Cette lettre évoque des faits de violences sexistes et sexuelles.
Il m’a souvent été posée la question de ma légitimité à filmer ou mener des recherches sur le milieu politique jeune, qu’il soit lycéen ou étudiant. Cet été, lors du tournage de mon documentaire sur les législatives du NFP (Nouveau Front populaire) à travers la France, on m’a systématiquement demandé : « Et toi, où milites-tu ? ». J’ai eu beau répondre que je suis engagée dans l’associatif avec le ciné-club politique Les Glaneuses que j’ai co-fondé, j’ai senti que la réponse n’était pas convaincante. D’abord je suis persuadée que l’associatif n’est pas jugé à la même valeur que le politique, notamment car il ne permet pas de sonder les opinions et les préférences partisanes de ses adhérent.e.s. Néanmoins, pour être tout à fait honnête, cette réponse ne m'a pas non plus suffit.
Dans la panique de ces élections, je n’ai pas eu le temps d’argumenter, ne serait-ce même qu’intérieurement. J’ai laissé les images me justifier jusqu’à la dernière étape de ce périple législatif. Dès le lendemain du résultat du second tour, en donnant la caméra à mon amie, sa question me replongea dans un vif émoi. « Pourquoi le militantisme t’intéresse autant ? ». J’ai osé parler, je l’avais déjà fait par le passé, puis j’ai aussi ajouté une idée dont je ne suis plus si sûre aujourd’hui. Elle m’a été particulièrement soufflée par des hommes de la lutte. Celle-ci repose sur ma bourgeoisie : trop peu concernée par les problématiques sociales et économiques qui touchent les Français.e.s, je n’aurais pas la rage. Cette fureur de lutter, d’y mettre tout son être afin de faire gagner le camp de la gauche, tantôt communiste pour les uns, insoumise pour les autres. Pourtant, cet argument de ma classe sociale n’est apparu que peu de fois dans la bouche des femmes et des minorités de genre m'entourant. Aussi parce que jamais je n'ai omis de leurs expliquer entièrement mon récit, comme j’ai résisté à le faire aux hommes curieux et impatients de m’exposer leur préjugé.
Je pense effectivement que les femmes et les minorités de genre qui militent en politique sont d’abord iels-mêmes touché.e.s par des problématiques sexistes particulièrement renforcées par leur classe, leurs origines et leur identité. J’émets pourtant une réserve quant à la critique vive des hommes directement, comme l’explique la militante féministe Christine Delpy dans un article de 2017, Nos amis et Nous, sur le blog LMSI (Les Mots Sont Importants). Elle y relate ses souvenirs de militante féministe dans les années 70, mettant en lumière la stratégie des hommes militants, « nos amis » comme elle les appelle, qui consiste à être féministe afin d’attirer l’intérêt des femmes elles-mêmes féministes. Dans ce récit passionnant pour la reconnaissance de leur engagement dans la dépénalisation de l’IVG, Christine Delpy écrit à propos de la presse contactée pour publier leur tribune :
« […] Celui-ci (François Maspéro, éditeur de revues) refusa de l’éditer et proposa à la place d’en publier des extraits sous forme d’articles dans un numéro de Partisans (revue d’extrême-gauche) qui serait entièrement consacré aux femmes. Et de chercher des auteurs pour ce numéro. Et de les trouver. Qui donc, en dehors de nos camarades, devait écrire - qui devait remplir les deux tiers de la revue ? Des spécialistes. Des spécialistes de quoi ? Mais du marxisme, voyons ! ».
Plus loin :
« Nous sommes allées voir Copferman ( Émile Copferman, lui aussi éditeur) à trois. Quand nous lui avons dit que nous étions du mouvement de libération des femmes, il nous a toisées :
Quel mouvement ?
[…] Apparemment, qu’un groupe d’opprimés se constitue en groupe de lutte est un acte politique en soi dans tous les cas, sauf dans le cas des femmes *:
Comment puis-je savoir qu’il ne s’agit pas d’un mouvement petit-bourgeois ? »
*Intéressant comme n'appartenir qu’à un groupe d’engagé.e.s et non pas de politique est encore une fois jugé moins crédible (rapport à la dévalorisation du militantisme associatif, particulièrement représenté ici par et pour des femmes et minorités de genre).
Je souhaite appuyer, pour éviter toute confusion, que les minorités de genre, les racisé.e.s ou les deux, ont raison de critiquer le féminisme blanc. Cette dérive piégeante pour toutes les femmes blanches ne permet que la représentation bourgeoise de celles-ci, empêchant l’ascension des plus précarisé.e.s par notre société patriarcale et post-colonialiste. À ce sujet, bell hooks, militante féministe antiraciste parmi l'une des théoriciennes de l’intersectionnalité (l’interaction du sexisme et du racisme qui amène à la marginalisation), disait :
La question que nous devons nous poser encore et encore, c’est comment des femmes racistes peuvent s’auto-définir comme féministes ?
Cependant, je le réitère : l’opinion des hommes, ironiquement toujours blancs, sur mon « non-engagement » politique ne m’intéresse plus. Qu’ils culpabilisent eux-mêmes de leur classe est une chose, qu’ils projettent cette préoccupation sur moi en est une autre.
Je reviens à présent sur cette question, qui pourrait se résumer à « pourquoi filmer et non pas vivre le militantisme politique » ? Dans les syndicats, dans les jeunesses de partis que j’ai pourtant apprécié archiver, ou plus globalement dans les mouvements. Simplement parce que l’un de leurs membres m’a traumatisé dans mon adolescence.
Cette époque reste tout de même un beau souvenir, à l’origine notamment de mes recherches sur le syndicalisme lycéen, qui selon mon opinion personnelle ne brille plus autant aujourd’hui qu’à cette époque. Il se situe dans mes carnets entre la Loi Travail en 2016, jusqu’aux Gilets Jaunes en 2019 et en passant par la réforme de Parcoursup en 2018. Les initiatives militantes de cet instant riche en émotions sont encore aujourd’hui galvanisantes pour les syndicalistes étudiant.e.s mais aussi lycéen.ne.s, qu’il s’agisse du souvenir de la commune de Tolbiac (occupation de deux semaines du campus de la Sorbonne), mais aussi des blocus lycéens à répétition. L’âge d’or du syndicalisme de la fin des années 2010 fût marqué par l’émergence de nombreux syndicats lycéens tels que l’ancienne Union Syndicale Lycéenne (l’UNL, Union Nationale des Lycéen.ne.s), mais aussi le SGL (Syndicat Général Lycéen), la FIDL (Fédération Indépendante et Démocratique Lycéenne) puis un peu plus tard du MNL (Mouvement National Lycéen).
J’ai donc commencé ma politisation à cette époque, notamment grâce à des ami.e.s mais aussi un accès privilégié à la culture et à l’actualité. Originaire d’un lycée parisien bourgeois-bohème (thème anciennement à la mode) souvent mobilisé, j’ai voulu participé à la vie politique en m’engageant dans les instances lycéens telles que le CAVL (Conseil Académique de la Vie Lycéenne) de Paris. Ce passage fût rapidement écourté à cause de mon agression, commise par un jeune syndicaliste de mon âge. À l’époque très fragilisée par une situation familiale plus que chaotique, j’ai certes directement pris conscience de ce geste déplacé, mais je l’ai minimisé à moi-même. S’ajoutait à ça la gestion catastrophique de l’affaire, avec le fameux : « Il est surement amoureux de vous » de la part de ma CPE, qui reste aujourd’hui encore gravé dans ma tête et qui j’en suis certaine, a contribué à dévaloriser ma perception de mon propre consentement dans les relations sexuelles et amoureuses qui ont suivi. Effectivement, peu avant mon agression j’avais senti un certain flirt s’installer avec ce lycéen, je l’avoue. Mais jamais je n’avais dit oui pour sa main à l’intérieur de ma cuisse, devant des militants amusés par mon bouleversement.
Je l’affirme à présent sans problème : cette agression est la cause des sévices sexuels que j’ai vécu par la suite dans ma vie sentimentale. Sans ça, ayant été élevée dans une famille que je juge féministe et accompagnée par une psychologue de part la situation complexe chez moi, je pense que cela ne serait pas arrivé. Certes les victimes ne sont pas responsables des violences sexistes et sexuelles qu’elles subissent, mais lorsque cela arrive, certaines minimisent et se mettent alors en situation de danger. Ça a été mon cas, et ça le sera peut-être encore malgré mon travail psy (après tout, les hommes sont créatifs quand il s’agit de piéger les femmes).
Dans les mois qui ont suivi cet évènement, le 14 Octobre 2017 précisément, l’affaire Thierry Marchal Beck sortait dans Libération : Harcèlement sexuel au MJS: «J’ai dû le masturber pour m’en débarrasser ». Par l’alignement de je ne sais quelles planètes, le lendemain, l’ancienne actrice de la série Charmed, Alyssa Milano, tweetait pour la première fois #MeToo deux semaines après la sortie de l’article du New York Times concernant le producteur Harvey Weinstein. Libération écrit à propos des cas d’agressions commises sur plusieurs femmes par TMB (Thierry Marchal-Beck) entre 2010 et 2014, alors en responsabilité puis à la présidence du MJS (Mouvement des Jeunes Socialistes) :
« […] Il (TMB) rencontre Lise (faux nom), qui y milite. Ils se plaisent et, au début, leur relation est consentie. «Ensuite, je ne pouvais plus m'en sortir», relate la jeune femme. La liaison bascule dans le harcèlement. TMB se fait pressant, ne lâche plus Lise, la couvre de SMS. Sur des motifs réels ou factices, le jeune dirigeant convoque la secrétaire nationale chez lui plutôt qu'au siège du PS. «J'ai dû le masturber pour m'en débarrasser. Il disait : "Comme tu as dit oui une fois, tu ne peux plus dire non maintenant. »
[…]
« Entre 2010 et 2011, tout va changer pour Marie. […] tout le monde chante ses louanges. A la même époque, elle a le «béguin» pour TMB. A la base, c'était un «jeu de séduction consenti des deux côtés», dit-elle sept ans plus tard. Sauf que Marie ne franchira jamais la ligne jaune : elle est en couple et n'entend pas tromper son compagnon. TMB, en revanche, tentera sa chance en permanence, faisant balader sa main sous sa jupe, entre autres. Marie dit et redit non. Courant 2011, le scénario prend une tournure politique. «J'apprends par des camarades bienveillants que le futur président se répand sur mon état psychologique supposé instable dans les instances nationales, relate l'ancienne militante qui poursuit des études de droit en parallèle. En fait, plus je disais non, plus il disait à tout le monde que je n'étais pas digne de confiance.» Du coup, Marie est lâchée par la direction, qui semble se ranger à l'avis de TMB sur sa personnalité. Elle alerte plusieurs responsables nationaux, expliquant que le futur patron du MJS est «dangereux pour les femmes et pour l'organisation». Mais en novembre 2011, Thierry Marchal-Beck est intronisé. «Et là, mon ascension dans le mouvement s'arrête net», se souvient Marie. Ni proposition ni promotion : plus rien jusqu'au départ de TMB, en 2013. Marquée, la jeune femme part étudier à l'étranger. A son retour, elle quitte le MJS. »
Cet article, bien qu’horrible, fut à l’époque un véritable soulagement pour moi, car j’étais persuadée que mon agression était l’une des conséquences organiques des mouvements politiques. Le milieu favorise les moments informels, et ces derniers amènent à l’intimité jusqu’aux relations amoureuses et parfois sexuelles, consenties ou non. Les Bureaux Nationaux étants à l’époque majoritairement constitués de jeunes hommes (pour les « simples militants », il est important de rappeler que leur place dans la société les rend oppresseurs qu’importe la hiérarchie de ces organisations), la ligne était et reste fine entre l’amour militant et l’abus de pouvoir. Comment ne pas évoquer aussi la fameuse castorisation, rapportée dans Le Monde le 17 Octobre 2017 (soit 3 jours après l’article de Libé sur TMB) et concernant la gestion sexuelle et émotionnelle des militantes de l’UNEF (Union Nationale des Étudiant.e.s de France) ? Dans son enquête sortie en 2017 (Harcèlement sexuel : la parole se libère à l’UNEF) le journaliste Abel Mestre explique ce terme resté dans le milieu syndical : « construire le syndicat à coups de queue ».
Il serait trop facile de dire qu’aujourd’hui les choses ont changé. J’entends régulièrement que les cas de VSS (violences sexistes et sexuelles) sont révélés car plus identifiés dans les organisations politiques. J’ai deux questions à cela : Si les VSS sont identifiées, pourquoi ne sont-elles pas prévenues ? Et de la même façon, pourquoi sont elles presque uniquement révélées par la presse ?
Prenons spécifiquement LFI (La France Insoumise) : Adrien Quatennens, ex député NUPES (Nouvelle Union populaire écologique et sociale) condamné pour violences conjugales, Éric Coquerel, député NFP président de la Commission des Finances à l’Assemblée Nationale, réceptionnaire de plainte pour harcèlement sexuel, Taha Bouhafs, investit NUPES aux législatives de 2022, accusé de VSS, Thomas Portes, député NFP accusé d’harcèlement sexuel lorsqu’il militait au PCF (Parti Communiste Français) et enfin Hugo Prevost, ex député NFP accusé de VSS lorsqu’il était Secrétaire National du syndicat étudiant l’UE (Union Étudiante). Comment expliquer la sur-présence de ces affaires, rarement exposé publiquement malgré leur traitement de la CVSS (cellule de violences sexistes et sexuelles) d’Egae (mise en place par la militante féministe Caroline De Haas) ? Il est en tout cas intéressant d’observer les décisions prises au sein de LFI, symptomatique de ce fameux risque de décrédibiliser tout un mouvement. La plupart n’ont pas bougé, Adrien Quatennens avait même été réinvesti lors des dernières législatives, avant que le NFP fasse pression sur LFI et qu’il se désiste. Le seul écarté fut Taha Bouhafs, de crainte que les accusations à son encontre ne sortirait durant sa campagne (et Hugo Prévost alors ? Investi malgré les soupçons qui circulaient … Doit-on y voir un racisme dans la gestion interne de la CVSS ?). Je me permets de taire quelconques avis des militant.e.s qui pensent que je n'aime pas la FI. Cette exigence féministe vient justement de mon estime pour son projet politique. Car il est difficile de faire le ménage : nombre de ces hommes politiques sont d' anciens militants d'organisations de jeunesses, ils connaissent le terrain et ils sont fiables dans leur engagement. Pourtant, ne pourraient-ils pas être remplacés par des femmes ?
Non, car elles sont parties.
Comme Marie après que Thierry Marchal-Beck ne l’ai harcelé puis décrédibiliser aux yeux du mouvement, comme Aurélie Fillippetti victime des violences conjugales physiques et verbales de Thomas Piketty, comme Jeanne victime des violences conjugales psychologiques de Julien Bayou, jusqu’à tenter de se donner la mort en écrivant par messages à des membres de EELV (Europe Écologie Les Verts) : « […] mourir pour protéger les autres. Pour que quelqu’un se décide à poser les questions, écouter les réponses. Ne pas nous isoler nous. Et l’éloigner des lieux de pouvoir et de militance » (enquête de Reporterre en 2022 : Affaire Julien Bayou : les femmes parlent). Comme tant d’autres que nous ne connaissons pas … Et puis comme moi.
Qu’est que j’aimerais faire de la politique ! Dans mon documentaire, je pose un regard admiratif sur les jeunes de partis et de mouvements que j’ai rencontrés. Parfois j’observe celles et ceux de mon âge aujourd’hui en responsabilité, des fois carrément cadres politiques. Il m’arrive même de m’imaginer parmi elles et eux, seulement quelques fois. Mais voilà, je n’ai pas survécu à ce darwinisme du militantisme qui ne visent que les femmes, les minorités de genre mais aussi les personnes racisées, très souvent oubliées des partis. Celles et ceux qui restent sont les plus résistant.e.s et les autres peuvent aller pleurer leur faiblesse ailleurs. Je m’interroge alors sur un monde différent, où chaque manifestation ne me donne pas la boule au ventre d’imaginer que des agresseurs sont présents (le mien ne risque pas de revenir, il a disparu des radars il y a plusieurs années). Où je ne pleure pas dès que j’apprends un énième fait de la part d’un politicien. Où je n’en veux pas éternellement à ceux qui ont réussi à rester, simplement parce qu’ils sont les enfants rois des chefs à plumes de la gauche. Soyons réalistes, ce monde différent, il n’arrivera jamais dans le modèle politique actuel, basé sur la domination d’une personne sur une autre afin d’asservir son pouvoir tel un Prince. Ils ont tous lu le livre, ils l’ont tous adoré.
Aujourd’hui, me voici replongée dans mes journaux intimes du lycée, pour retrouver les causes de cet absence de militantisme politique. En tournant les pages, je trouve enfin ce passage sur mon agresseur : « Qui est-il pour t’avoir rendu si faible ? Tu es une battante, un jour tu n’auras plus peur ».
À cette fille-là, je réponds que oui, peut-être un jour.
Merci de m'avoir lu,
Kiara RS
PS : Merci à Nina B. d'avoir glâné l'article de Christine Delpy et plus généralement à mes ami.e.s de m'aider depuis presque dix ans.