Le 13 novembre 2015, un groupe de jeunes hommes, majoritairement Français issus des banlieues de Paris ou des quartiers de Bruxelles, tuaient dans plusieurs attaques à Saint-Denis et dans les 10e et 11e arrondissements de Paris 130 personnes, majoritairement des jeunes Français et Françaises. Comme on le sait maintenant, l’attaque fut commanditée par un jeune Belge issu du même quartier Bruxellois que plusieurs assaillants et acteurs d’attentats préalables. Il s’agissait, de toute évidence, d’une attaque meurtrière de jeunes Européens francophones contre des jeunes Européens francophones.
Le lendemain, deux discours, étrangement parallèles dans leur posture martiale et leur rhétorique incantatoire, étrangement unanimes dans leur présentation des faits, nous apprirent que ces évènements seraient des actes de guerre, inscrits dans un affrontement décisif entre deux armées qui agiraient au nom de deux communautés différentes, deux territoires séparés et deux systèmes de valeurs opposés. D’un côté, une armée qualifiée selon le cas de « groupe des croyants des soldats du califat » ou d’« armée terroriste », implantée au Proche Orient et revendiquant une version pure de l’Islam ; de l’autre côté, les forces de la France, qualifiée selon le cas de « capitale des abominations et de la perversion » portant « la bannière de la croix en Europe », ou de « pays libre qui parle à l’ensemble de la planète », défendant « partout dans le monde » les « valeurs » des droits de l’homme. Aux jugements de valeur près, ces deux discours proposaient une même grille de lecture, qui fut immédiatement adoptée par la quasi-totalité des médias et de la classe politique française.
Cette lecture s’appuie sur un fait indéniable : les attentats qui éclatent, à un rythme de plus en plus effréné, au sein de la société européenne, ne peuvent être dissociés des guerres qui ravagent, à une échelle de plus en plus dévastatrice, les pays du Proche et du Moyen Orient. Les deux sites sont liés par deux mouvements corrélés : d’une part, l’implication des états européens, dont la France, dans ces guerres, que ce soit directement (par des frappes aériennes) ou indirectement (par des ventes d’armes) ; d’autre part, un flux massif de réfugiés fuyant ces guerres vers les pays européens, dont la France. Sur un mode sensiblement différent, des mouvements analogues ont aussi lieu dans l’autre sens : d’un côté, l’implication explicite des groupes armés actifs au Proche Orient dans des attentats commis en Europe ou contre des civils européens, de l’autre côté, un afflux non négligeable de jeunes Européens vers les pays du Proche Orient, non pas pour fuir la guerre mais pour y participer. Ces mouvements bipolaires ne constituent certes qu’un aspect très partiel du vaste réseau d’affrontements et de migrations qui s’enchevêtrent à l’échelle régionale et globale, mais ils se prêtent à la construction d’une image dualiste de deux puissances ennemies liées entre elles par un échange simultané d’agressions militaires et de populations migrantes.
Pour en arriver à la lecture proposée par les communiqués du 14 novembre, il ne reste qu’à y ajouter l’emballage idéologique : les attentats, début d’une « tempête » selon l’un, feraient partie d’une guerre sainte pour défendre l’Islam contre une croisade ; la riposte, « impitoyable » selon l’autre, serait animée par un esprit de la défense des droits de l’homme contre la barbarie. Seul incohérence dans ce parallélisme des discours : contrairement à l’accueil favorable que les djihadistes réservent aux combattants européens, les Européens sont généralement plus réticents à considérer les demandeurs d’asile comme alliés naturels.
Les commentateurs occidentaux n’ont pas tardé à dénoncer, à juste titre, le caractère mensonger, cynique, voire surréaliste des références coraniques de Daesh. Comment ne pas voir le mensonge si un mouvement dont les principales victimes sont des musulmans, accuse la France de combattre l’Islam et de frapper des musulmans ? Comment ne pas noter le cynisme si une action commanditée par quelqu’un qui s’est fait filmer en souriant au volant d’un pick-up plein de corps massacrés, se dit être dirigée contre « l’abomination et la perversion » ? Comment ne pas trouver surréaliste que la revendication jubilatoire d’un carnage commence avec l’invocation d’« Allah le Tout Miséricordieux » ? Ils étaient cependant moins nombreux à trouver mensonger que les frappes aériennes de la coalition, tuant des centaines de civils et semant la terreur dans la région, soient présentées comme une action contre la barbarie ; moins nombreux également à trouver cynique qu’un état qui s’apprête à installer un état d’exception bafouant les libertés civiques, se dit avoir été ciblé en tant que « pays libre » ; moins nombreux aussi à trouver surréaliste que l’allié et fournisseur d’armes des dictatures égyptienne et saoudienne proclame défendre les valeurs des droits de l’homme partout dans le monde. Ils étaient peu nombreux, mais encore ils étaient là – chercheurs, journalistes, syndicalistes, même six députés (sur 558) – à dénoncer la myopie de l’acharnement guerrier, l’incohérence de la politique étrangère, la futilité de l’état d’urgence, la paralysie du débat démocratique.
Inutile de répéter ici leurs arguments, bien connus et somme toute assez simples. On n’a en effet pas besoin d’être un spécialiste ni un intellectuel pour comprendre que le discours de l’union sacrée, et les mesures qui implémentent son esprit, ne peuvent qu’aggraver la situation. Et pourtant, on se tromperait en dénonçant ces mesures comme étant contraires aux valeurs mêmes qu’elles veulent défendre. On se tromperait, car on commettrait la double erreur de penser que, premièrement, la France a été attaquée en raison de ses valeurs (ou ses « abominations », selon le point de vue), et que sa riposte, appropriée ou pas, aurait pour but de défendre ces valeurs (ou d’en combattre d’autres). La politique étrangère de la France n’a jamais été perturbée par un souci de « valeurs », pas plus que celle de n’importe quel autre pays, et pas plus que celle de l’Etat Islamique, dont le rapport à l’Islam est aussi abstrait et creux que celui de la France aux droits de l’homme. Si les discours après-attentat des deux côtés apparaissent si étrangement parallèles, c’est que les « valeurs » dont ils se réclament sont en effet parfaitement interchangeables dans la mesure où leur contenu respectif n’a aucun impact sur les actions qu’elles sont censées inspirer.
On manque le point si l’on s’arrête aux valeurs prétendument attaquées ou défendues. Pense-t-on vraiment qu’un jeune de Courcouronnes qui tire sur des jeunes du 10e arrondissement soit motivé par la haine d’une « société ouverte et métissée » ou par un dégout de la « perversion »? Pense-t-on vraiment que les députés socialistes qui adoptent des lois dignes d’un état policier dans un désir assumé de « massacrer » et de « crever » l’ennemi soient animés par un pathos humaniste ou par une vocation de croisé ? Toutes ces « valeurs », laïques ou religieuses, morales ou nationales, sont finalement assez arbitraires – ce qui compte, et ce qui explique leur invocation permanente, pathétique et rituelle, n’est pas leur contenu, mais la forme qu’elles prennent dans de tels moments: la forme d’hymnes et de drapeaux, de mythes et de promesses, soudant une communauté qui les partage contre une autre qui les renie, et qui, en reniant ces valeurs pourtant universelles, se met en dehors de l’humanité, du côté des « mécréants » qu’on peut tuer sans sourciller, des « barbares » qu’il faut « neutraliser » sans état d’âme.
On n’a donc pas à s’étonner que les discours du 14 novembre et des jours suivants aient si peu à voir avec la réalité des faits. Les dénoncer comme mensongers, cyniques, surréalistes serait méconnaitre leur vocation, qui ne consiste pas à décrire ou à affronter une réalité, mais à produire et à maintenir un état d’esprit, un état d’union sacrée contre la menace commune, un état dans lequel est permis ce qui d’habitude ne l’est pas (même le meurtre), un état où se font reconnaître amis et ennemis, où « ce que nous sommes » se révèle par le prisme de ceux qui ne sont pas « nous ». Cet état d’esprit qui soude et sépare, qui unit et expulse, qui fortifie et neutralise, c’est l’état d’exception à l’intérieur même de chacun, état qu’on excuse certes comme transitoire, mais qui déjà se prolonge, et risque de se prolonger encore, jusqu'à matérialiser cet état d’exception permanent qui caractérise la vision politique de l’extrême droite. Ce n’est pas juste une conjoncture ponctuelle que de voir les mesures votées ou prévues après les attentats donner vie aux vieilles revendications du Front national. Mais ce n’est pas non plus juste l’effet d’une rhétorique de guerre que le discours du gouvernement, en se rapprochant des formules de l’extrême droite, se rapproche par là même de celles de l’Etat Islamique, lui aussi foncièrement dépendant de la figure de l’ennemi.
Appeler les enfants de la patrie aux armes contre une prétendue armée terroriste, c’est faire oublier que la République a été attaquée par ses propres enfants, eux-mêmes appelés aux armes contre une prétendue tyrannie. C’est par la même logique qui permet aux extrêmes droites européennes de séduire des pans grandissants d’un électorat se sentant déclassé et menacé, que les djihadistes, ayant conquis un vaste territoire avec le soutien au moins partiel d’une population sunnite jusqu’alors exclue et dominée, peuvent attirer une partie de la jeunesse des quartiers populaires européens, déjà ciblée par des états d’urgence précédents. Horrible jeu de miroir, où chaque côté fournit à l’autre les moyens pour transformer les fantômes nés d’angoisses et d’impuissances en cauchemaresques réalités, et à conférer à la société globalisée la forme d’une guerre civile mondiale.
Pourtant, si l’ennemi, « croisé » ou « barbare », n’est au fond qu’un mirage aussi illusoire que l’espoir de pouvoir le vaincre, les forces qui engendrent ces monstres n’ont, quant à elles, rien d’illusoire. Les seuls qui en sortent gagnants sont en effet ceux qui ne succombent pas aux illusions, sachant qu’ils ne défendent pas leurs « valeurs » mais leurs intérêts. Depuis la première invasion de l’Irak qui a marqué le début des guerres actuelles, la destruction progressive des états du Proche Orient n’a cessé de profiter aux industries du pétrole et de l’armement, en même temps que le déchaînement des marchés financiers a scellé le déclin et la désintégration des sociétés européennes. Ce n’est pas sans ironie que l’état d’urgence déclaré à Paris servira à empêcher les manifestations prévues autour de la COP21 contre les crimes planétaires de l’industrie pétrolière. Ce n’est pas sans ironie non plus que l’Union européenne, qui vient d’étrangler l’économie de la Grèce pour avoir mis la réduction des inégalités au-dessus de la discipline budgétaire, autorise sans débat la France à dévier de cette même discipline pour mener la guerre déterritorialisée. Et ce n’est pas un hasard si justement la Grèce, réduite à une colonie des banques puis transformée en camp de réfugiés, tombeau des espoirs de la gauche européenne et berceau du mouvement nazi le plus terroriste du continent, ait été ostentatoirement choisie comme porte d’entrée d’au moins un des assassins de Paris, cyniquement déguisé en demandeur d’asile.
Doit-on se résigner à la vision apocalyptique d’un affrontement meurtrier entre deux idéologies de la haine, nourries, tels deux jumeaux monstres, aux mamelles d’un capitalisme incontesté ? Les temps de l’horreur produisent toutefois aussi d’autres visions – comme celle d’Heinrich Mann lorsque, réfugié du nazisme en France, il imaginait l’apparition contemporaine d’Henri IV, roi poignardé à la veille de la catastrophe que fut la guerre de trente ans. L’allocution du roi assassiné aux Français est tenue en français dans l’original allemand :
« Le monde ne peut être sauvé que par l’amour. A une époque de faiblesse, on prend violence pour fermeté. (…) L’humanité n’est pas faite pour abdiquer ses rêves, qui ne sont que des réalités mal connues. Le bonheur existe. Satisfaction et abondance sont à portée de bras. Et on ne saurait poignarder les peuples. N’ayez pas peur des couteaux qu’on dépêche contre vous. Je les ai vainement redoutés. Faites mieux que moi. J’ai trop attendu. Les révolutions ne viennent jamais à point nommé : c’est pourquoi il faut les poursuivre jusqu'au bout, et à force »