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Billet de blog 27 octobre 2023

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En Intérim 2# - Une trop vieille histoire de citron

Un bruit de pas claquant près de moi, dans l’eau stagnante sur le béton. Vite, j’ai rangé mon magazine dans mon sac à dos. Je fis semblant de m’agiter à la surveillance de la machine dont j’avais la garde, me mettant à la fixer solidement du regard, un œil allant d’un manomètre à l’autre. Comme pendant les quatre derniers jours, rien n’avait bougé. À peu près.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le type qui venait de passer à côté n’était même pas un collègue.

C’était le client du client qui sous-traite au client du client qui a fait appel à mon collègue qui a fait appel à la boîte d’intérim dont je suis le client.

Nos relations étaient donc si éloignées que j’étais incapable d’en comprendre la nature.

Pour me repérer, je pouvais lire sur son pull le nom de la boîte qui l’employait.

Mais quand il me demandait parfois ce que je pensais de certaines choses relatives à son boulot et à celui de mon collègue -celui qui se promène dans les étages pendant que je reste là et qui a un t-shirt avec le nom d’une autre boîte écrit dessus-, j’étais bien embêté car tout ce que je savais c’était que si je fermais plus ou moins les arrivées d’eau ici ou là, l’aiguille s’affolait ici et là.

Sur mon t-shirt à moi il y avait juste des taches.

En tout cas, je n’étais quand même pas à l’aise avec le fait qu’il puisse me voir là, en train de lire devant cette machine qui bossait pendant que je m’assurais qu’elle le faisait bien.

Pourtant c’était quelque chose à faire en soi, mais pas comme nettoyer une vitre.

Ou manger une pomme.

Mais il aurait alors pu se dire que je ferais un bien mauvais gardien de prison ou peut-être même que j’étais inutile ici et il aurait peut-être appelé le patron du client du client du patron du cousin du client c’est à dire le patron de mon collègue qui se promène là-haut et qui a fait appel à l’agence d’intérim dont je suis le client et c’était très embêtant.

Enfin, quatre jours que je suis là, et j’ai quand même empêché plusieurs tragédies, notamment lorsque le tuyau qui remplit d’eau la machine -qui la propulse ensuite dans tous les conduits de chauffage de l’immeuble, pour les purger- se délogeait de là où je le coinçais à qui mieux mieux et sortait de la cuve en arrosant tout sur son passage.

Noyant parfois la fin d’un superbe article.

Et faisant déborder mon café, qui se répandait à travers la pièce, avant de dégouliner dans la bouche d’évacuation des eaux usées.

Pas évident d’avoir deux boulots en même temps.

Étudier ce qui se passe dans le monde ou bien y vivre ?

Payer un loyer incite très largement à faire un choix.

Je ne veux pas le faire.

Une mission d’une semaine et demie.

Ça m’arrangeait pas trop parce qu’ensuite c’est difficile de trouver quelque chose juste pour la fin de la semaine. Et j’ai pas envie de retourner livrer les fûts de 40 kilos de bière dans les caves aux marches pourries pendant 4h pour 40 euros la matinée sans heures l’après-midi.

En plus elle avait commencé que le mardi la mission alors hop déjà un jour perdu. Mais y avait de bonnes indemnités de panier repas alors j’avais calculé qu’en six jours de boulot j’aurai récupéré le lundi.

J’avais dit oui et me voilà assis là, à attendre que ça se passe.

En lisant discrètement, tout en réajustant la pression de temps en temps, au fond de la chaufferie -sans fenêtre- du siège régional d’une grosse banque française.

Le bruit des gouttes qui tombent en arythmie constante, perçant derrière le vacarme continu de l’eau pompée s’écoulant à torrent dans les conduits.

Parfois, mon collègue venait me dire où il en était là-haut -je crois qu’il ouvrait et fermait des robinets-et je faisais oui de la tête parce que je n’entendais rien de ce qu’il disait.

Pourtant il travaille tout le temps là-dedans, il doit bien savoir qu’il faut parler plus fort.

Ou peut-être que c’est moi qui devrais lui demander de répéter.

Ça fait peut-être partie du truc.

Tant pis.

;

Y avait de la couleur au moins.

Tuyaux jaunes, rouges, verts.

Poignées bleues.

Avec un petit peu d’imagination, je pouvais y retrouver un certain charme de l’enfance.

Celle de la pêche au canard et de ses couleurs vives, plastiques.

D’une certaine qualité d’attente toute en précision.

Du lot jamais à la hauteur du sentiment victorieux.

Et du prix de l’entrée.

;

De temps en temps je me levais pour me faire un café, donc.

Histoire de rajouter une péripétie sans pareille à la folle histoire que j’étais en train de vivre.

Mais j’avais levé le pied au bout du troisième jour.

Après cinq tasses, je commençais à angoisser ici tout seul.

À sursauter au moindre bruit inconnu venant s’intercaler au sein du boucan dans lequel j’avais fini par me liquéfier.

À me demander un peu plus souvent où est-ce que j’allais encore atterrir après ça.

Et alors je me prenais à me demander ce qu’il pouvait bien dire, quand il descendait me voir, le collègue. Peut-être disait-il qu’il avançait bien là-haut.

Trop bien peut-être ?

Je m’étais mis ça dans la tête.

« Il aura fini vendredi et il aura plus besoin de toi et tu auras l’air bien con. »

Coincé au milieu de la tuyauterie, je lisais le supplément du « Monde Diplomatique », le « Manière de Voir » celui sur les polars et je me mettais à confondre mon enfermement avec tous les mots qui me percutaient d’autant plus fort que la journée avançait et que la café saturait l’air humide.

Je croisais et décroisais les jambes en ayant les mêmes pensées en boucle.

« Si je perds lundi et mardi prochain et que je trouve rien alors il faudra que je me débrouille pour rattraper ça, peut-être des heures supplémentaires sur les jours de repos ou sinon je pourrai pas mettre suffisamment de côté et puis alors ou sinon ou bien ou peut-être que si... »

J’avais une somme conséquente à réunir d’ici quelques mois pour commencer une formation et beaucoup de choses tournaient autour de ça.

Formation que Pôle Emploi ne financera pas, le métier étant de niche et se situant dans un secteur recrutant majoritairement des intérimaires qui, de fait, restent inscrits à Pôle Emploi.

Pôle Emploi ne financera pas ce qui ne fait pas baisser les statistiques de Pôle Emploi.

Que tu aies un métier où ça recrute ne compte pas.

La sentence est définitive.

En tout cas, j’avais besoin de fric.

Et des envies de sabotage.

Si je ralentissais le flux de la machine, on pourrait peut-être même pousser quelques semaines de plus...

Vendredi matin, j’étais en nage.

Je me décidai à lui demander où il en était.

Il en avait bien jusqu’au mardi.

Dès qu’il s’est éloigné, je sortis le magazine.

J’avais plus qu’à me faire un café.

La journée est passée tranquillement.

Quelques débordements m’ont mouillé les chaussettes, signe que j’étais pénard.

Le souci n’était plus de trouver un nouveau boulot pour lundi, mais pour mercredi.

Un répit de roi.

L’assurance de quelques bonnes nuits.

Le midi, j’ai même osé m’allonger sur le terre-plein en béton au fond du parking, pour profiter un peu du soleil. Les autres jours, j’osais pas avec tous les banquiers qui passent devant.

Je m’endormais quand le générateur électrique posé dessus s’est mis à gronder.

Je suis retourné attendre l’heure devant la porte.

Puis j’ai repris mon poste.

Alors, comme ça, quand la journée touchait presque à sa fin, il est revenu me voir le collègue.

-Tu peux appeler ta boîte d’intérim, on arrête ce soir.

-Mais, on n’a pas fini non ?

-Non, mais le temps tourne ce week-end et tu comprends, ils ont peur d’avoir un peu froid lundi sans le chauffage…

-C’est pas vrai ?

-Je te jure. On peut pas continuer du coup. Et toute la merde qui reste va se répandre dans ce qu’on a nettoyé.

-Et on peut pas faire autrement ?

-Pas moyen. Ils m’ont demandé si on pouvait pas rester tard ce soir et revenir tout le week-end. Ils nous prennent vraiment pour de la merde ceux-là encore.

Sans rire.

J’avais baissé ma garde et pan dans la gueule.

J’ai foncé téléphoner aux agences où j’étais inscrit mais à l’heure là rien à faire, j’aurai rien pour le lundi.

Je pestais auprès de mon collègue.

Mais sans montrer la taille de la blessure.

Comme une pudeur dégueulasse.

Il me donna des détails.

Un devis à 18 000 euros.

Ils en ont rien à foutre, ils paieront le tout, après tout c’est eux qui rompent le contrat.

Et ils repaieront l’année prochaine, alors qu’ils en auraient eu pour quelques années normalement.

Et toute cette flotte qu’on a balancée en continu là-dedans avec ce produit qui brûle les mains.

Aucun problème.

Le couillon en fin de circuit c’était moi.

Presque 200 euros en l’air.

-Environ le prix que je payais chaque mois pour chauffer la passoire thermique dans laquelle je vivais l’hiver dernier.-

Parce qu’ils ont peur d’avoir un peu froid au mois d’octobre alors qu’il faisait encore si beau y a quelques jours, « on aurait bien aimé que ça dure hein ».

Aaaah, mais c’est parce qu’un ponte de Paris vient visiter le siège lundi prochain !

D’accord, c’est pour la vitrine, le standing quoi, faudrait pas qu’ils passent pour des gueux qui attendent avant d’allumer le chauffage !

Je leur enverrai la mienne tiens ; et j’aurai plus qu’à pointer dans une autre agence, sans compter sur de bonnes références.

Ils te tiennent de partout, mon vieux.

En attendant j’avais plus de boulot. Encore.

La boîte allait toucher ses 18 000 balles comme si j’avais fait toutes mes heures mais c’est pas comme s’ils allaient quand même me les payer.

Tout bénef pour eux aussi en fait.

Vite fait bien fait.

Hop.

On n’en parle plus.

Chantier suivant.

Plus loin, une autre ville.

Un autre intérimaire.

Trois semaines il sera coincé dans la chaufferie celui-là que me dit le collègue.

Et je rageais de me sentir un peu bien parce que libre -de marcher quand je voulais dans les rues où tout ce que tu peux faire c’est acheter des trucs- et très très mal parce que je ne devrais pas l’être parce que je ne peux pas me le permettre et je voulais m’arracher la peau hors d’un système/machine/intestin qui a normalisé le syndrome de Stockholm à grande échelle et tant que je les avais sous la main ceux-là dans les bureaux au-dessus j’aurais voulu aller les voir et leur demander s’ils savaient ce que leurs calvities de banquiers frileux me coûtaient mais j’aurais sous doute dû leur cracher dessus ou bien pleurer car pas de place pour la nuance alors je suis resté devant la machine à gérer la pression.

Puis on a tout rangé.

La machine, les tuyaux.

La bouilloire, les tasses et le café.

On a pris nos sacs et on a refermé derrière nous.

Il m’a dit bon courage je lui ai dit bonne continuation.

Je suis allé vers mon vélo en cherchant distraitement la clef de l’antivol.

Il faisait un peu froid dehors.

J’allais attendre un peu avant d’allumer le chauffage.

*

Illustration 1
La machine © Ker Batia

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