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Billet de blog 11 avril 2022

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Explique-moi boomer

Battu dans toutes les classes d'âge jusqu'à 65 ans, le président sortant a bâti son succès sur les plus âgés, soucieux de priver tous les autres d'une retraite dont eux-mêmes profitent. Comment est-ce possible ? Trajectoire imaginaire d'un boomer plein de bon sens.

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Explique-moi boomer.

Boomer tu es né, au hasard, en 1951, fils d’une famille modeste en pleine ascension sociale. Tes ancêtres, à peine deux générations au-dessus, c’est le monde ancestral de la paysannerie, mais pour toi ce sera la ville et ses charmes. Dans ton enfance, tu lis Mickey, ou Pif, ou Pilote… tu portes peut-être des culottes et tu joues aux billes. Tu auras bien eu quelques frayeurs dans ton enfance, certes : la crise des missiles de Cuba, l’assassinat de Kennedy, mais enfin globalement ton monde va bien à cette époque. Tu emménages dans une grande et belle maison en périphérie d’une grande ville, ce qui te donnera l’opportunité de suivre de belles études dans un lycée du centre. Puis tu grandis et là, miracle, au moment où la société française t’insupporte, la société française explose - au moins en apparence. En 1968, tu es au lycée, pas majeur encore, mais le vent de liberté souffle sur ton front juvénile. Une belle expérience, tu n’en tireras rien d’autre que le frisson de chants à plusieurs milliers de voix dans la rue, mais donne du sens à ta toute jeune existence.

Tu fais ton service militaire au début des années 1970 – sans enthousiasme, certes, mais rien de méchant non plus, juste une année à te faire chier dans une caserne en attendant de revenir à la vie normale. Quelles peuvent être à cette époque tes pensées sur le temps qui passe, l’avenir du monde ? Peu peuplées d’inquiétude, probablement. Le rapport Meadows de 1972, les discours de René Dumont aux élections de 1974, te passent probablement assez loin au-dessus de la tête. Et la crise pétrolière de 1973 ? Sans doute assez difficile d’en comprendre les tenants et aboutissants, car elle ne te touche pas dans ta chair. A cette époque, tu votes pour le Programme commun, voire (en bon représentant d’une jeunesse « intellectuelle ») pour la LCR de Krivine. La hausse du chômage se fait menaçante, surtout pour les jeunes, à mesure que les générations du babyboom arrivent à l’âge adulte et revendiquent leur place sur le « marché du travail ». Il pourrait être un risque, une menace, mais tu as fait de belles études et à cette époque on a besoin de toi pour éduquer, soigner, juger, ou encore pour construire, fabriquer, vendre – tellement de choses variées, alors qu’explose la société de consommation : de l’électroménager, des Playmobil, des fraises Tagada, tant d’autres encore. Bref tu as pu être commercial, ou encore « cadre », comme on le disait à l’époque.

Tu te maries (ou pas), pas à l’église en tous cas, l’armée et l’église sont pour toi (pour vous tous) les grands repoussoirs des années 1970. Tu « fais ta vie », quittes le nid familial, achètes une maison. Et c’est là que les choses deviennent sérieuses. Nous sommes en 1978 : tu bascules dans la vraie vie, le crédit, la baraque à entretenir. Lourde responsabilité. Avec un petit détail cependant : avec la hausse des prix et celle des salaires, ton crédit, en quelques années, ne vaut plus rien… L’inflation a payé la maison. Avec ton premier salaire, ton premier mois de salaire entier, tu achètes un splendide appareil photo, qualité optimale. Tu voyages aussi – en Italie, dans le bloc de l’est, les îles britanniques, la Scandinavie… De ces voyages naîtront tant de belles diapositives, dont la diffusion en grand format, dans le salon, alimenteront tant de soirées familiales.

Dans ces années 1980, ça commence à puer : les deux néolibéraux radicalisés, Reagan et Thatcher, ont pris le pouvoir. On commence à parler du chômage, de la crise, du SIDA, des premiers désastres humanitaires. Mais heureusement, heureusement, il y a, le 10 mai 1981, ce grand jour dont tu te rappelleras toute ta vie, un sanglot dans la voix et dans le cœur : l’élection de Tonton, l’espoir de voir enfin renversé la société capitaliste tant décriée depuis 1968 et avant, la reprise du pouvoir par les travailleurs de leur destin. Grâce à la majorité socialiste, tu vas bénéficier de la baisse du temps de travail et de la 5e semaine de congés payés.

Les enfants grandissent peu à peu. Ils sont préservés de tout souci, de toute peur du lendemain. Vous partez en vacances, plusieurs fois par an, parcourant des milliers de kilomètres en France et à l’étranger. Tu te réjouis et te glorifies de les mettre ainsi dans les meilleures dispositions pour construire leur propre avenir. Dans les années 1990, tu as atteint la maturité (la quarantaine) et la société libérale également : avec la chute du mur de Berlin, elle prendre un hegemon mondial qui n’est pas encore contesté. Mais quelques sons disharmonieux commencent à émerger : le chômage s’installe et devient la base d’un discours politique en permanence autoréférentiel (« Nous vaincrons le chômage, parce que notre projet c’est de vaincre le chômage). On commence à entendre parler de la crise écologique qui vient : c’est encore gentillet, à ce moment, il s’agit encore de fermer le robinet pendant le lavage de dents, ou d’éteindre la lumière en quittant une pièce. Les écologistes sont les sympathiques agitateurs à chaque élection, jusqu’à ce qu’ils deviennent « force de gouvernement » avec Jospin, que tu as soutenu en 1997, bien évidemment. Son mandat est une sorte d’âge d’or pour toi : à 45-50 ans, tu es dans la plénitude de tes moyens intellectuels, physiques et professionnels. Le pays va bien, une nouvelle diminution du temps de travail est proposé, qui tombe à pic : tu sais que ta forme risque de bientôt diminuer.

Boomer, je crois que c’est à ce moment-là que nos chemins se séparent. Le 11 septembre : pour moi, 20 ans à l’époque, un tragique et horrible événement. Pour toi peut-être, la rupture d’une croyance enracinée depuis ta naissance que tu vivrais dans un monde de paix et de prospérité. Puis vint 2005 et son fameux référendum sur la constitution européenne. Bien sûr, sans même y réfléchir, parce que tout le monde le dit, le « Parti » (le PS) où tu t’es brièvement encarté, notamment, tu votes « OUI ». Pour moi, jeune naïf pas si écervelé, le tour fleurait bon l’entourloupe et je ferai le choix inverse. Puis à partir de 2007, commence l’enchaînement infernal des plébiscites quinquennaux. Je reste dubitatif quant à savoir pour qui tu votes en 2007 : « Ségo », probablement, sauf si, qui sait, le besoin, la restauration de l’autorité, tout ça… En 2012 pas de suspense, c’est Hollande qui emporte ton suffrage et c’est tout naturellement qu’en 2017, désormais presque septuagénaire, tu vas accorder ta confiance à un jeune et brillant candidat dont tu iras applaudir, dans des meetings endiablés, la rhétorique et le talent.

Cinq ans ont passé. Le pouvoir a tué, blessé, handicapé, aveuglé, martyrisé, réduit à la misère, humilié, maltraité. Certes tu n’es pas au top des nouvelles formes de communication, tu restes fidèle à la télévision nationale et à ses grands JT (la Une si tu as travaillé dans le privé, la Deux dans le public) et tu n’as guère entendu parler des usines vendues et fermées, des Gilets jaunes énucléés, de Steve Caniço noyé, de Cédric Chouviat étranglé, de Michel Zecler tabassés, des soignants renvoyés, des chômeurs affamés, pas plus que des trente affaires ou à peu près dont le pouvoir s’est rendu coupable. Certes…

Malgré tout, boomer, je ne comprends pas. Tu as des enfants, qui sont adultes désormais, qui ne sont pas à plaindre certes, mais mènent une vie contrainte entre prix du logement et tout le reste des charges incompressibles, de celles qui donnent le sentiment qu’il n’y a pas de marge, pas de place pour la vie. Qui s’interrogent sur le sens de leur travail, de leur existence, sur l’état de l’univers qu’ils vont laisser à leurs enfants. Tu as des petites-filles, dont l’histoire est encore à écrire mais dont tu sais (ce savoir restant, sans doute, très théorique dans ton esprit) qu’elles vont avoir à affronter hausses de températures, chute de la biodiversité, pollution de l’air, de la terre et de l’eau régulièrement rappelés par les instances ad hoc et auxquelles tu ne prêtes qu’une oreille distraite – compatissante certes, mais distraite.

Depuis cinq ans tes enfants, tes petits-enfants, ont été confinés, insultés, maltraités, vaccinés et pass-vaccinés. Et tu t’en fous. Tu as revoté pour le bourreau. Celui-là même qui a annoncé la couleur : la retraite à 65 ans, des travaux forcés en échange du RSA, une cession féroce de l’école et de l’Université aux lois du marché. Il y a quarante ans, boomer, en entendant ce discours tu serais descendu dans la rue en hurlant au fascisme. Aujourd’hui tu acquiesces en te pourléchant les babines et en recomptant tes SICAV. Si une nouvelle vague de Covid se profile et que les hôpitaux se remplissent à nouveau de ceux de ta génération, il ne faudra pas nous demander de solidarité. Ni de compassion.  

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