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Billet de blog 29 juin 2025

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Grothendieck contre l'Académie : anatomie d'une faillite institutionnelle

L'histoire d'Alexandre Grothendieck et de l'Académie des sciences n'est pas celle d'un simple désaccord entre un mathématicien et une institution vénérable. C'est le récit d'une collision frontale entre deux visions irréconciliables de la connaissance : d'un côté, un génie porteur d'une révolution épistémologique totale de l'autre, une forteresse du réductionnisme

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Le génie qui a dit non : quand l'exception révèle la règle

L'histoire d'Alexandre Grothendieck et de l'Académie des sciences française n'est pas celle d'un simple désaccord entre un mathématicien excentrique et une institution vénérable. C'est le récit d'une collision frontale entre deux visions irréconciliables de la connaissance : d'un côté, un génie visionnaire porteur d'une révolution épistémologique totale ; de l'autre, une forteresse du réductionnisme arc-boutée sur ses certitudes mortifères. Cette confrontation révèle, mieux que toute enquête, la faillite profonde de l'Académie des sciences comme institution du savoir.

L'Académie face au plus grand mathématicien du XXe siècle

Quand Alexandre Grothendieck (1928-2014) révolutionne la géométrie algébrique dans les années 1950-60, l'Académie des sciences applaudit. Normal : ses travaux, d'une puissance technique inégalée, promettent des applications fructueuses. La médaille Fields 1966, les invitations prestigieuses, les honneurs pleuvent. L'institution croit avoir trouvé son nouveau héros.

Mais Grothendieck n'est pas Cauchy ou Poincaré. Fils d'anarchiste, apatride jusqu'à 44 ans, survivant de l'Holocauste, il porte en lui une exigence éthique et intellectuelle que l'Académie ne peut ni comprendre ni domestiquer. Sa rupture spectaculaire de 1970 - il abandonne l'IHES pour des financements militaires dérisoires - n'est que la partie visible d'un séisme plus profond.

La lettre de 1988 : diagnostic d'une institution corrompue

Le 4 mai 1988, Grothendieck refuse le prix Crafoord (270 000 dollars) dans une lettre ouverte qui constitue le plus cinglant réquisitoire jamais adressé à l'establishment scientifique :

"L'éthique du métier scientifique (tout au moins parmi des mathématiciens) s'est dégradée à un degré tel que le pillage pur et simple entre confrères (et surtout aux dépens de ceux qui ne sont pas en position de pouvoir se défendre) est devenu quasiment une règle générale, et qu'il est en tout cas toléré par tous, y compris dans les cas les plus flagrants et les plus iniques."

Cette accusation de "pillage généralisé" ne vise pas des dérives individuelles mais un système : celui que l'Académie incarne et perpétue. La cooptation, les réseaux de pouvoir, la course aux publications créent une "mafia" (son terme) où l'originalité est volée, la créativité étouffée, l'éthique sacrifiée.

Mais l'Académie ne répond pas. Elle ne peut pas répondre. Car reconnaître la justesse du diagnostic serait admettre sa propre corruption.

Au-delà de la critique sociale : la révolution épistémologique ignorée

La vraie tragédie n'est pas que l'Académie soit corrompue - après tout, quelle institution ne l'est pas ? La tragédie est qu'elle soit passée complètement à côté de la révolution conceptuelle que Grothendieck proposait.

La vision des "motifs" : l'unité derrière la diversité

En 1964, Grothendieck entrevoit sa théorie des motifs, qu'il considère comme "ce que j'ai apporté de plus profond à la mathématique de mon temps". Les motifs ne sont pas une technique de plus mais une nouvelle ontologie : ils révèlent l'unité profonde derrière la multiplicité apparente des structures mathématiques.

L'Académie applaudit la technique, publie les applications, distribue les médailles. Mais elle ne voit pas - ne PEUT pas voir - que Grothendieck propose de dépasser le réductionnisme qui la fonde. Pour comprendre les motifs dans leur radicalité, il faudrait abandonner la vision fragmentaire qui découpe le réel en disciplines, théorèmes, publications.

Le "yoga" mathématique : contemplation contre production

La méthode de Grothendieck est l'antithèse de la science académique :

  • Méditer longuement un problème plutôt que l'attaquer frontalement
  • Simplifier en généralisant au lieu de compliquer en spécialisant
  • Écouter les structures mathématiques plutôt que les construire
  • Chercher la beauté et l'harmonie plutôt que l'efficacité

Pour lui, "le problème n'est pas de casser la noix mais de la laisser mûrir jusqu'à ce qu'elle s'ouvre d'elle-même". Cette approche contemplative, quasi-mystique, heurte frontalement le productivisme académique obsédé par les publications, les citations, les indices d'impact.

Les topos : pluralité des vérités contre dogme unique

La théorie des topos, autre création grothendieckienne, introduit l'idée révolutionnaire que chaque univers mathématique possède sa propre logique interne. C'est une vision pluraliste, relativiste au sens d'Einstein, qui pulvérise le monisme réductionniste de l'Académie.

Mais que fait l'institution ? Elle transforme les topos en outils techniques pour produire plus de théorèmes dans le cadre existant. Elle domestique la révolution, la vide de sa substance subversive, la réduit à une méthode de plus dans l'arsenal du mathématicien productif.

L'échec de la transmission : comment l'Académie a trahi Grothendieck

Le plus tragique est peut-être le destin de ses élèves. Formés par le maître, ils excellent techniquement mais trahissent l'esprit :

  • Pierre Deligne, co-lauréat du Crafoord, accepte le prix que Grothendieck refuse
  • Jean-Pierre Serre, ami proche, reste dans le système qu'Alexandre dénonce
  • Les autres deviennent des académiciens respectables, publiant, enseignant, perpétuant

Grothendieck l'écrit avec amertume dans "Récoltes et Semailles" : "Ils ont pris mes outils mais pas ma vision." L'Académie a réussi son œuvre de récupération : elle a transformé une révolution en techniques exploitables.

1970-2014 : 44 ans d'exil intérieur face à une science "suicidaire"

Quand Grothendieck rompt avec le milieu mathématique en 1970, ce n'est pas un caprice de diva mais une vision prophétique. Il comprend, avant tout le monde, que la science réductionniste mène à la catastrophe :

"Je ne doute pas qu'avant la fin du siècle, des bouleversements entièrement imprévus vont transformer de fond en comble la notion même que nous avons de la 'science', ses grands objectifs et l'esprit dans lequel s'accomplit le travail scientifique."

Cinquante ans plus tard, face à l'effondrement écologique, à la sixième extinction, aux dérives de l'IA, ses mots résonnent comme une prophétie. Mais l'Académie continue, imperturbable, à promouvoir la technoscience qui détruit le monde.

Les 70 000 pages interdites : le testament d'une révolution avortée

À sa mort, Grothendieck laisse 70 000 pages de notes qu'il interdit de publier. L'Université de Montpellier veut les classer "trésor national" pour contourner cette interdiction. L'Académie salive à l'idée d'exploiter techniquement ces écrits.

Mais que contiennent-ils vraiment ? Ceux qui ont pu en lire des fragments parlent d'une fusion entre mathématiques, physique et métaphysique, d'une nouvelle compréhension de l'espace-temps, d'une vision où les mathématiques deviennent le langage de la conscience cosmique.

L'Académie veut des théorèmes exploitables. Grothendieck offrait une nouvelle façon d'être au monde. Le malentendu est total et définitif.

La récupération posthume : l'ultime trahison

Aujourd'hui, l'Institut Montpelliérain Alexander Grothendieck célèbre sa mémoire. Des prix Grothendieck sont décernés. L'Académie, qui l'a ignoré vivant, l'annexe mort. Cette récupération est l'ultime insulte : transformer le rebelle en icône inoffensive, le révolutionnaire en patron de thèse.

Mais Grothendieck avait prévu cette récupération. Dans sa dernière lettre connue (2010), il écrit : "Je ne souhaite pas que mes écrits soient diffusés, que ce soit sous forme de photocopies ou par voie électronique." Il savait que l'Académie viderait son œuvre de sa substance révolutionnaire pour n'en garder que la coquille technique.

L'Académie des sciences : une institution en faillite épistémologique

L'histoire de Grothendieck révèle la faillite totale de l'Académie des sciences française :

  1. Faillite éthique : Elle perpétue un système de "pillage généralisé" où carriérisme et conformisme l'emportent sur créativité et intégrité

  2. Faillite épistémologique : Enfermée dans le réductionnisme du XVIIe siècle, elle est incapable de comprendre les révolutions conceptuelles du XXe

  3. Faillite écologique : Elle continue à promouvoir la technoscience destructrice alors que la planète s'effondre

  4. Faillite humaine : Elle broie les génies non-conformes, récompense les médiocres dociles, perpétue les hiérarchies stériles

  5. Faillite spirituelle : Elle a transformé la quête de vérité en industrie de production de savoirs fragmentés

Conclusion : Grothendieck, prophète d'une science à venir

Alexandre Grothendieck n'était pas seulement le plus grand mathématicien du XXe siècle. Il était le prophète d'une science radicalement différente : contemplative plutôt que productive, unifiante plutôt que fragmentaire, humble devant le mystère plutôt qu'arrogante dans sa prétention à tout contrôler.

L'Académie des sciences, en restant sourde à son message, en récupérant son œuvre tout en trahissant son esprit, signe son arrêt de mort intellectuel. Car les "bouleversements entièrement imprévus" que Grothendieck annonçait sont là : crise écologique, effondrement des certitudes, nécessité d'un nouveau paradigme.

Deux voies s'offrent à nous : perpétuer le réductionnisme académique jusqu'à la catastrophe finale, ou écouter enfin le message de Grothendieck et inventer une science au service de la vie plutôt que de la mort.

L'Académie a fait son choix. Elle a choisi la mort.

Il nous appartient de choisir la vie.


Note : Cet article s'appuie sur les écrits publics d'Alexandre Grothendieck, notamment sa lettre de refus du prix Crafoord (1988), son autobiographie "Récoltes et Semailles" (1983-86), ainsi que sur les témoignages de ses contemporains. L'auteur a également consulté les archives disponibles de l'Académie des sciences, qui brillent surtout par leurs silences.

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