Après avoir entendu Nicole Belloubet avant la suspension, l’audience reprend à 20h04. Le président fait introduire Edouard Levrault, et le prie d’excuser la cour, son audition étant initialement prévue en fin de matinée. Aujourd’hui vice-président chargé du service correctionnel au tribunal judiciaire de Nice, le juge Levrault, né en 1977, prête serment, puis commence par regretter la configuration « inédite et singulière » de la Cour de justice de la république, devant laquelle il « ne peut faire valoir aucun droit ». Il dit avoir pâti, et pâtir encore aujourd’hui de la situation. Il entreprend ensuite de faire le récit des événements l’ayant conduit jusqu’à déposer devant la CJR.
Le juge Levrault explique dans un premier temps qu’il menait des procédures sans tenir compte de la qualité, du rang ou du statut des personnes. Il dit avoir subi des pressions et des tentatives de déstabilisation dans le cadre de ses fonctions comme magistrat détaché à Monaco, en l’occurrence en tant que juge d’instruction – une convention entre la France et Monaco prévoit en effet que des magistrats français puissent être détachés pour trois ans, une fois renouvelable, dans la principauté. Le paroxysme des entraves à son activité professionnelle survient en juin 2019, lorsqu’après avoir été informé, avec les cinq autres magistrats détachés en même temps que lui, du prolongement de son détachement, le ministre de la justice monégasque lui signifie sa non reconduction, en précisant bien qu’il s’agit d’une décision « discrétionnaire » et « non susceptible de recours ». Le juge Levrault explique s’être trouvé dans un état de « désarroi », d’autant plus que cette annonce intervient tardivement, peu de temps avant les vacances d’été et après la naissance de son deuxième enfant. Il précise avoir eu un été « très compliqué » et subi une campagne de presse « dénigrante voir diffamante ». Il avance que les autorités monégasques savaient que leur rétractation lui serait préjudiciable. De fait, il faudra attendre octobre pour qu’il soit finalement affecté à Nice, un poste qu’il précise avoir accepté, sans que cela soit son choix (le 31 octobre 2019, ndlr). Le CSM aurait envoyé une lettre au président de la République, s’émouvant de la situation du juge, sans affectation pendant plusieurs mois (voir le communiqué du 23 octobre 2019, ndlr). Une procédure est en cours contre Monaco devant la CEDH, qui serait signalée comme affaire « à impact » (n° 47070/20, ndlr).
Pour en revenir à la situation française, le juge Levrault indique avoir contacté la direction des services judiciaires du ministère, laquelle aurait semblée être mise devant le fait accompli. Il transmet ses évaluations, qui sont dithyrambiques. La DSJ l’assure alors que la France n’entend pas laisser les autorités monégasques ne pas le renouveler. Cela est en accord avec la déposition, un peu plus tôt, de Nicole Belloubet. Elle avait dit avoir eu le prince Albert à plusieurs reprises au téléphone, mais que Monaco étant un état souverain, elle n’avait pu le contraindre à réintégrer le juge Levrault. Elle avait ajouté avoir néanmoins obtenu, en échange, que son homologue monégasque soit démis. Le président de la République aurait eu le prince à ce sujet au téléphone en septembre 2019 – et Laurent Anselmi a bien été remercié par le prince le 24 septembre, ndlr.
Poursuivant sur sa situation en France, le juge Levrault rappelle avoir répondu à un journaliste du Nouvel Observateur, sans que cela ne suscite de réaction. Ensuite, le journaliste Pascal Henry, qui avait couvert certaines de ses enquêtes, prend attache avec lui pour l’interviewer, ainsi que deux autres magistrats. Il reviendra plus loin sur ce reportage.
Christophe Haget, policier inculpé par Edouard Levrault, le critique alors dans la presse, ainsi que ses avocats, parmi lesquels… Éric Dupond Moretti. Tout cela dans la presse « locale, de là où [Edouard Levrault] exerce » (Nice Matin). Les deux avocats prennent lourdement à parti le juge, lui faisant de nombreux reproches et l’accablant de graves manquements, plus quelques invectives. Il apparaît alors qu’EDM veut faire sanctionner le juge, et il annonce notamment déposer plainte, saisir le CSA (devenu ARCOM, ndlr) et saisir la DSJ. Le juge Levrault explique que les propos tenus dans la presse ce jour-là sont « désastreux » pour lui ; rudes, agressifs et hostiles. Il dit que l’« on a envie de plaindre l’institution et le justiciable », demandant qui aurait pu accepter d’être jugé par lui après avoir lu de telles accusations. Le regard de certains de ses collègues, dans une juridiction dans laquelle il venait d’arriver, a aussi changé. Par ailleurs, le policier a aussi écrit une lettre à la ministre, laquelle a partiellement fuité. Enfin, onze jours avant la nomination d’EDM, ce dernier, dans une interview sur LCI, charge le juge. Certaines phrases auront a posteriori, un certain écho pour lui.
Puis, le juge Levrault se retrouve de nouveau sous le choc, en recevant, quatre jours plus tard, un courriel lui indiquant que la DSJ demande à ce que le premier président de la cour d’appel d’Aix-en-Provence l’entende. Un collègue de l’USM (principal syndicat de magistrats, ndlr) lui conseille de demander des précisions. Édouard Levrault, qui refuse la visioconférence, demande donc le fondement juridique de l’entretien au premier président, lequel lui répondrait en citant des passages du Code de l’organisation judiciaire concernant non pas un manquement disciplinaire… mais le fonctionnement des juridictions. Cependant, le premier président lui pose cinq questions, portant sur d’éventuels manquements. Ne sachant pas l’usage qui pourrait ensuite être fait de ses réponses, le juge refuse de s’exprimer.
C’est ensuite l’inspection (l’IGJ) qui veut l’entendre – elle sera saisi par le nouveau ministre EDM, notamment car le juge n’avait pas répondu aux questions du premier président, ndlr. Un inspecteur l’appelle pour lui expliquer qu’une enquête administrative a été ouverte à son encontre. Après avoir signé un engagement de confidentialité, Édouard Levrault peut consulter la lettre de mission ayant saisie l’inspection. Il indique que c’est Véronique Malbec qui a signé. Elle avait délégation de signature du ministre (mais pas de pouvoir). Il ne comprend pas comment le ministre ne peut pas recevoir de remontées d’information, mais peut lancer une procédure administrative. Il indique que l’inspection est « éprouvante, déstabilisante, stigmatisante ». Elle a duré une petite année et a conduit certains de ses collègues à être entendus. Il regrette que cette inspection ait fait qu’il « y avait tout lieu de penser que les griefs étaient justifiés », plus en tout cas que les reproches faits avec véhémence dans la presse par l’avocat d’un mis en cause. Le rapport définitif sera communiqué au premier ministre seulement, lequel retiendra trois griefs sur quatre, en suivant les recommandations de l’inspection (manquement à l’obligation de prudence, aux devoirs de réserve et de délicatesse et atteinte à l’image et au crédit de la justice, ndlr).
Édouard Levrault souligne que Paul Huber (DSJ, qui porte l’accusation devant le CSM, ndlr) a « pris soin de transmettre la note blanche émise par les autorités monégasques ». Cette note sortait de nulle part et avait fait l’objet d’une plainte de sa part – un peu plus tôt, Nicole Belloubet a dit être certaine qu’elle émanait de l’administration monégasque, sans être en mesure de le prouver, ndlr. Il comparait enfin devant le CSM fin août 2022. C’est une « nouvelle épreuve », mais le 15 septembre, l’intégralité des griefs sont balayés (décision S252 du CSM statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège, ndlr). Il l’a vécu comme une « réhabilitation » : il n’avait « pas déshonoré son serment ». Il déplore néanmoins que « le mal a été fait » et le restera. Ce sont des circonstances très difficiles à vivre, en tout cas « quand on est attaché à une certaine idée de la justice ».
Par ailleurs, le juge fait l’objet d’une procédure judiciaire dans cette affaire, suite à une plainte du policier qu’il avait mis en examen (Christophe Haget, ndlr) : d’abord, une enquête préliminaire ayant duré 19 mois a eu lieu. Au cours de ces presque deux ans, seules trois auditions ont été réalisées. Puis, une information judiciaire a été ouverte. Après avoir été convoqué en vue d’être mis en examen, il a été, en mars, placé sous le statut de témoin assisté. En novembre 2020, il y avait eu remontée d’information de la procureure générale de Nîmes (où l’enquête a été ouverte) vers le ministre, qui avait par ailleurs été l’avocat du policier ayant déposé plainte contre le juge (le ministre aurait en effet déjeuné avec la procureure générale et lui aurait demandé la communication d’un rapport après le décret de déport, selon les informations de la procédure rapportées par la presse, ndlr). Cette remontée, dénonce Édouard Levrault, aurait été faite avec une « grande célérité » (2 novembre, puis 3 novembre) car sensible diplomatiquement. Enfin, les deux procédures (enquête administrative et enquête préliminaire) ont été enclenchées en même temps… mais ne se terminent pas en même temps. On comprend que le juge se demande si l’enquête judiciaire n’avait pas été gardée sous le coude, comme pour garder quelque chose à faire contre lui si les poursuites disciplinaires ne donnaient rien.
Avant de rendre la parole, le juge se demande s’il va « devoir supporter les grognements et remarques du ministre derrière lui ». Le président rappelle le ministre à l’ordre. Un avocat des témoins (puisqu’il n’y a pas de parties civiles) lance en direction du ministre que c’est « inadmissible ! ».
Le président commence à questionner le juge. Édouard Levrault s’explique sur l’échange téléphonique qu’il a eu avec Éric Dupont-Moretti, du temps où il était à Monaco. EDM voulait « intervenir pour un client tiers à la procédure », être reçu par le juge. Il a refusé, suite à quoi, EDM se serait emporté, l’accusant d’être comme ces petits magistrats sortis d’école, qui refusent de recevoir les avocats. Le juge a cru « qu’il était dans un état second ». Il n’a plus jamais rencontré ça avec aucun avocat que ce soit. Il demande à ce que le ministre s’exprime s’il a quelque chose à dire (puisqu’il est bruyant depuis sa chaise, ndlr). EDM lance qu’il « dément totalement » ses propos. Le président le rappelle de nouveau à l’ordre, en disant qu’il pourra s’exprimer après. Le juge Levrault rappelle qu’il est « sous serment, contrairement » au ministre.
Il y avait 10 mis en examen à Monaco. Sur la procédure disciplinaire, la chancellerie avait connaissance de deux courriers qui ne lui ont pas été communiqué, la DSJ n’ayant pas versé les pièces. Le juge Levrault déplore une « procédure ni transparente ni loyale ». Il rappelle qu’EDM est demandeur de cette procédure avant d’être ministre. La situation est « hautement malsaine et problématique ».
Viennent les questions des assesseurs puis des parlementaires de la Cour. Sur l’émission Pièces à conviction, Édouard Levrault confirme avoir été trompé par le journaliste. Sur le détachement à Monaco, la seule « distinction » est que les magistrats envoyés doivent prêter un nouveau serment, jurant « fidélité au prince et aux institutions monégasques ». Sur l’échange téléphonique, il dément l’explication (qui vraisemblablement, figure au dossier, ndlr) selon laquelle EDM aurait appelé pour récupérer le sac à main d’une cliente, qu’elle aurait oublié sur un abribus, et indique qu’il y avait une demande de « mainlevée de saisine sur un compte bancaire ». Il insiste sur le fait que la demande existe, puisqu’il l’a traité. Sur les accusations dont il a fait l’objet dans la presse, il n’a pas engagé de procédure, par exemple en diffamation, car il « respecte la liberté de parole » des autres, pour « outrancière, abusive, corrosive » qu’elle soit, et notamment lorsqu’elle provient d’avocats, auxquels la jurisprudence de la CEDH reconnaît une large liberté d’expression publique.
Le procureur général pose ensuite ses questions. Il demande si le juge avait conscience qu’il y avait un risque d’enquête administrative. Réponse : « absolument pas M. le procureur général ». Le fondement légal n’était pas le bon, d’une part, M. Fontaine lui a dit, d’autre part, lui qui était ancien membre du CSM, que l’entretien ne valait rien, et que ce n’était qu’une « enquête de convenance », pour les relations diplomatiques avec Monaco. L’enquête administrative est donc « un choc » lorsqu’elle arrive.
Le procureur général (Rémi Heitz) lui demande ensuite de confirmer que son « statut de témoin assisté n’est pas connu ». Édouard Levrault acquiesce : en effet, ce n’est pas public. Selon l’accusation, il y a donc ou bien transmission du rapport du parquet général près la cour d’appel de Nîmes (qui en principe, est adressé à la DACG, qui doit ensuite le transmettre au premier ministre et non au cabinet du ministre), ou bien une communication de Me Vey, l’ancien associé de EDM (qui a pris sa suite dans la défense du policier Haget, ndlr). Rémi Heitz craint de ne pas savoir d’où vient l’information, le juge partage sa crainte – EDM avait fait état du statut de témoin assisté du juge Levrault lors des débats, la veille, ndlr.
L’avocat général qui assiste Rémy Heitz demande quelle était la réaction de l’IGJ face à la dénonciation du conflit d’intérêt par le juge Levrault, lorsqu’il a été entendu. « Aucune », d’autant que l’audition était en visioconférence, répond-il.
La défense (Jacqueline Laffont) commence en soulignant qu’il est « quand même très inhabituel » qu’un juge d’instruction qui a eu la charge d’une information en parle dans la presse alors qu’elle n’est pas terminée. Édouard Levrault réplique qu’« heureusement », car il ose espérer que le travail des juges d’instruction en France est moins gêné qu’à Monaco. Il insiste sur le fait que le reportage portait sur les difficultés institutionnelles de la justice à Monaco. Il souligne par ailleurs qu’au titre de l’article 10 conv. EDH, il a le « devoir » de dénoncer les atteintes à l’indépendance des magistrats, et rappelle que le CSM a considéré qu’il n’avait commis aucun manquement déontologique. Il ajoute : « Nous servons un idéal », et qu’il a pu découvrir les coulisses de ce qu’il se passait pour « faire obstacle à la manifestation de la vérité ».
La défense lui demande pourquoi ne pas avoir choisi de s’exprimer dans un autre cadre que celui du reportage. Édouard Levrault prend le temps de s’expliquer, soulignant notamment avoir déjà écrit un article, et avoir commencé l’écriture d’un livre pendant l’été. Il précise que ces différentes voies d’expression ne se superposent pas complètement : l’émission lui permettait par exemple d’« aller plus loin ». La défense se demande, en revenant à la charge plusieurs fois, pourquoi le juge a accepté de faire ce reportage. Il explique à plusieurs reprises qu’il avait demandé conseil à Mme Parisot, qui lui aurait décrit le journaliste comme « sérieux », de là qu’il a accepté de le rencontrer. Le premier contact ayant été bon, il a accepté d’aller plus loin avec lui.
La défense demande ce qu’il pense de la « liberté d’expression de l’avocat ». Il dit respecter cette expression, « avec ses excès, ses caricatures ». La défense l’interroge sur son obligation de répondre aux convocations de sa hiérarchie. Il répond, ajoutant « manifestement, vous ne savez pas très bien ce qu’il s’est passé ». Vient le tour de l’autre avocat (Rémi Lorrain) qui se met alors à égrener les traits de personnalité que l’enquête administrative attribue au juge Levrault. Les termes sont dégradants, et le ton de la défense, agressif.
Édouard Levrault demande des précisions sur les propos sur lesquels il est interrogé, disant que sinon, autant qu’ils fassent des assertions et ne procèdent pas par questions. La défense continue de citer. Le juge demande « Vous me laisserez répondre ou pas ? ». Puis, lorsqu’il répond, il doit demander « Je peux terminer mon propos sans être interrompu M. le président ? », et ajoute à la l’intention de la défense « Peut-être faut-il connaître les dossiers ». EDM interrompt ses avocats qui répondent, hurle que dans la décision du CSM, il n’y a « pas un mot sur sa personnalité ». Le président s’agace et lui demande de laisser parler son conseil.
Édouard Levrault a « l’impression que la défense prend la CJR pour une voie d’appel du CSM ». La défense parle de Me François Saint-Pierre, l’avocat du juge. Le procureur général indique que dans les « dossiers de déport, il doit y avoir une étanchéité parfaite ». EDM soutient que le PG va un peu vite en besogne en semblant accuser Antoine Vey, et avance que tous les policiers sont au courant du statut du juge Levrault. Il dit que s’il avait tenu les propos que le juge lui attribue, celui-ci aurait écrit au bâtonnier.
L’audience est levée à 22h27.