Tribune de KRISIS
Chaque jour, dans ces colonnes, des journalistes dénoncent des "choix" politiques, appellent à la "responsabilité", s'indignent du "manque de volonté". Chaque jour, ils perpétuent le mythe fondateur de notre impuissance collective : l'illusion du libre arbitre.
Depuis Libet (1983), les neurosciences ont démontré que nos "décisions" sont prises par notre cerveau 350 millisecondes avant que nous en ayons conscience. Kahneman a cartographié nos biais cognitifs systématiques. L'épigénétique révèle comment nos traumas se transmettent. La psychologie sociale documente nos automatismes mimétiques.
Et pourtant, nous continuons à faire comme si de rien n'était.
Cette négation n'est pas anodine. Elle est la clé de voûte d'un système qui se nourrit de notre aveuglement. Tant que nous croirons que Macron "choisit" ses politiques, que les citoyens "décident" librement, que les journalistes "informent" objectivement, nous resterons prisonniers d'une narration qui masque les véritables mécanismes à l'œuvre.
L'imposture démocratique
Notre démocratie repose sur le postulat d'un citoyen libre et éclairé. Mais que reste-t-il de ce postulat quand on sait que :
- Nos "choix" électoraux sont déterminés par des biais cognitifs exploités scientifiquement
- Nos "opinions" sont façonnées par des bulles algorithmiques
- Nos "décisions" sont prises avant même que nous les pensions ?
La démocratie actuelle est un théâtre d'ombres où des automates sophistiqués jouent à être libres.
Le journalisme complice
En refusant d'intégrer ces réalités scientifiques, le journalisme devient complice du système qu'il prétend critiquer. Chaque article qui parle de "volonté politique" sans interroger la notion même de volonté perpétue l'illusion. Chaque tribune qui appelle à la "responsabilité" sans questionner l'existence du libre arbitre maintient le voile.
C'est une faute professionnelle systémique. Les journalistes qui ignorent Libet en 2025 sont comme des médecins qui ignoreraient Pasteur.
La liberté comme conquête, non comme donné
Mais alors, sommes-nous condamnés au déterminisme ? Non. C'est là le paradoxe libérateur : c'est en reconnaissant notre non-liberté fondamentale que nous pouvons commencer à la conquérir.
La liberté n'est pas un droit naturel. C'est un travail, une alchimie, un processus d'individuation. Elle émerge quand nous développons la capacité de nous observer nous-mêmes, de voir nos automatismes, de créer un espace entre stimulus et réponse.
Cette liberté-là est rare. Elle demande un travail sur soi que peu entreprennent. Mais elle est possible.
Pour un journalisme de l'éveil
Nous avons besoin d'un nouveau journalisme qui :
- Intègre les données scientifiques sur l'esprit humain
- Révèle les mécanismes plutôt que de moraliser sur les symptômes
- Aide les lecteurs à développer leur méta-cognition
- Crée les conditions de l'individuation collective
Ce journalisme-là ne raconterait plus des histoires de héros et de méchants, mais cartographierait les forces qui nous traversent. Il ne dénoncerait plus l'absence de volonté, mais montrerait comment créer les conditions pour qu'une véritable volonté puisse émerger.
L'urgence de la lucidité
Face au mur climatique, aux violences systémiques, à l'effondrement démocratique, nous n'avons plus le luxe de nos illusions. Continuer à prétendre que nous sommes libres alors que nous ne le sommes pas, c'est garantir notre impuissance.
Il est temps d'en finir avec le théâtre. De regarder en face notre condition d'automates sophistiqués. Non pour s'y complaire, mais pour commencer le vrai travail : celui de devenir, peut-être, un jour, véritablement libres.
Car la liberté commence là où l'ego devient transparent à lui-même.
Et cela, aucune Constitution ne peut le garantir. Seul un processus d'individuation conscient peut le permettre.
KRISIS