Paul revient à S. demain et une angoisse sourde m’étreint. Depuis son départ de M., mon fils a pris dix ans.
J’ai l’impression qu’il va mourir bientôt, qu’il peut mourir, mon enfant, mon tout-petit. Par abus de cigarettes, de médocs en toute tranquillité, de bagne en liberté.
Plusieurs fois vous m’avez gentiment remise à ma place parce qu’il ne voulait plus se rapprocher de moi, pour me faire comprendre que oui, il est majeur et il décide, et qu’il préfère rester à S. que se rapprocher de moi. Mais ce que vous oubliez, c’est surtout qu’entre deux périodes de déprimes totales, Paul retrouvait une compagne et que je ne peux rien contre l’amour, et je ne veux rien contre l’amour. S’il n’avait pas ça, que lui resterait-il ?
Mais pourquoi donc cette angoisse ? Cela ne devrait-il pas me rassurer que mon fils soit entre de bonnes mains ? Les vôtres ?
Qu’il mange le plus possible en un temps record, surtout sans prendre de plaisir, cela ne devrait-il pas me rassurer ?
Qu’il ait tellement grossi en si peu de temps pour le combler ce temps, cela ne devrait-il pas me rassurer ?
Qu’il prenne tant de drogues, que vous appelez licites, cela ne devrait-il pas me rassurer ?
Qu’il titube en rejoignant sa chambre après les avoir prises, et me dise désolé : « Je suis défoncé, là, maman », cela ne devrait-il pas me rassurer ?
Qu’il soit plus bouffi que grossi sous l’effet de cette camisole chimique, cela ne devrait-il pas me rassurer ?
Qu’il s’étouffe la nuit dans des quintes de toux à force de cigarettes, cela ne devrait-il pas me rassurer ?
Qu’il ne fasse plus du tout ni sports ni activités physiques à 28 ans, cela ne devrait-il pas me rassurer ?
Qu’il ait dû mal à envisager de faire plus de 500 mètres à pied à cause de la fatigue, cela ne devrait-il pas me rassurer ?
Qu’il se laisse aller à accepter de ne pas être présentable quand nous nous rendons chez des amis, lui autrefois si coquet, si fier de son corps et de sa beauté, cela ne devrait-il pas me rassurer ?
Qu’il perde peu à peu l’un de ses yeux parce qu’il ne fait plus aucun effort, ou ne peut plus en fournir aucun pour regarder le monde qui l’entoure, et que cela ne compte pas pour lui, ni pour vous, ni pour son médecin, cela ne devrait-il pas me rassurer ?
Tout simplement, que la santé – tant physique que psychologique – de mon fils soit en danger, cela devrait-il vraiment me rassurer ?
Mes ami.es les plus proches, qui connaissent Paul depuis ses 3 ans et ne l’avaient pas vu depuis un an comme moi, m’ont dit alarmés : « Oh comme c’est triste de le voir aussi vieilli, gonflé par les médicaments ! Comme cela a dû être dur pour toi ? »
Et oui, cela est « dur pour moi » parce que je sais qu’on ne veut pas les voir, ces personnes handicapées mentales, ce pourquoi on les cache dans des villages lointains.
Ce pourquoi j’ai accepté peut-être moi aussi de le voir partir si loin, parce qu’il n’y avait pas de place à côté oui c’est vrai, et c’est tellement dur de se battre, mais aussi parce que je peux vivre ma vie loin des nervosités épileptiques de mon enfant.
Et c’est ma responsabilité.
Alors je n’ai rien pu répondre à mes ami.es. Mais je sais que c’est aussi la responsabilité déontologique de notre société qui ne peut – ou ne veut – plus intégrer les plus faibles d’entre nous et qui n’offre qu’un panel dérisoire de foyers dispersés à travers les campagnes pour que des gens dont c’est le métier se démènent contre les injonctions contradictoires de l’État… Votre responsabilité.