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Billet de blog 21 mai 2025

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Présidentielle en Roumanie : la société civile souffle enfin, mais reste prudente

Ce dimanche, les Roumains ont élu le maire centre-droit de Bucarest, Nicușor Dan, à la présidence du pays, face à l'extrême droite de George Simion. Un soulagement pour les organisations de la société civile, après une période de forte anxiété, mais la vigilance reste de mise. Récit d'une soirée électorale redoutée.

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La cour du Heavy Yard, bar animé de la capitale roumaine, ne désemplit pas. Les portants de vêtements vintage qui remplissaient l’espace quelques heures plus tôt ont laissé place à des groupes de jeunes, attablés autour d’une bière, anxieux de découvrir les résultats électoraux. Sous l'auvent, une télé et de larges enceintes ont été installées pour l’occasion. 

À l’étage du bar, un ballet de représentants d'ONG et de militants se relaie dans un live stream organisé par Știri Bazate, un média indépendant présent sur les réseaux sociaux. Ils ont donné rendez-vous à leurs abonnés pour analyser et expliquer les enjeux du scrutin, mais aussi pour être ensemble, dans ce moment hautement incertain.

Une période de tension

Bientôt six mois que dure le feuilleton électoral roumain, débuté en novembre avec le premier tour de l’élection présidentielle, depuis annulé par la Cour constitutionnelle. Ce dimanche 18 mai, le second tour oppose le maire centre-droit de Bucarest, Nicușor Dan, à l’extrême droite de George Simion. Deux candidats se présentant comme “anti-système”, par opposition aux partis traditionnels qui dominent la vie politique roumaine depuis la chute du communisme.

Mais pour venir à bout de l'establishment, ils proposent deux méthodes bien distinctes : “L’un veut réformer et réparer le système. L’autre le démanteler et le remplacer par autre chose”, résume Răzvan Petri, politologue et co-fondateur du compte Instagram Politica la minut. 

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Soirée électorale organisée par Știri Bazate, le 18 mai 2025, à Bucarest © Kristen Anger

Retransmise en direct sur Youtube, la conversation est menée par deux journalistes et influenceuses politiques, Ada-Maria Ileana et Mălina Irimia. Ensemble, ils et elles s'attachent à comprendre l'évolution de la société roumaine, et l'adhésion croissante d'une partie de la population aux idées fascisantes. Chacun.e partage son expérience et son expertise sur les droits des femmes, des Roms, des personnes LGBTQ+, sur l’environnement, la jeunesse, l’éducation civique, la justice... Des thèmes qui préoccupent les jeunes générations et restent peu abordés, si ce n'est pour être manipulés, dans le débat public. 

Les mois qui viennent de s’écouler ont été moralement difficiles pour ces militants, qui ont observé la polarisation croissante de la société. Le représentant d’ACCEPT, une association qui défend les droits des personnes queers, Ian Teodorescu, souligne que “le climat a été très hostile, les violences envers les personnes LGBTQ+ ont augmenté. En ligne aussi, la violence a été déchainée”. Andrada Cilibiu, de Centrul Filia, organisation féministe de premier plan en Roumanie, explique avoir vécu la période comme“un calvaire, c'était vraiment épuisant et anxiogène. Je me suis sentie coincée entre un État qui ne me représente pas, et un mouvement fasciste new age étrange autour de Călin Georgescu.”

Le soulagement

21h. Les premiers résultats apparaissent à l’écran. Soulagement général. Nicușor Dan devance de près de 8 points George Simion. “Démocratie !”, lancent certains.

Vite, on analyse, on nuance, on prévient que le résultat peut encore changer. En effet, les premières estimations ne prennent pas en compte les votes de la diaspora. Et au premier tour, celle-ci avait voté à près de 61 % pour le candidat d’extrême droite, contre 26% pour Nicușor Dan. Pour le second tour, la diaspora s’est rendue en masse aux urnes. Pour l’heure, impossible de savoir si c’est en faveur de l’un ou de l’autre. Précaution, donc, pour les activistes qui craignent de se réjouir trop vite. 

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Gelu Dumenică, Vlad Zaha, Andrada Cilibiu, Ian Teodorescu, Claudia Leonescu, Vlad Adamescu et Răzvan Petri, le 18 mai 2025 à Bucarest © Kristen Anger

Mais les votes sont peu à peu décomptés, l’enthousiasme grandit sur les visages, on s’autorise à croire à la victoire du “mathématicien”. Et puis finalement, l’écart entre les deux candidats devient trop grand pour s'inverser.

À l’extérieur, sur la terrasse, les cris fusent. Le nouveau président sera un pro-européen. Un jeune homme, grand drapeau de l’Union européenne sur le dos, passe le portail du Heavy Yard, une énorme baffle à la main. Celle-ci diffuse à plein volume le morceau techno de l’artiste roumain Banu'Vârtej, écrit pour l’occasion et qui porte simplement le nom de “Nicușor Dan”. L’ambiance vire à la fête, les gens dansent, extériorisent enfin les craintes accumulées ces derniers mois.

Une joie en demi-teinte

Mais pour ces femmes et ces hommes engagés, le répit sera de courte durée. La société civile sait qu’elle ne devra pas lâcher le nouveau président si elle entend faire progresser ses sujets. En effet, dans la salle, ils sont loin d’être partisans de Nicușor Dan. 

Tous.tes se souviennent notamment d’une déclaration homophobe tenue par ce dernier au début des années 2000, pour laquelle il s'était rétracté en 2012. Plus tard, en 2017, c’est son refus de s’opposer à l’inscription d’une définition hétérosexuelle du mariage dans la Constitution qui le conduit à quitter l’Union Sauvez la Roumanie (USR), parti qu’il avait lui-même fondé deux ans plus tôt. L’USR prend position contre, Nicușor Dan aurait préféré la neutralité. Selon lui, cette décision “progressiste” contribuerait à créer un clivage au sein du parti et l’empêcherait de grandir, se justifiait-il à l’époque dans le média Vice

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Prospectus de campagne de Nicușor Dan, Bucarest, 18 mai 2025 © © Kristen Anger

Malgré les désaccords avec Nicușor Dan, aucun.e ne doute que son élection soit la meilleure des issues pour le scrutin. Son passé d’activiste civique contre la corruption et pour la protection du patrimoine de Bucarest rassure. Claudia Leonescu, en charge de la communication de Greenpeace en Europe de l’est et centrale, dit garder un “espoir prudent” face aux résultats, invoquant la capacité du candidat élu à être “un médiateur” pour la société civile. Andrada Cilibiu croit, elle aussi, qu’il pourra “s’asseoir à une table avec les ONG, peut-être écouter et comprendre, un peu, ce pour quoi on se bat”

La réserve est de mise, personne ne peut dire, à l’heure actuelle, quelle sera l’action réelle de Nicușor Dan. D’autant plus qu’il devra manœuvrer avec un Parlement où l’extrême droite est la deuxième force, et que lui, indépendant, devra former des coalitions avec les partis pro-européens traditionnels. 

Faisant un parallèle avec la situation actuelle aux États-Unis, Ada-Maria Ileana rappelle que “tout peut changer extrêmement rapidement, on pourrait bien avoir notre 6 janvier [date de la prise du Capitole par les partisans de Donald Trump en 2021] à nous et une extrême droite qui ressorte encore plus forte. Si Nicușor Dan gagne, tant mieux, on se réjouit, mais 24 heures maximum, parce que le danger reste imminent.” 

Faire corps face à l'adversité

Quelle que soit la situation, les actrices et acteurs de la société civile se disent prêts à faire face. “Plus le scénario est obscur, plus nous avons besoin les uns des autres, souligne Ian Teodorescu. Nous devons transformer nos craintes et notre anxiété en actions.”

Tous et toutes ont conscience que la bulle activiste de la capitale ne rencontre que peu d'écho dans les zones rurales, où d'autres priorités, souvent économiques, sont plus fortes.

“C’est le moment de reconstruire les ponts et la solidarité, car ce n’est que le début, acquiesce Andrada Cilibiu. Si l’on ne veut pas que George Simion soit élu président dans cinq ans dès le premier tour, nous allons devoir travailler et être ensemble, déterminer ce qui compte vraiment. Il nous faut de l’intersectionnalité, du dialogue, de l’ouverture, parler avec ceux qui se sentent abandonnés”, conclut-elle. Une volonté de tolérance et d'empathie, pour, à nouveau, être en mesure de faire société.

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