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Billet de blog 5 mai 2025

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Si on veut approfondir notre démocratie, il nous faut plus d’inclusion

L’inclusion n’est pas une revendication communautaire, mais un approfondissement de la démocratie. Portée parfois par des minorités, elle profite au long terme à toute la société en élargissant les droits, en transformant les structures collectives et en créant de nouveaux imaginaires.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La diversité et l’inclusion sont-ils devenus de gros mots ? Contrairement à ce que suggère l’ouvrage collectif Face à l’obscurantisme woke (PUF, 2025), l’inclusion n’est pas une invention du “wokisme”, mais un principe déjà présent dans l’histoire des droits sociaux et de notre démocratie : de l’école républicaine à la santé publique, de l’accessibilité des infrastructures aux personnes en situation de handicap, à la parité femmes-hommes dans les instances politiques. L’inclusion, et son moyen de mise en action, les politiques inclusives, sont des réponses à des exclusions structurelles (ou “systémiques” — un autre gros mot si l’on en croit les auteurs susmentionnés), et en aucun cas une faveur à des supposées revendications identitaires de mouvements minoritaires. Ainsi, les politiques inclusives visent la participation pleine et entière de toute la population à la vie sociale, politique et professionnelle, et non pas le traitement particulier de membres de quelques groupes.

Pour nous tous et toutes qui travaillons dans le milieu de la diversité et de l’inclusion, également attaqué ces derniers temps, y compris malheureusement par une partie du monde intellectuel, nous aidons les organisations professionnelles du secteur privé et de la fonction publique à mettre en place des politiques de lutte contre les discriminations, souvent dans une volonté de leur part de répondre à des réglementations légales a minima. Avec stupéfaction, les travailleurs et travailleuses découvrent que les critères sur lesquels une personne peut être traitée différemment (discrimination) ne se limitent pas aux quatre ou cinq “classiques” (âge, sexe, origines, orientation sexuelle, etc.), mais à… vingt-cinq (et la liste évolue) : opinions politiques, activités syndicales, identité de genre, lieu de résidence, capacité à s’exprimer dans une autre langue que le français… Une illustration très pertinente qui montre par elle-même que l’inclusion ne repose pas sur une liste fermée de "populations cibles", mais sur une conception dynamique du corps social, qui s’élargit et se renouvelle en fonction des avancées démocratiques, et des restructurations socio-économiques et culturelles.

Qu’est-ce que les organisations professionnelles découvrent en l’occurrence ? Que dans la catégorie sexe, il n’y a pas que des hommes et des femmes, mais aussi des personnes intersexes (des personnes dont l’anatomie, la structure hormonale ou génétique ne correspond pas à l’un des deux sexes assignés à la naissance). Que dans le handicap, symbolisé régulièrement par le fauteuil roulant, 80 % des situations sont liées à un handicap invisible, y compris la neurodiversité ou le cancer. Que dans le mot “origines”, nous n’incluons pas seulement les “vraies” origines, mais aussi celles supposées par le reste de la société, qui enferment la personne dans des étiquettes et des préjugés (la “racialisation”).

La diversité et l’inclusion se pensent donc désormais comme évolutives, répondant idéalement à titre préventif à de nouvelles exclusions, souvent mises en avant pour des raisons micro-politiques. Je pense notamment aux personnes ayant la double nationalité, perçues ces dernières années comme non loyales à la République, ou aux personnes trans dont les maigres droits sont systématiquement attaqués ces dernières années. De plus, l’évolution technologique et démographique créera sans doute, si nous ne sommes pas vigilants, de nouvelles exclusions, et par conséquent de nouvelles catégories de discriminations. Je pense notamment aux non-usagers de l’IA, ou encore aux personnes qui n’ont pas accès à des services médicaux dignes, en raison de leur localisation géographique, ou disposant de peu de ressources sociales pour accéder et suivre des traitements efficaces (La santé est politique, 2025). L'inclusion est un mouvement vivant, ancré dans la démocratie participative.

Nancy Fraser, philosophe féministe américaine, disait qu’une démocratie véritablement juste ne peut pas se contenter d’égaliser les droits formels. Elle doit aussi créer les conditions concrètes d’une participation équitable. Cela suppose de reconnaître les exclusions structurelles, mais aussi d’en renouveler sans cesse la compréhension à mesure que la société évolue. En réalité, l’inclusion, pensée rationnellement et mise en œuvre concrètement avec l’appui de la société civile, profite à toute la population — même à ceux qui pensent ne pas en avoir besoin. L’exemple du PACS est, je crois, l’illustration la plus emblématique : une fois ouvert aux couples de même sexe, le PACS est devenu le moyen privilégié d’union des couples hétérosexuels. Ou encore plus parlant, rendre les transports accessibles n’aidera pas seulement les personnes en fauteuil roulant à prendre le métro, mais facilitera la mobilité d’une énorme partie de la population valide (y compris les parents avec poussettes, les petits enfants, les personnes âgées, les travailleurs-transporteurs, etc.)

Et pourtant, la diversité et l’inclusion trouvent des oppositions dans pratiquement tous les camps politiques. Dans un article datant de trois ans maintenant (“Islamo-leftism,” or how to conceal substantive debate about discrimination in France, Crisis Magazine), j’avais démontré le lien entre la lutte contre l'“islamo-gauchisme” et l’émergence du “wokisme”, un néologisme servant à attaquer toute pensée politique et académique contre les discriminations, notamment raciales, sexuelles et de genre. Donald Trump a fait de sa lutte contre le “wokisme” (ce qui équivaut en fin de compte à l’inclusion) une bannière de son retour à la Maison Blanche. Pendant ses cent premiers jours d’exercice, il n’y en a pas eu un seul sans annonces, communiqués, décrets, micro-décisions administratives, tweets, etc., qui n’attaquaient pas les politiques inclusives dans l’administration, les universités, l’armée, les médias, les entreprises, même les entreprises étrangères à l’étranger (voir la lettre de l’ambassade américaine adressée à ses grands fournisseurs français en mars dernier).

Les attaques actuelles contre les politiques inclusives, destinées à rendre dans un premier temps la vie d’une partie de la population plus égalitaire et digne, mais à long terme celle d’une plus grande partie de la population, minent la confiance collective. Ces discours, qui se matérialisent très rapidement en actes, installent l’idée qu’il y aurait des "vrais" citoyens et des "invités" ou "privilégiés". Ce clivage affaiblit la démocratie, la participation, et la capacité de vivre ensemble dans la pluralité. L’inclusion n’est pas une menace pour la démocratie, mais son approfondissement. Elle répond à l’exigence, formulée notamment par Nancy Fraser, de repenser sans cesse les conditions de la participation démocratique. Parce que toute société juste est une société capable de s’élargir à toutes les personnes qu’elle n’avait pas encore su entendre.

L’inclusion ne doit pas être défensive, mais affirmée comme un projet de société. Elle doit continuer à évoluer avec les luttes, les savoirs, les expériences vécues, dans une perspective qualitative plus que quantitative : en prenant en compte les besoins d’un groupe social, nous pouvons envisager une transformation plus structurelle de la société, qui affectera idéalement la vie d’une plus grande partie de la population. Par conséquent, attaquer ou mettre des freins à l’inclusion empêche la population au sens large de se projeter dans de nouveaux imaginaires, qui sont de coutume portés dans un premier temps par les minorités discriminées. Et elle doit rester fidèle à sa vocation : permettre à chaque membre de la société de prendre part, à égalité, à la vie sociale, professionnelle et citoyenne. Une société inclusive est une société qui ne laisse personne de côté — ni aujourd’hui, ni demain.

Konstantinos Eleftheriadis, docteur en sciences sociales, Institut universitaire européen, consultant diversité et inclusion, fondateur du cabinet Prismata

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