Merci de m’avoir remercié.
En ces temps compliqués, durs, tristes parfois, je tenais à remercier la direction de la «résidence services pour seniors» qui m’a embauchée voici trois mois. J’ai été enrôlé pour améliorer la «qualité de service, la communication» au restaurant, réorganiser le temps de travail afin d’accorder plus d’attention aux personnes âgées, clientes du restaurant. Ce que je pense avoir mené à bien, mais le confinement est passé par là et désormais nous servons en plateau dans les appartement, à toute vitesse. Alors que j’avais la promesse de voir mon contrat reconduit, trois mois plus tard, me voilà remercié pour ne pas avoir été assez «rapide et efficace» sans qu’aucune remarque ne m’ait été adressée à ce sujet.
A l’heure où les résidents de ce lieu se retrouvent enfermés chez eux, confinés, ne peuvent plus recevoir leur famille ou qui que ce soit, moi qui distribuais les plateaux-repas encore hier, mettais un point d’honneur à ne pas faire de l’«envoi», à m’enquérir de leur état mental et de santé quand je leur livrais leur repas, me voilà remercié pour ne pas avoir été assez «rapide et efficace». Comment peut-on parler de qualité et de bien-être ? Cette «qualité» que vous mettez à l’honneur dans tous vos documents protocolaires devrait être remplacée par le terme adéquat : productivité.
J’ai eu plaisir à rencontrer les résidents, à échanger avec eux, à les découvrir. Mais je suis écœuré par ce manque d’humanité qui apparaît crûment sous le verni craquelé de votre bien-pensance - votre souci de l’argent. Comment peut-on prétendre à de l’humanité lorsque seul l’argent compte ? Je pense ne pas avoir fait mal mon travail - peut-être en témoigneront-ils ? - seulement, les impératifs financiers et le manque à gagner en temps de crise sanitaire ont eu raison de mon emploi.
Comment croire en l’humain quand celui-ci n’est plus qu’un chiffre ? C’est pourquoi je tenais à remercier ma direction pour m’avoir remercié. Il est hors de question que je mette mon humanité au service de votre portefeuille. Il est hors de question que vous m’employiez pour assouvir vos désirs d’avoir quand il s’agit d’être, quand il s’agit d’êtres.
Ne me faîtes pas croire que vous prêtez attention à ces personnes qui VOUS nourrissent quand vous n’avez que des chiffres en tête. Merci de m’avoir remercié, je n’aurais pas pu continuer. Pas pu me regarder dans la glace. En êtes-vous capable ? Je pense que oui et vous le faites, avec tant de concupiscence...
Merci encore de m’avoir remercié.