faire imprimer ton contrat de formation 87 centimes et lire la ville avec le plat de la main sur le dos du chat qui traîne dans la rue

;

Temps compact de la grille.

Au boulot, les feuilles d’heures.

Ici, pas une minute à perdre car bientôt le retour au boulot et les feuilles d’heures.

Tu es heureux si tu te couches tous les soirs en étant un peu moins confus.

Si le brouillard de guerre du monde s’est un peu dissipé autour de toi.

Apprendre.

Comprendre.

;

Mais tu en as marre.

Tu fatigues.

Tout s’embrouille.

Et tout est toujours à recommencer.

Et si on t’appelle, tu auras peur de répondre.

Tu es redevenu irrécupérable.

Tu construis un château de cartes avec du vent.

Coup de téléphone, coups dans l’estomac ; lignes parasites.

Tu anticipes les sueurs froides en en ayant toujours.

Une hygiène d’angoissé qui lit pour s’assurer qu’il a raison d’angoisser.

En espérant que ça le soulage de ses angoisses.

;

Jeudi. Tu n’attends plus rien.

Le téléphone sonne.

Tu poses le livre et tu fais plusieurs fois le tour de la table basse.

Hors de question que je réponde.

Je tire sur ma barbichette.

Non, je ne peux pas.

Je ne veux plus.

J’abandonne.

Mais on me tient par la barbichette.

Tu réponds.

-Allô ?

-Bonjour Monsieur, j’ai une mission à vous proposer, un chantier où il faut déménager des choses. J’ai regardé, c’est à environ une heure de chez vous en transport en commun et il faudrait y être pour 13h, juste aujourd’hui et demain, ça vous intéresse ?

Parpaings et sacs de ciments mais choses ça a l’air moins lourd.

Ils font toujours le coup.

Une fois ils m’ont même dit « vous verrez les gars sont sympas », et les gars sympas ont mis deux mois avant d’arrêter de me parler comme à une merde.

Le temps d’être sûrs que j’avais pas « des bras de pd ».

Je préfère quand ils disent rien à part un lieu et une heure.

C’est plus franc.

J’ai regardé l’heure : 11h50.

-Ça tombe mal, c’est un peu court comme délai et je ne suis pas chez moi, ça aurait été avec plaisir.

-Ah bon. C’est parce que vous nous aviez dit que vous étiez disponible.

-Oui, mais là, c’est un peu court.

Au revoir et bonne journée.

« C’est parce que vous nous aviez dit que vous étiez disponible. »

Elle m’a vraiment dit ça.

Voilà ce que c’est pour eux, être disponible.

Pour servir de paillasson.

Où que tu sois, tu lâches tout même les œufs qui viennent de te coûter l’équivalent de 20 minutes de boulot pour deux repas, et tu fonces.

Et loupe pas le bus, on pourrait dire que tu l’as fait exprès.

Tu reposes le téléphone et tu trembles.

Qu’est-ce qu’il faut pas s’entendre dire.

« Je suis pas chez moi. »

Ta journée est foutue.

Tu as l’impression de te compromettre dès que tu leur parles.

Tu te dis que tu aurais pu faire un effort et y aller sans manger.

Tu te hais de te dire que tu aurais pu faire un effort.

Tu veux la rappeler pour lui expliquer ce que tu en penses de sa conception de la disponibilité.

Tu voudrais aller empiler des parpaings et des sacs de ciment devant leur porte et qu’ils comprennent ce que c’est la différence entre les choses et la vie.

Qu’ils goûtent au poids des choses.

Tu t’assois tu regardes tes comptes et tu recommences à faire des calculs.

Enfin ; tu te dis que tu t’es quand même permis de leur dire « c’est un peu court comme délai ».

Deux fois, même.

;

Il y a quelques années, j’avais fait la fête avec les collègues de la crêperie où je faisais la plonge. Bourré et dans une verve de petit agitateur de cantine, je leur avais demandé ce qu’ils pensaient de nos salaires alors que les patrons se faisaient deux millions par an.

Ça prenait un peu mais le chef de rang, présent à la soirée, en bon caporal, avait trouvé une faille.

Il me demanda le temps que je passais à écrire tous les mois.

Puis me soutint que si je devais être publié un jour, il faudrait essayer de ramener l’argent qui en sortirait à un taux horaire pour voir si, finalement, ce ne serait pas mieux d’être ici à faire la vaisselle.

Il m’avait cloué le bec.

Et le pire, c’est que je crois qu’aujourd’hui encore, je ne saurais pas quoi dire.

Lire.

Écrire.

Recopier.

;

Je repensais à ça quand le téléphone sonna à nouveau.

Une autre agence.

Je ne décrochai pas.

J’attendis une minute.

Puis je rappelai.

-On a une mission à vous proposer. Deux semaines, peut-être trois, dans une clinique. La gestion des déchets. Un peu d’archivage aussi. Faut pas avoir le cœur léger, normalement c’est bien fait, mais on sait jamais avec les sacs, y pourrait y avoir une main peut-être ou un truc comme ça quoi enfin j’imagine. Et puis mettre les dates sur les dossiers et les ranger au bon endroit.

-Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras…

Bordel, j’ai vraiment dit ça ?

Faut pas vendre la peau de perlimpinpin, Elizabeth Borne en maillot « 49.3 »  !

Pas de photos ! Surtout pas de photo !

;

Je pose le téléphone et je m’assoie.

Plus qu’à attendre maintenant.

Une adresse, une heure, une ligne de bus.

C’est déjà le début d’une image.

Je pourrais sans doute pas prendre de photos là-bas d’ailleurs.

Y a peut-être même pas la lumière.

De l’autre côté de la mer.

*

Illustration 1
De l'autre côté de la mer © Ker Batia

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