Au soir du deuxième tour de l’élection présidentielle, les électeurs d’Hénin-Beaumont ont espoir jusqu’à la dernière minute. Dans la salle Debeyre, autant de journalistes que d’habitants, les uns face aux autres.
Les premiers, moi y compris, sont déjà rassurés depuis quelques dizaines de minutes, les résultats des premiers dépouillements tournent dans les boucles de journalistes. On a évité le pire. Les seconds sont dans le doute jusqu’à la dernière seconde. D’ici, où Marine Le Pen a récolté 67,15 % des voix, où le maire RN, Steeve Briois, a été réélu confortablement, la victoire est envisageable pour de vrai. Ou plutôt, il est inenvisageable que ce soit autrement.
20 heures pile. Le résultat tombe, les insultes, le rouge qui monte aux joues, les cris, la colère, puis l’accalmie. Dans le live de Mediapart, j’écris qu’« on entend “ trucage ”, “ triche ” , “ résultats bidon ” dans presque toutes les conversations. Et aucune explication sur le fonctionnement et la temporalité de la soirée électorale ne parvient à éteindre le soupçon ».
L’annonce des résultats depuis le bureau centralisateur de Hénin Beaumont, fief RN.
— Khedidja Zerouali (@khedidjabe) April 24, 2022
Depuis, la salle se vide petit à petit et les résultats définitifs de la commune ont été donnés : 67,15% pour Marine Le Pen. Quand Emmanuel Macron a fait son discours, ils ont baissé le volume. pic.twitter.com/29RpW2FQw5
Comme d’autres de nos confrères, nous publions un court extrait vidéo où l’on voit les habitants du fief RN réagir aux résultats qui s’affichent sur les grandes télévisions. Depuis, ces vidéos ont explosé. L’une a d’abord été publiée par notre confrère de la Voix du Nord, Youenn Martin, puis une autre, même moment, autre angle, sur mon compte Twitter personnel.
Au premier plan, une mère et une fille fulminent, l’une insulte, l’autre brandit un doigt d’honneur immortalisé par une dizaine de caméras, de photographes. Au second plan, deux jeunes se font un check, ravis que la France ne soit pas passée sous le giron du Rassemblement national. Dans un article de France Info, l’un d’entre eux, proche de La France insoumise, explique : « Je ne cautionne pas leur geste mais je comprends les raisons. Il y a une amertume dans le bassin minier, un profond sentiment d’abandon. Elles avaient un espoir d’un changement. »
Mardi midi, la vidéo de notre confrère de la Voix du Nord avait été vue presque sept millions de fois. Son compte Twitter est depuis passé en privé. Ma vidéo a été vue, sur Twitter, quarante mille fois et plus de quatre millions de fois sur TikTok, via le compte du média HugoDécrypte. Cette séquence s’est fait une place sur les plateaux de télévision, jusqu’à TPMP qui rit à gorge déployée.
Cet emballement disproportionné en dit long sur la déconnexion d’une partie de notre profession, d’une partie des cercles militants, enfermés dans nos bulles informatives au point de sembler étonnés par une simple vidéo de réactions déçues d’électeurs du RN. Il faudrait réaliser qu’ils sont désormais plus de treize millions, en France, à souscrire au projet de la préférence nationale. Dans mon village du sud de la France, ils sont 61 %. Il n’est plus l’heure pour une première rencontre.

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Cette vidéo d’une minute a fait réagir élus et militants et a été à l’origine de nombreux articles : en voici un supplémentaire.
J’écris pour dire mon malaise face à cet emballement, face aux nombreux commentaires que j’ai pu recevoir, ou que j’ai pu lire ailleurs.
Il y a, d’une part, ceux qui manifestent un mépris social clair pour les habitants de la commune, se moquant de leurs manières de parler, de s’habiller, renvoyant la commune à une imagerie « beauf » bien commune, s’appuyant sur une réalité sociale bien connue : Hénin-Beaumont connaît un taux de pauvreté de plus de 23 %, avec 11,50 % de chômeurs parmi les actifs, des chiffres largement au-dessus des moyennes nationales. Les pauvres, surtout du Nord (considérant que ces deux femmes en font partie, alors que nous n’en savons rien) seraient ignares par essence. Je lis, pêle-mêle : « Pauvres enfants consanguins », « Je te comprends tellement kamini… ça devait pas être facile », « les ksos on dirait du bétail cmt ils communiquent », « moi, ce que j’ai constaté c’est que la plus jeune avait toutes ses dents. Elle ne doit pas être du nord. »
Il y a, aussi, ceux qui extrapolent une vidéo de quelques secondes, débattant avec force du statut social de la mère et de la fille. Sont-elles réellement précaires ? Et si elles l’étaient, cela justifierait-il leur vote pour le Rassemblement national ?
En embuscade, ceux qui sont prêts à écraser les musulmans et les racisés au nom de la défense de précaires dont ils n’ont que faire le reste de l’année. Comme si on ne pouvait pas dénoncer, d’une même voix, la précarité et le racisme. Comme s’ils s’entêtaient à ne pas voir le libéralisme de Marine Le Pen, qui ne sera la sauveuse d’aucun travailleur, d’aucun précaire.
Peu importe. La nuance s’envole avec le nombre de likes. Henri, que je ne connais pas, estime que « cette France-là est moins chic mais beaucoup plus respectable que le microcosme dégénéré dans lequel vous évoluez probablement ». David, que je ne connais pas non plus, nous livre une analyse politique au ras des pâquerettes, bien xénophobe, bien rédutrice : « En lisant les commentaires sous ce tweet, on comprend pourquoi la droite nationale ne gagnera jamais : Jean électeur peut voter comme le bourgeois qui le méprise ou que l’Arabe qui l’agresse, mais ne consentira jamais à être dans le camp du travailleur ch’ti, trop “cringe”. »
Et encore, et encore. Ceux-là ne sont pas plus brillants que les premiers. Et on se retrouve coincée entre deux mépris.

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Le soir même, comme nos confrères, nous passions rapidement à autre chose. Nous interrogions les personnes présentes sur les résultats, avant de dériver et de parler des petits salaires, de maigres retraites. Puis venait la question de l’immigration, quitte à entendre et à prendre en note les pires propos racistes et islamophobes, ceux qu’on entend toute la journée sur CNews et qu’on recrache dans un sourire qui fait froid dans le dos.
Comme quand, au cours de la soirée, un homme a crié « Guérilla » et que tous ont opiné du chef autour. Comme quand, au cours d’une seule journée, on m’a fait remarquer à plusieurs reprises que j’étais « polie », « sympathique », « pas agressive », sous-entendu pour une Arabe. Comme lorsque, dans l’après-midi, dans un café PMU chaleureux, Guillaume m’a ramenée plusieurs fois à ma qualité de musulmane, avant d’asséner, tranquillement, que si sa fille se convertit à l’islam, il ira brûler la famille de sa copine qui porte le voile et qui l’a très certainement embrigadée : « Je préfère finir en taule que ma fille soit musulmane. » Et Arnaud qui m’annonce, tranquillement, qu’« un jour ce sera le contraire, des Français qui feront des attentats contre les étrangers et faudra pas s’étonner ».
Je ne viendrai pas en défense de racistes du genre, ni dans un billet de blog, ni dans un article, ni jamais. La parole raciste n’est jamais légitime, ni quand elle est prononcée par la petite bourgeoisie de droite, ni quand elle est prononcée par des travailleurs précaires. Cependant, il semblerait que l’on doit encore rappeler qu’expliquer n’est pas excuser. Alors, je le rappelle ici, assommée par la bêtise des nombreux commentaires que j’ai pu lire. L’extrême droite fait son lit sur le sentiment de déclassement d’une partie de la population française et ajouter du mépris au mépris ne résoudra rien.
La posture de ceux qui se contentent de s’offusquer ou ricaner me semble non seulement contre-productive, mais surtout dangereuse alors que l’extrême droite, sous toutes ses formes, ne cesse d’élargir son influence.
De cette journée électorale à Hénin-Beaumont, j’aurais préféré que l’on retienne autre chose que quelques secondes de vidéo et qu’un doigt d’honneur. Parce qu’à Hénin, il y a aussi Massimo, ancien ouvrier du BTP d’origine italienne, qui traîne dans les rues de la commune, qui connaît tout le monde et qui conchie les fachos. Dans nos colonnes, il raconte ce que le travail de la mine, pour le grand-père, du bâtiment, pour lui, a fait à son dos et à ses mains. J’aurais aimé qu’on retienne que lui aussi sent le déclassement et que, lui aussi galère et cela ne le pousse pas forcément dans les pires retranchements. J’aurais souhaité qu’on retienne ce reportage de mon confrère de France Info, qui raconte avec finesse comment toute une ville est passée sous le giron du RN, le bar qui n’ouvrira qu’en cas de victoire, le maire que l’on appelle par son prénom.