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Billet de blog 26 janvier 2024

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En Intérim 9# - Le système nerveux des huîtres

Ils ne vous oublient jamais. Sur la côte pour les fêtes, je passe devant les agences d’intérim de ma ville natale : « Urgent : mise en bourriche d’huîtres tout profil accepté ». J’ai déjà fait ça, ici. Depuis, ils me bombardent de sms et de mails tous les ans pour que j’y retourne. J’ai beau répondre « Stop » au 3636, comme indiqué, rien à faire. Le noël des uns fait le noël des autres.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

J’avais commencé par les marées en été, avec des copains.

On y pêchait les huîtres par sacs entiers.

On avait 19 ans et on espérait en tirer des corps halés, musclés, égratignés juste ce qu’il fallait pour frimer ensuite sur la plage ou dans les soirées entre anciens du lycée.

Entre quatre et cinq heures de travail par jour, les horaires se décalant tous les jours au rythme de la mer. Cinq jours de travail, puis la quille pour une semaine, avant que ça redémarre. 

On ramenait pas grand-chose en soirée.

Même pas d’huîtres.

On nous demandait pourtant si les chefs nous autorisaient à en prendre une poignée de temps en temps. Alors nous on se disait « c’est vrai ça pourquoi on demande pas ? ».

Naïveté, parfois, je te regrette.

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En arrivant à l’entrepôt, il fallait enfiler une combinaison en caoutchouc avec bottes intégrées.

Souvent, y avait pas la bonne taille pour tout le monde alors tu flottais un peu dedans.

Y avait toujours un bon centimètre d’eau glacée dans le fond des bottes.

Et des trous dans la combi, trop discrets pour que tu les vois à ce moment-là.

Après on montait tous sur la grande remorque traînée par le tracteur.

On s’allumait parfois un joint qui tournait dans l’air iodé et le bruit du moteur.

La marée était au plus bas, on roulait jusque là.

Puis on sautait dans l’eau.

On en avait jusqu’à la taille.

C’est là qu’on voyait si y avait des trous dans la combi.

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Y avait un type qui s’appelait Paco.

Il faisait ça à l’année, et vivait au-dessus du PMU en face l’entrepôt.

À la débauche, il allait boire son coup puis tous les autres puis il montait se coucher puis il redescendait pour la marée.

Il avait du whisky dans sa gourde et presque soixante piges et du gras et du muscle et pu d’cheveux sous sa casquette.

Un requin en train de faire du surf était tatoué sur son biceps droit.

Il bavait bien sur sa peau.

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Une fois dans l’eau, un ouvrier se met de chaque côté des sacs, le long de la ligne de tables qui pointent vers le rivage.

Là, faut tirer les élastiques qui retiennent les sacs à leur base.

Avec tous les coquillages qui s’y accrochent, ça fait des éclats et des projections qui vous entaillent de partout.

Le soleil ou la pluie.

L’eau salée.

Quand le sac est détaché, le gars derrière vous l’attrape et donne des coups de matraques dessus pour en décrocher les huîtres tandis que vous êtes déjà en train de vous occuper du suivant.

Enfin, soit les gars encore derrière ramassent le sac et le passent à un autre resté sur la remorque, soit ils le raccrochent aux élastiques pour la prochaine pêche.

Voilà.

C’est tout.

Fallait remonter la ligne, comme ça.

Plus vite que la marée.

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Un jour, je suis sûr que Paco s’est endormi quelques secondes la tête sous l’eau.

Puis il a relevé la tête, l’air de rien.

J’ai regardé ailleurs.

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La meilleure partie, c’était quand on remontait sur la remorque pour retourner à l’entrepôt, une fois le travail fini.

Plus qu’à se laisser porter par le moteur et la fatigue.

Sauf quand le patron était de mauvaise humeur.

Le patron, il nous surveillait depuis le tracteur tout du long de la marée.

Quand ça traînait trop pour lui il se mettait à hurler et y avait toute sa nostalgie du fouet dans ses cordes vocales.

Une fois, il était furieux on savait pas trop pourquoi alors il roulait comme un dingue dans le parc à huître sur le chemin du retour.

Il a fini par rentrer dans une ligne qui s’est accrochée au tracteur et avec le choc, un intérimaire s’est fait éjecter par-dessus bord.

Le gars a eu de la chance, il est tombé à plat dans le sable mou.

À cinquante centimètres près il s’empalait sur le pieu signalant le début de la ligne.

On a râlé un peu, le gars est remonté avec nous, le patron a jeté sa main derrière sa tête -l'air de dire vous me faites chier- et on est reparti.

Quand est arrivée la fin de l’été, je n’avais plus un centime, quelques bons souvenirs, et la promesse de ne plus jamais revenir ici.

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Alors qu’on se rinçait sur la plage après la marée, un groupe de petits scolaires en visite est passé près de nous.

Paco les a regardés et nous a crié : « Rentrez le bide les gars, vla les gonzesses ! ».

Tout le monde lui a dit d’aller se faire foutre et il est parti retrouver le PMU.

Paco n’était administrativement pas un artiste.

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J’avais 24 ans quand je me suis à nouveau dit « Bordel » en constatant qu’il y avait un trou dans ma combinaison après avoir sauté dans l’eau.

Cette fois, je n’avais pas d’ami avec moi et nous étions début décembre.

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Puis assez rapidement, je changeai de poste.

Pour le branle-bas de combat des fêtes de fin d’année, j’allais mettre la pêche, les huîtres, dans les bourriches, qui seraient envoyées dans les quatre coins du pays, voir de l’Europe.

Un contrat d’une semaine, avant Noël.

6h/16h dans un entrepôt en bordure de la baie, ouvert à tous les vents.

L’usine.

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L’usine.

Tant de choses en un seul mot.

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Des tonnes et des tonnes et des tonnes d’huîtres qui tombent sur un tapis roulant dans un fracas incessant, épouvantable.

L’eau salée, glacée, qui s’infiltre dans les gants, charriant son lot de micro-morceaux de coquilles qui vous lacèrent à petit feu.

Une trentaine d’intérimaires.

Prendre une huître et une deuxième, les taper l’une contre l’autre près de ton oreille.

Au bruit, savoir si les deux sont vivantes ou pas.

Sinon, trouver laquelle est à jeter en tapant les deux sur une autre huître.

Aucune ne doit arriver au bout du tapis roulant où elle chuterait dans un panier qui doit rester vide toute la journée.

Le patron surveille.

Il crie encore plus fort que celui qui conduisait le tracteur.

Placer correctement les huîtres préalablement triées dans la bourriche.

Jubiler quand elle est presque pleine.

S’arracher les dents avec la peau quand un ouvrier passe prendre la bourriche pleine et en déposer une vide.

Encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encre et encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore et

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Le midi, flâner sur la baie.

Penser à la vie.

Ramasser des coquilles d’huîtres vides par terres.

Par milliers, elles craquent sous les pieds.

Les peindre le soir.

Ma préférée, elle chante « Hey ! » des Pixies.

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Regarder l’heure.

NON.

Trop tard.

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Un gars passe me prendre tous les matins en voiture.

C’est pas la porte à côté, l’entrepôt.

Il fume toujours son petit joint en écoutant Iggy Pop.

Je fume un peu avec lui.

Avant il travaillait en mer.

Il doit avoir la quarantaine.

Il me dit qu’il ne peut plus depuis qu’il a vu un collègue se faire décapiter par des pirates.

Depuis, il fait de l’intérim.

Il parle la langue de presque tous les intérimaires venant d’Afrique et qui trient les huîtres avec nous.

On se met à côté sur la ligne et on se raconte des conneries et des histoires.

On rigole bien ensemble.

Le patron l’a remarqué.

Il est venu et nous a mis chacun à un bout différent.

On travaillait bien, pourtant.

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Ne pas regarder l’heure.

J’ai laissé l’horloge derrière moi.

Le nouveau gars à côté de moi me dit « Il est 7h30 ! ».

Mon silence lui crie « Ne refais jamais ça. ».

Mais je ne suis pas certain qu'il l'ait entendu.

Avec tout ce bruit.

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16h20.

C’est pourtant clair.

Je suis le seul à le remarquer.

Je le signale aux autres.

Un employé à l’année présent avec nous sur la ligne m’interpelle : « Faut continuer, y a du boulot ».

Je lui réponds « Et y pourrait au moins nous dire un mot le patron nan ? Y a p’t’être des gens qu’ont des rendez-vous, une vie quoi. »

Il me foudroie du regard : « Faut faire le boulot. ».

Collabo.

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Fin de semaine.

Y a que mon pote et moi à l’avoir tenue.

Les autres intérimaires ont été remplacés les uns après les autres, jour après jour.

On en aura laissé passer des huîtres crevées.

T’entends plus rien à un moment donné.

Tac-tac-tac-tac-tac-tac-tac-tac-tac-tac-toc ?-tac-tac-tac-tant-pis

T’entends même plus ta voix dans ta tête.

Elle devient celle d’un autre.

Et il fait peur à entendre.

...

Enfin, mon collègue me dépose en ville.

Salut mon vieux.

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L’intérim m’appelle pour me proposer une deuxième semaine.

Alors, comment vous dire, allez bien vous faire

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Sauter dans un train.

Et partir loin.

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Et en effet, c’est loin tout ça.

Même si je n'en suis jamais vraiment certain.

J’ai encore reçu un sms ce matin.

« STOP au 3636 » hein ?

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Le pire, c'est que ce lieu n'existe pas que dans mon souvenir.

Tous les ans, y a des types qui y vont.

Pour les fêtes.

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Sur le port, je marche avec ma mère.

Elle vient acheter des huîtres pour les fêtes.

Elle sait où les prendre exactement.

Là où la vendeuse fait elle-même ses bourriches.

Dans les autres, « y en a trop de mortes. ».

Je sais bien maman.

Je sais bien.

*

Illustration 1
En cas de tempête, lâcher le cerf-volant. © Ker Batia

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