Titre : Mediapart, ou la critique amputée — Ce que le réductionnisme leurre dans la pensée critique
Par KRISIS
Le réductionnisme n’est pas une simple erreur de méthode : c’est la matrice intellectuelle la plus puissante — et la plus dangereuse — des derniers siècles. En prétendant que l’on peut tout comprendre en réduisant le complexe au simple, le vivant à la mécanique, la société à l’économie, l’humain au calcul, il a produit les pires désastres modernes. Le colonialisme a justifié ses conquêtes en décomposant les peuples en stades d’évolution. Le racisme scientifique a naturalisé les hiérarchies en isolant des traits, des crânes, des chromosomes. Le capitalisme productiviste a fragmenté le monde en ressources, en marchés, en profits.
Et aujourd’hui encore, ce même biais cognitif — hérité du scientisme du XIXe siècle — continue d’informer nos manières de penser, même chez ceux qui prétendent le combattre. Car le réductionnisme n’est pas qu’une doctrine : c’est une forme de regard. Un prisme si intégré qu’on le confond avec le réel.
Mediapart est un phare du journalisme d’investigation, un acteur essentiel de la transparence démocratique, et un aiguillon redoutable contre les formes visibles de domination : corruption, violences policières, collusions industrielles. Et pourtant… une question s’impose : que se passe-t-il lorsque ceux qui dénoncent les systèmes de pouvoir en adoptent, sans le voir, les schémas de pensée ?
Il ne s’agit pas ici d’une accusation, mais d’une invitation. Une invitation à sonder ce biais fondamental qu’est le réductionnisme : cette tendance, héritée de la modernité, à découper le réel en parties isolées, à croire que le tout s’explique par les morceaux, et que les causes sont linéaires, mesurables, objectivables.
Mediapart, par ses enquêtes fouillées, se montre souvent d’une rigueur exemplaire dans la cartographie des réseaux d’influence. Mais la grille d’analyse reste, le plus souvent, mécanique : les scandales sont les produits de volontés, de complicités, de structures — mais rarement les symptômes d’un paradigme de civilisation.
Autrement dit : Mediapart voit le système, mais ne voit pas le sol cognitif sur lequel ce système repose. Il dénonce les effets, sans toujours questionner les formes mentales qui les rendent possibles. Il parle du capitalisme, mais rarement du paradigme réductionniste qui le sous-tend : l’idée que l’humain est une somme d’intérêts, que la nature est un stock de ressources, que la connaissance est une extraction.
Or, ce biais n’est pas une anecdote. Il conditionne la manière même dont on problématise. Ainsi, une enquête sur les effets des pesticides devient une affaire de normes, de conflits d’intérêts, de lobbies. Ce qu’elle est, bien sûr. Mais rarement, Mediapart n’aborde le cœur de la question : le modèle de pensée qui a permis qu’on transforme un écosystème en laboratoire, la terre en machine, le vivant en protocole.
Cette limite du journalisme critique est compréhensible. Elle est liée à la matrice même de notre modernité : une culture de la preuve, de la séparation, de l’objectivation. Mais à l’heure où les effondrements écologiques, sanitaires, psychiques deviennent systémiques, ne faut-il pas une pensée qui ose articuler ?
Ce que révèle la critique du réductionnisme, ce n’est pas seulement un défaut de méthode. C’est une invitation à relier. À penser que la financiarisation de la nature, la montée des maladies chroniques, l’explosion des troubles mentaux, ne sont pas des « crises parallèles », mais des manifestations multiples d’un même logiciel : celui qui coupe, isole, mesure, instrumentalise.
La science contemporaine elle-même commence à dépasser ce paradigme. Des champs comme la biologie systémique, la cognition incarnée, la physique quantique relationnelle ou les théories intégratives de la conscience montrent que la complexité du vivant échappe aux modèles linéaires. Que l’observateur fait partie du système. Que le sens ne peut pas être séparé du vivant.
Alors oui, Mediapart fait un travail précieux. Mais pour sortir du piège qu’il dénonce, il lui faudrait aussi interroger la forme de rationalité qu’il mobilise. Il lui faudrait entendre que certains silences sont eux aussi des compromissions — non par soumission, mais par habitude.
Et si la vraie radicalité était de sortir de la séparation ?
Et si la prochaine enquête portait sur les racines invisibles du regard moderne — ce regard qui voit les faits, mais pas les formes ?
Ce jour-là, peut-être, la critique cessera d’être un miroir brisé, pour devenir une conscience en éveil.