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Billet de blog 2 mai 2017

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Les angles morts du vote barrage

Des voix de plus en plus nombreuses s’efforcent à dénoncer le refus de voter pour Emmanuel Macron, au meilleur cas, comme un réflexe irrationnel, au pire, comme une complicité avec l’extrême droite. Pourtant les arguments employés en faveur du vote barrage ont tendance à représenter les enjeux dans une perspective qui est tout sauf évidente.

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Des voix de plus en plus nombreuses s’efforcent à dénoncer le refus de voter pour Emmanuel Macron, au meilleur cas, comme un réflexe irrationnel sous l’emprise de l’émotion ou comme une bêtise d’esprits puérils sans conscience historique, au pire, comme une aberration irresponsable voire une complicité criminelle avec l’extrême droite. La virulence de ces tentatives d’étouffer dans l’œuf tout débat sinon toute réflexion sur la décision de dimanche ne donne pas le meilleur exemple d’une position rationnelle, mature et responsable. Dans l’intérêt d’y « voir clair », un débat sans dénigrement ni accusation serait pourtant salutaire. Car les arguments employés en faveur du vote barrage ont tendance à représenter les enjeux dans une perspective qui est tout sauf évidente, et dont les angles morts méritent d’être mieux éclairés si l’on veut être préparé pour affronter la menace néofasciste.

Dire que le néolibéralisme serait le « moindre mal » face au néofascisme menaçant, c’est oublier que les deux sont surtout deux faces du même mal. Non seulement ils marchent traditionnellement en tandem, se servant réciproquement de prétextes pour souder leurs adhérents et faire taire leurs adversaires sans jamais sérieusement s’attaquer l’un l’autre, mais ils fonctionnent aussi selon une même logique, dont les deux axes sont la concurrence généralisée (entre les individus ou entre les peuples) et l’autorité irrévocable (des propriétaires ou des dirigeants). Intrinsèquement incompatibles avec une société solidaire et démocratique, les deux régimes ne sont, en revanche, nullement incompatibles entre eux, et aucun des deux ne représente un rempart contre l’autre. Le rappeler n’est pas succomber à la « dédiabolisation » du fascisme mais refuser la dédiabolisation du capitalisme qui l’a enfanté.

Dire que la haine de l’autre, énergie principale du fascisme, serait infiniment plus ravageuse que la concurrence dont le libéralisme fait sa raison d’être, c’est oublier que le modèle de cet « autre » que vise la haine fasciste est justement le concurrent. Cette haine n’est pas un résidu barbare de la nature humaine ni une faille de caractère des couches inférieures, mais le produit de la division sociale qui est le moteur d’une société libérale. Cette société ne fonctionne qu’en produisant en permanence des perdants et des gagnants, et la haine, la peur, le ressentiment des premiers n’est que le revers du mépris, de l’ambition et de l’arrogance des seconds. En attisant ces sentiments respectivement chez les uns et chez les autres, le fascisme et le libéralisme se partagent le travail de la division. Si la haine furieuse de ceux qui craignent de perdre fait plus peur que l’assurance brutale de ceux qui comptent gagner, il ne s’agit pas moins de deux formes d’une même énergie destructrice, manifestations concomitantes d’une société transformée en guerre de tous contre tous, dont les premières victimes sont toujours les plus faibles.

Dire qu’il faudrait faire la part entre les adversaires libéraux pourtant authentiquement démocratiques et les ennemis fascistes de la démocratie, c’est oublier que le coup le plus dur contre la démocratie de ces dernières années a été porté par les représentants libéraux de l’Union Européenne lorsque, à l’occasion du référendum grec, ils ont acté qu’aucun vote populaire ne saurait s’opposer aux traités. Ce n’est qu’un exemple particulièrement explicite du caractère profondément antidémocratique de l’idéologie libérale, qui préfère systématiquement les institutions autoritaires, y compris en France, où la démocratie a été maintes fois balayée au service des marchés et d’instances non-élues (du refus de respecter le référendum de 2005 jusqu’au recours régulier au 49/3 des dernières années). Dans ce contexte, les élections ressemblent de plus en plus à un rite religieux qui sert à maintenir la croyance en une démocratie déjà largement imaginaire. La technocratie européenne n’est pourtant que l’expression suprême d’une destruction progressive des institutions démocratiques au profit de hiérarchies managériales à tous les niveaux de la société, des Etats jusqu’aux entreprises et aux organismes publics. C’est ce démantèlement continu de la démocratie vécue, synonyme de « réforme » libérale, qui crée les champs de ruines sur lesquels pousse le vote fasciste.

Dire qu’une accession au pouvoir de l’extrême droite réduirait massivement l’espace d’action de la gauche c’est oublier que cet espace a été réduit à une peau de chagrin par trente ans de « révolution » néolibérale. On ne parle pas de l’état d’urgence qui rend d’ores et déjà bien réelles arrestations arbitraires et perquisitions nocturnes ; on ne parle pas de la brutalité répressive mobilisée contre les opposants aux lois libérales ; on ne parle même pas de la liberté de la presse dans un paysage médiatique que se divisent les grandes fortunes. Dans tous ces domaines, un état autoritaire ferait bien pire qu’un état libéral. Mais un espace d’action ne dépend pas seulement des libertés individuelles. Il dépend aussi des solidarités collectives, et à cet égard, la désintégration sociale produite ces dernières décennies par la mise en concurrence de tous contre tous a, à elle seule, diminué l’espace d’action de la gauche plus que tout état autoritaire aurait osé en rêver. Vouloir le défendre en donnant un mandat fort au libéralisme assumé risque de le restreindre à l’espace virtuel dans lequel se cantonne « l’action » des intellectuels.

Dire que l’on ne peut prendre le risque de laisser arriver le fascisme au pouvoir c’est oublier qu’une victoire électorale du Front National ne signifie sa prise de pouvoir que si l’on se résigne à le laisser faire, et que l’on continue à jouer le jeu de la démocratie formelle en attendant que ce même parti y mette un point d’arrêt. Une résistance civile à même d’empêcher la prise de pouvoir d’un Front National gagnant exigerait certes une rupture avec les institutions de la République, plus dure et plus immédiate que celle que la France Insoumise souhaitait amener. Il est vrai que la « révolution citoyenne » a mal (voire pas du tout) préparé ce « plan B ». Le refus de la gauche d’imaginer la victoire de l’extrême droite autrement que comme apocalypse finale l’a empêchée d’envisager des stratégies réalistes pour le « jour d’après », qui ne pourront certainement pas se contenter de manifestations et de tracts. Or il est grand temps de s’y mettre, car même la défaite du Front National dimanche prochain ne fera que reporter l’échéance de quelques années, et si la gauche se range aujourd'hui derrière le candidat libéral, cédant au Front National le rôle trompeur du seul adversaire restant du capital, il affrontera ce combat à venir plus fort que jamais.

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