Il est 23h, et la porte vers l’extérieur se referme.
Après le concert du soir -musique traditionnelle irlandaise-, certain.es sont resté.es par-ci par-là, mais voilà pour beaucoup il y a une autre vie dehors et à présent chacun.e rentre chez soi.
Même si quand on part d’ici, quoi qu’on pense finalement, on n’a jamais dans les mains la certitude de pouvoir revenir un jour.
On se dit « Ils oseront pas nous sortir de là, pas maintenant. »
Pourtant un jour sans doute sera celui où ils oseront.
Et ce sera forcément le demain d’un aujourd’hui.
Alors, il faut en profiter.
Siphonner chaque goutte de temps qui passe, et avancer.
Toi et moi, cette nuit, on reste.
…
Et puis, ils oseront pas nous sortir de là.
Pas maintenant.
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Nous sommes un bon nombre autour du feu, où se consument les dernières planches du soir.
Il faut se partager les quarts de nuit, pour les tours de garde.
Distribuer les sifflets, rappeler les consignes en cas d’attaque fasciste ou d’expulsion soudaine par la police.
Là, il ne peut pas y avoir une trop grande place laissée à l’improvisation.
Hélas, ça, ce n’est pas de la musique.
Même pas une partition fermée, mais un plan à suivre sans ciller.
En cas de problème, d’abord siffler.
Siffler la fin de la récrée pour les enfants endormis.
...
Toi et moi choisissons le créneau très tôt le matin, après avoir été incapables de lever les mains quand les autres étaient proposés au groupe.
Je ne sais pas pourquoi ; nous sommes pourtant des oiseaux de nuit.
Peut-être qu’une peur mêlée de fatigue nous empêche de réfléchir correctement.
On se partage les dortoirs, mais ce soir, il y a plus de monde que d’habitude et on ne peut pas rajouter de matelas supplémentaire dans les pièces déjà exiguës.
Et puis je pense aux aller-retours aux toilettes qu’on risque de faire cette première nuit -la vessie, c’est par-là qu’on prend le pouls de l’inquiétude-, alors je propose que toi et moi dormions dans le nouveau bâtiment qui a été ouvert il y a quelques jours.
Nous avons nos matelas de camping après tout.
Tu ne sais pas trop quoi en penser.
Nous serions seul.es dedans, et avec nos bouchons d’oreilles, entendrons-nous le sifflet déchirer à deux mains l’innocence de nos jours passés ici au soleil avec les autres ?
Il a si peu plu, depuis l’ouverture du squat.
Et ici, « les autres », je comprends tous les jours un peu mieux que ce n’est pas le gros mot qu’on vomit en terrasse avec un.e ami.e, assis.es aux milieux des autres clients, quelque part entre le sucre en poudre dans le premier café et l’addition sans contact.
Mais le groupe nous rassure : iels savent où on dormira et iels viendront nous chercher en cas de problème. De toute façon, ils n’oseront pas, pas maintenant.
Alors, c’est d’accord.
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Et puis, il est splendide, ce bâtiment.
De grandes cheminées, de la pierre qui semble capturer pour la nuit les rayons du jour et des poutres apparentes bien solides; tout comme nous.
Ce matin en arrivant, on était comme des gosses devant la porte ouverte.
Du dernier étage jusqu’aux caves et leurs voûtes, nous avons tout parcouru à petite foulée, en laissant l’empreinte de cette excitation infantile sur notre sillage.
Tous ces mètres carrés étaient libres le temps-que-ça-dure et nous on a tellement d’idées, des mètres cubes d’idées pour tous ces mètres carrés ; le temps-que-ça-dure.
Nos idées et les corps qui s’agitent en pensant et les lèvres qui palpitent en disant nous font tenir, face aux assauts des manges-sourires et de leurs bouts de papiers nous demandant de sortir.
Même si on sait que derrière leurs dents blanches se cache un procès.
Et des bestioles qui vous filent des brûlures d’estomacs quand elles passent de leur bouche à la vôtre en jetant un pont de misère entre les deux.
Eh oui, ici, c’est vide, mais c’est à eux.
Et la liberté du mètre carré se réglera en monnaie de tribunal.
…
Fin de visite.
En redescendant devant la porte qu’il avait suffit d’ouvrir, je suis tombé sur lae camarade qui porte toujours un bob et de grandes chaussettes.
Je ne connaissais pas encore son nom ou peut-être en avait-il déjà changé trois fois depuis le début. La nécessaire discrétion devenue un jeu qui s’affiche et auquel on prend plaisir.
Mais qui complique jusqu’au fait de se demander le sel à la table.
Et alors quand iels choisissent des noms de légumes.
« Aubergine, je peux avoir les carottes ? »
C’est ridicule et ça fait du bien pour pas cher, non ?
Même si c’est un peu agaçant, quand des Aubergine, y en a trois.
L’Aubergine, c’est peut-être notre Jean Dupont à nous.
Enfin, les Jean Dupont, ils ont pas choisi de s’appeler Jean Dupont.
Peut-être que demain, les trois Aubergine s’appelleront Jean Dupont ou Camille Dupont ou Jean-Camille Dupont ou Camille-Jeanne Dupond.
Mais demain, c’est demain. Aujourd’hui, c’est Aubergine.
Enfin, on s’amuse de ça, mais y aura toujours des rabat-joies pour trouver ça terrible, des personnes qui entre elleux se font appeler Aubergine pour rigoler.
Un truc de l’ordre de la menace existentielle pour eux.
« Aubergine m’a tuée », l’épitaphe sur la tombe de « notre civilisation ».
« Un papa, une maman, pas des Aubergine non-binaires ! »
Pourtant, Aubergine, c’est pas plus bête que Jean Dupont ou Emmanuel Macron ou mon nom propre.
Et si ton nom à une histoire, les aubergines aussi non ?
Faudrait se renseigner.
En tout cas, lae camarade au bob me tendit une balayette :
« Tu veux pas passer un coup sur les murs ? »
Bien sûr.
« Désolé, tu t’étais bien sapé aujourd’hui ! »
Merci pour les autres jours, Aubergine.
Tu es peut-être effectivement la source d’un grave danger.
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Le premier tour de garde prend forme; chacun.e à son poste.
C’est le début des rondes.
Rien à voir avec le cercle circassien que nous avons dansé dans la soirée.
Quand français.es, algérien.es, géorgien.es, arménien.es, congolais.es et toustes les autres aussi se donnaient la main en formant une grande ronde avant d’avancer vers le centre, de reculer, et de changer de partenaire avant de recommencer, sans oublier les enfants, non, surtout pas, alors que les musicien.nes tapaient du pied.
Là, faut faire le tour du terrain, et passer le relai aux prochain.es.
Toute la nuit.
Et ça caille.
C’est l’autre face de la médaille, comme on dit.
Enfin, une médaille, c’est rond aussi.
Et tant qu’on s’approche pas trop du vide, on peut bien y danser des deux bords où chacun.e pourra se tendre une main pour passer d’un côté à l’autre.
Bien penser à ce que tout le monde ne se retrouve pas du même, au même moment.
…
On a installé nos affaires dans une pièce au rez-de-chaussée.
Pour pouvoir réagir vite en cas de problème.
Tu sors discuter avec la première ronde, et je monte au dernier étage, pour profiter de la vue.
Il fait sombre, mais je vois les lumières de la ville à travers les arbres, le bâtiment de la fac derrière la grille au fond du jardin, et même un bout d’église au-delà d’une cime.
Je le range dans ma poche, ça peut servir pour tracter au sortir de la messe.
Au pied du bâtiment, j’observe les deux frères en train de faire couler du café pour tout le monde.
Ils vivent ici.
Le jour, et la nuit.
En équilibre des deux côtés de la médaille.
Je les regarde un moment et je vois le plus jeune sourire à son grand frère.
Il a mit de l’eau à côté dans un moment d’inattention.
Cette eau ils sont allés la chercher aujourd’hui, avec les caddys, jusqu’à la place la plus proche.
Ils savent ce qu’elle leur à coûté et la voilà sur les pompes du grand et ça les amuse.
Je suis ému qu’ils se marrent et je souris moi aussi en regardant le jardin qui s’étend sous les fenêtres.
Alors je pense à cette histoire du type qui emmène son fils au sommet d’une colline et qui lui dit :
« Regarde mon fils, un jour tout ça sera à toi ! ».
Sur la même colline, viennent ensuite un.e autre parent.e et son enfant.
Et lae parent.e, en ouvrant les bras au paysage, lui dit cette fois :
« Regarde ! »
...
J’entends un grand cri dans la rue, derrière le mur.
Le petit frère attrape tout des mains du grand et le grand court court court balaie les brins d’herbes hautes saute contre le mur s’y hisse et reste suspendu
puis se laisse retomber au sol.
Tu étais en bas à le regarder à ce moment-là et toi aussi je t’ai sentie flotter et attendre, attendre le coup de sifflet.
Mais il revient; ce n’était rien.
La ville ivre; et notre imagination travaillée par la violence du monde.
Le grand frère reprend là où il s’était arrêté.
Il y aura du café pour la nuit ; toute la nuit.
;
On se glisse dans nos sacs de couchage.
Je me rassure comme je peux, sans doute un peu bêtement :
« J’ai l’habitude de dormir dehors en randonnée, ici au moins y a un toit et pas d’oiseau pour nous lancer des branches parce qu’on dort au pied de chez eux. »
Tu es plus raisonnable en me répondant, qu’« on verra bien. ».
On se dit bonne nuit.
Et je pense au café du réveil, qu’il n’y aura plus qu’à réchauffer, doucement.
…
J’ai déjà envie d’aller pisser.
Je me lève, je sors, et je vais au fond du jardin.
Une fois là-bas, un long frisson me parcourt la peau : mes pieds font craquer des brindilles.
Et je n’ai prévenu personne que j’allais ici.
De loin, je dois ressembler à une masse mouvante tapie dans le noir.
Camarade, retiens ton sifflet !
Ce serait terrible de secouer tout le village pour une histoire de petite vessie.
Un autre truc qui serait plus simple avec l’eau courante : les toilettes.
Enfin, c’est fait.
Je reviens sur mes pas en faisant de grands gestes à Aubergine.
L’autre.
Tout va bien.
Je retourne me coucher.
...
Et je me tourne.
Retourne.
Tourne.
Retourne.
Comme une viande trop stressée ;
sur le grill.
…
Je sens un courant d’air froid me passer sous le nez et s’infiltrer dans mon sac.
Je me tourne en serrant la toile-de-pétrole contre moi.
Je te sens bouger.
Je t’ai réveillée.
Ou bien tu m’as réveillé ?
Je me retourne.
J’ouvre les yeux et je vois la lumière filtrer à travers un carreau qui donne sur la rue.
Pourtant la pièce est dans l’ombre.
Lumière sans lumière.
De temps en temps, j’entends comme des ongles s’accrocher au carrelage.
Mais je ne vois rien.
Je referme les yeux et je me tourne.
Avec mon sac, je glisse du matelas.
Je me redresse et je te sens bouger.
Dis, entends-tu le bruits des lourdes pattes qui traînent dans les recoins ?
Je ne te pose pas vraiment la question.
Je pourrais te réveiller.
Ou peut-être viens-tu de me réveiller.
…
Ça y est, je suis sûr de les entendre.
Elles aussi elles tournent en rond.
Elles m’encerclent.
C’est loin puis c’est près mais tu n’es plus là je ne t’entends plus bouger c’est toi qui doit dormir et moi qui doit être éveillé et coincé par le crissement des ongles sur le sol mais des ongles de chien à en construire des murs alors puisque je les vois bien maintenant avec leurs gueules ils sont cinq ou six et ils ont faims je vois la bave et je sers le sac un peu plus contre mon corps pour éloigner le froid qui filtre à travers le carreau fêlé qui ne laisse pas passer la lumière de la rue et je referme les yeux et je me retourne et je sens la bave glisser entre mes poils leurs crocs me traverser la chair et déchirer mes muscles et je ne vais pas me laisser faire quand même mais il fait froid, vraiment froid
Et le réveil sonne en m’ouvrant les yeux.
C’est l’heure de monter la garde.
On se redresse et tu me demandes si j’ai bien dormi.
La dernière fois que j’ai regardé l’heure, c’était il y a presque une demi-heure.
-Ça ira, et toi ?
-Pas mieux.
Je pense aux oiseaux du bois dans les arbres et à cette tente que je ne pouvais plus fermer parce que la fermeture éclaire m’était restée entre les doigts.
J’avais choppé des tiques et la trouille.
Et je me dis que cette fois, c’est autre chose.
Quelque chose comme les aiguilles de l’horloge de la répression.
Voilà ce qui nous démange le derme.
Et ce sous quoi notre sommeil a été enseveli.
Enfin, les chiens sont partis.
J’espère que la prochaine fois, je saurai les calmer.
Et bientôt, le jour se lèvera.
Debout, et en route.
Enfin ; ils n’oseront pas, hein ?
Pas maintenant...
Je sens le courant d’air me caresser les oreilles avant de parcourir tes bras nus comme la main de l’aube à venir.
Et je suis certain qu’il reste du café pour nous.
Tours, Maison Internationale Populaire
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Agrandissement : Illustration 1

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(Ce texte n'engage que son auteur et n'est pas publié au nom de l'ensemble du collectif formé par celleux qui vivent dans le lieu et/ou le font vivre.)
[Actuellement menacée d'expulsion, la MIP a besoin de soutien populaire.
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