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Billet de blog 24 novembre 2024

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La cordonnerie d'Ahmed C.

La cordonnerie est un savoir-faire qui renvoie à un autre temps, où chaussures et vêtements étaient portés longtemps, parfois même transmis, parce que réparés. Les pratiques ont changé, la qualité de ce que l'on porte aussi, et ils sont de moins en moins à exercer ce métier. Rencontre avec Ahmed C., artisan du 17ᵉ arrondissement.

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Rue Descombes, le bleu turquoise de la devanture du numéro 16 est aisément repérable. C’est ici, dans le sud-ouest du 17ᵉ arrondissement parisien, qu’Ahmed C. a ouvert sa cordonnerie, il y a plus de trente ans. La porte s’ouvre à peine que les effluves de cuir arrivent déjà. Les quelque dix mètres carrés éclairés au néon regorgent de sacs, chaussures, ceintures, bracelets et articles en tout en genre qui attendent de passer entre les mains du maître des lieux pour être réparés.

Illustration 1
La cordonnerie d'Ahmed C., rue Descombes © Kristen Anger

Réparer «avec le cœur» 

Avec son CAP de mécanicien automobile, c’est les mains dans le cambouis plus que dans le cirage qu’Ahmed C. s’imaginait travailler. Mais faute de trouver un garage qui voulait d’un jeune apprenti, c’est vers la cordonnerie qu’il s’est tourné à tout juste dix-huit ans. La cordonnerie Vaneau, dans le 7ᵉ arrondissement, lui a ouvert ses portes. «C’était une cordonnerie de renom. J’y ai tout appris, le patron avait la notion du beau travail», se souvient-il. 

Un soin qu’il a conservé quand est venu le moment de s’installer à son compte, rue Descombes. S’il ne colle plus les semelles de chaussures à coups de marteau — c’est désormais une imposante presse en fonte qui s’en charge —, Ahmed travaille entièrement à la main. Dans l’arrière-boutique, on aperçoit pêle-mêle une machine à coudre industrielle «à triple entrainement, précise-t-il, pour coudre du cuir et des tissus épais» ; un banc de finissage, servant notamment à poncer semelles et talons ; mais aussi du cirage, des peaux, des teintures, des boutons… De quoi parer à toutes les éventualités.

Il faut dire qu’en presque cinquante ans de métier, Ahmed en a vu de toutes les couleurs. Mais pour lui, qu’il s’agisse d’articles de grandes maisons de luxe ou à valeur sentimentale, de petites ou de conséquentes réparations, «peu importe, l’important c’est de s’y mettre avec le cœur, et si ce que j’ai fait ne me plait pas, je le redémonte.»

Illustration 2
Ahmed C., dans sa cordonnerie rue Descombes © Kristen Anger

Un artisan de quartier

La cordonnerie d’Ahmed est un lieu de passage, la clientèle est variée. Il y a les habitués, ceux qu’il connait depuis longtemps, des décennies parfois ; ceux qui viennent par commodité, parce qu’ils habitent le quartier ; et d’autres encore qui s’intéressent au métier ou envisagent de se lancer. À ceux-là, Ahmed est toujours de bon conseil, il a lui-même formé plusieurs apprentis. «Il faut aider les gens, c’est important de les aider à débuter», explique-t-il tout en cirant une paire de gants. 

Aux clients et curieux s’ajoutent les bavards, ceux qui ne viennent que pour discuter. «Il y avait cette dame, raconte-t-il en souriant, elle venait, elle s’asseyait sur le tabouret dans l’entrée, pour parler, et quand elle avait fini, elle partait. Il y a des gens qui sont tout seuls, donc ça leur fait plaisir. C’est ça le commerce, ça n’est pas que de l’argent. Il faut être humain avant tout.»

La baisse de qualité des cuirs

Une cordonnerie restée à taille humaine, qui a été le témoin de l’évolution des pratiques de consommation, et surtout des modes de fabrication des articles en cuir, dont la qualité s’est drastiquement dégradée au fil des décennies. Une tendance qui s’applique aussi aux maisons de luxe, selon Ahmed. 

Rares sont les marques qui soignent encore le choix de leurs peaux. Bien souvent combiné à du plastique, le cuir ne respire plus et s’abime, «il se déchire comme du papier», déplore Ahmed en désignant une paire de bottines posée sur l’étagère derrière lui et dont l’empeigne part en lambeaux. Au niveau des talons, même constat : le traditionnel empilement de lamelles de cuir a été remplacé par de la poussière de cuir compressée. Une méthode plus économique, mais beaucoup moins résistante. 

Dans un monde qui change toujours plus vite, le bruit des outils d’Ahmed et l’odeur de cuir qui flottent dans la pièce ont quelque chose de rassurant. Ils sont les témoins d'un savoir-faire qui, à son échelle, semble ralentir le désordre ambiant.

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