En parcourant la presse ces derniers jours concernant la situation ukrainienne, j'ai l'impression que les agissements des uns et des autres fournissent le terreau à de vilaines mauvaises herbes. Ces mauvaises herbes c'est principalement la disparition d'une analyse objective de la situation, annihilée derrière le déploiement de vieux réflexes d'opinion qui vont de "L'esprit de liberté de l'Europe va bientôt mettre un terme aux dernières convulsions du modèle soviétique" à "L'Empire contre-attaque" (en substance).
Face à ce déferlement de réponses à des questions qui ne devraient plus être posées que par des nostalgiques de la Guerre Froide et quelques rédacteurs en chef en manque de ventes (côté occidental ou russe), posons-nous modestement une liste de questions sur la situation ukrainienne. Le questionnement sera bien plus productif qu'une glose sur les opinions des uns et des autres. [Le questionnement suit le déroulement chronologique des évènements]
Je me risque à quelques commentaires sur certaines des questions, ces commentaires n'engagent que moi au regard des faits que j'ai pu relever.
- Pouvait-on prévoir que l'accord d'association avec l'UE ne serait pas nécessairement signé en novembre ?
[La réponse est clairement oui, de nombreux analystes exprimèrent des doutes, cependant le sentiment véhiculé de manière majoritaire était que c'était le moment où il fallait signer] - Quelle est l'étendue de la responsabilité des responsables européens, des responsables ukrainiens ou des responsables russes concernant l'absence de signature de l'accord ?
[Quelques faits : Il y a eu des pressions russes pour que l'Ukraine reconsidère sa position. Jusqu'à mi-octobre, les médias louaient l'Ukraine pour les "gestes de bonne volonté" du gouvernement Ianoukovitch qui s'était fait le chantre du rapprochement avec l'UE (source). Si ce rapprochement était lié à de savants calculs de la part du pouvoir et des oligarques il semblait fermement acté. Ce sont les responsables européens (certains) qui ont mis un frein à cela en focalisant sur le sort de Ioulia Timochenko (et d'autres réformes) avant de se rétracter au dernier moment (malgré le fait que les textes censés devoir améliorer sa condition n'aient pas été adoptés et que les réformes n'aient pas été adoptés). L'Europe, tout autant que le pouvoir avait des raisons de changer d'avis en novembre 2013. D'autant plus que la Russie avait refait pencher la balance en sa faveur en mettant sur la table des conditions économiques et financières particulièrement avantageuses pour l'Ukraine. Ianoukovitch a sans doute manqué de talent dans sa communication sur l'affaire... etc...] - Dans quelle mesure les nombreuses campagnes d'ONG (ukrainiennes et étrangères) menées en Ukraine en octobre-novembre en faveur de la signature de l'accord d'association a pu accentuer le légitime sentiment de "trahison" d'une vaste partie des ukrainiens ?
- Fallait-il refuser d'attendre un an (ou moins, si l'accord d'association était signé avant) pour porter au pouvoir une autre ligne politique ?
- Du point de vue de Ianoukovitch, et de la vie politique ukrainienne interne, était-ce légitime de repousser la signature de l'accord ?
[difficile de répondre j'en conviens] - Fallait-il diffuser l'idée que l'accord devait être signé en novembre dernier ?
- Était-ce justifié de faire comprendre à l'Ukraine que la signature de l'accord d'association lui permettrait de trouver plus facilement un accord avec le FMI ?
[alors que le FMI exigeait des choses politiquement délicates à cette date et que le FMI a refusé d'assouplir certaines conditions exigée pour un nouvel accord] ? - Cet assouplissement souhaité par Kiev entre la suspension et le sommet de Vilnius aurait-il pu sauver l'accord et aurait-il été accordé à un autre gouvernement ?
- Fallait-il jeter de l'huile sur le feu en répandant rapidement l'idée que l'Ukraine allait entrer dans l'Union Douanière russe ?
(Ce qui n'était pas le cas, et qui aurait de toute manière été rapidement renversé lors d'un changement de majorité). - Peut-on pointer qu'il aurait judicieux d'essayer (au moins) d'associer la Russie aux discussions du seul fait de l'histoire ukrainienne, de la position géostratégique de l'Ukraine et que ce fut une erreur de se fonder sur des arguments techniques pour refuser d'associer la Russie à la discussion ? La Russie aurait également pu manifester son intérêt plus tôt (difficile néanmoins de retrouver la trace de telles manifestations d'intérêts)
- Les responsables avaient-ils conscience de la manière dont les manifestations spontanées pourraient évoluer et/ou dégénérer ?
[Oui, des analystes en Ukraine pointaient déjà que si les manifestations spontanées pro-européennes se radicalisaient et si des actions policières faisaient monter la tension, la situation pourrait durer...] - L'ensemble des critiques des manifestants étaient-elles justifiées au vu des questionnements précédents ?
- Les premiers "véritables" troubles (le 29 et 30 novembre) peuvent-ils être imputés à Ianoukovitch puisqu'ils ont été suivi du limogeage du maire de Kiev et du chef de l'administration de la ville ? (voir par exemple)
- Peut-on critiquer (sans discréditer tout le mouvement) le fait que des responsables comme John McCain (ensuite beaucoup d'autres) s'affichent à côté du leader de Svoboda qui ne pèse que 3.5% dans l'opinion (2 derniers sondages SOCIS), qui appartient au Front National Européen (en qualité d'observateur) (le même que Jobbik hongrois, que le NDP allemand et qu'Aube Dorée) et qui a organisé le 1er janvier une marche pour fêter le 105ème anniversaire de la naissance de Stepan Bandera (collaborateur ukrainien qui a participé à l'incorporation de troupes ukrainiennes au sein de l'armée nazie ?
- Sait-on qui a provoqué les agressions qui ont fait monter la tension à divers points de la manifestation ?
- Dans quelle mesure connaît on les responsables des actions constitutives d'infractions pénales dans le camp des policiers et des forces anti-émeutes et dans le camp des manifestants ? Pourra t-on le connaître réellement un jour ?
- Peut-on souligner que des associations d'auto-défense ait vu le jour dès la fin novembre (date de création du groupe facebook "Auto-défense" etc...) ?
- Quelle réaction aurait-eu la Russie, les États-Unis ou d'autres pays démocratiques face à un mouvement d'une telle ampleur ?
[Probablement la même que celle des policiers ukrainiens... on se souviendra des arrestations d'opposants en Russie, des arrestations durant la Manif pour Tous, des centaines d'arrestations dans une manifestation contre le pipeline Keystone ou les brutalités policières contre le mouvement Occupy] - Était-il opportun d'adopter une loi restreignant certaines libertés fondamentales mi-janvier ? (Probablement non]
Puis de les abroger ensuite (interprété comme un recul) [Très problement non] - Après les premiers décès, était-il opportun de renforcer les pouvoirs de la police ? [Derrière une certaine logique, la durée des affrontements rendait déjà cette "solution" inopérante]
- Confrontés à des cocktails molotovs, à des trébuchets artisanaux, à divers projectiles et assauts, était il inévitable qu'il y ait des blessés graves et des morts en raison de bavures policières. [Malheureusement, au vu du déroulement des manifestations oui...]
- De ce fait, le pouvoir ukrainien aurait-il dû négocier plus tôt ?
(très probablement oui...) - Le pouvoir ukrainien aurait-il dû faire taire la contestation plus tôt ?
(du point de vue russe sans aucun doute, si cela était arrivé aux États-Unis on peut penser que l'attitude aurait été la même (certains analystes américains pensent que oui...). - Les manifestants (dans les deux camps au début, puis dans le camp de l'opposition ensuite) étaient-ils payés ? [Difficile à dire, je citerais néanmoins Philippe Mariani lors d'une interview sur iTélé le 28 février : "Cette fois je n'en sais strictement rien, mais pour avoir vécu la Révolution Orange [...] je peux vous dire que tout le monde payait les manifestants"
- Peut-on imputer à leurs véritables auteurs l'ensemble des crimes commis ?
Y aura t-il une enquête ? (Probablement non, aurait-elle été efficace de toute manière ?) - Faut il accepter de ne pas enquêter sur ce qui s'est passé à Kiev ? [C'est le choix fait par les autorités européennes pour "apaiser" la situation]
- Faut-il considérer que les 5 000 à 10 000 derniers manifestants qui chaque nuit durant la dernière semaine de mobilisation affrontaient violemment la police représentaient les aspirations légitimes et premières du peuple ukrainien qui s'était déplacé ?
- Quelle crédibilité pour l'accord international signé le 21 février ?
- Les conditions nécessaires à sa mise en oeuvre ont-elles été crées consécutivement à l'accord ? Pourquoi ? Quelle fut l'attitude des acteurs ?
- La manière dont le Parlement ukrainien a exercé ses pouvoirs entre le 22 et le 27 février était elle conforme avec les standards démocratiques internationaux et était-elle conforme avec la Constitutione Ukrainienne ?
- Les pressions exercées sur les députés ne prive t-elle pas le président par intérim et les textes adoptés de la légitimité nécessaire ?
- Le nouveau gouvernement intérimaire est-il représentatif de la société ukrainienne dans sa diversité ?[Clairement non, la situation politique ukrainienne s'est inversée en 3 jours]
- Faut il accepter que l'intégralité des administrations, forces de police, renseignement, gouverneurs soient "purgés" par le nouveau pouvoir central ?
[Je ne tiens pas un registre mais "hors les démissions", on doit bien être à plus d'une centaine de révocation diverses dans tous le pays] - Faut il fermer les yeux sur le fait que les ukrainiens de l'est et du sud peuvent se sentir légitimement heurtés par cette situation dans laquelle ils n'ont pas eu leur mot à dire ?
[Les responsables européens en étaient bien conscients si on se fie à ce que le MAE estonien dit à Catherine Ashton] - Le peuple ukrainien fait-il confiance au nouveau gouvernement ?
(Clairement pas...) - Faut-il fermer les yeux sur le fait que tout le monde (y compris les dirigeants européens) savaient que si le gouvernement ne réussissait pas à susciter la confiance à l'est et au sud, leurs habitants se réveilleraient, avec tout l'appui psychologique de la Russie et toute la force de communication de celle-ci pour défendre ses intérêts ?
- Peut-on comparer la communication russe aux affichages des responsables occidentaux à côté des leaders de Maïdan ?
- Quel degré de désinformation des deux côtés ?
(La Russie a clairement fait fort du côté de la manipulation des chiffres et des faits, mais agit dans une perspective différente) - La situation ne prête t-elle pas le flan aux accusations (exagérée certes) des responsables russes quand on connaît l'histoire russe et ukrainienne ?
[En partie oui, ce qui ne rend pas les déformations moins condamnables...] - Fallait-il refuser de voir que dans un pays comme l'Ukraine, dans les troubles consécutifs au renversement de Ianoukovitch, la Russie n'allait pas intervenir pour s'assurer qu'in fine, ses bases en mer Noire ne tombe pas dans le giron d'un état qui risque de finir dans l'UE voire dans l'OTAN ?
[Je renvoie à ce texte de Xavier Guilloux] - Peut-on critiquer la vision à courte vue des dirigeants européens, intéressés bien plus par l'application des programmes du FMI et de la Commission que par les réformes politiques qui viendront "plus tard" ?
- Quels rapports de force au sein des leaders de Maïdan - quel passif également ?
- Comment le retour de Timochenko va t-il impacter la politique ukrainienne ?
- Quel est l'état de l'opinion ukrainienne ?
[Je renvoie à mon dernier article] - Quel rôle pour les oligarques ? pour le Parti des Régions ?
- Quelle légalité pour les décisions prises en Crimée dans un contexte constitutionnel fortement mouvant et dans une situation institutionnelle non stabilisée ?
- Quel impact des sanctions internationales contre la Russie sur les relations avec la Russie pour les années à venir et sur les grands dossiers internationaux ?
- Quelles réformes pour l'Ukraine ? (celles du FMI, celles de l'UE, celles que veulent les ukrainiens ?)
- Quelles conditions pour la future présidentielle ?
- Le pays peut-il être stabilisé dans la situation actuelle sans une reconfiguration du pays (et si non laquelle) ?
[...]
Faut il oublier toutes ces questions en se cachant derrière les discours passéistes et les vieux réflexes idéologiques ? La réponse est non.