Alors que les Khmers rouges prennent la capitale du Cambodge le 17 avril 1975 et la vident de ses habitants, le seul refuge possible pour des centaines d’étrangers et de Cambodgiens est l’ambassade de France. Des Montagnards ayant combattu les révolutionnaires entrent sur le site, avec leurs familles. Après quelques jours, sous la pression des nouveaux maîtres du pays et cédant aux arguments des diplomates et missionnaires français, ils sortent avec femmes et enfants derrière leurs deux chefs, « le colonel Paul » et Y Bham Enuôl, se sachant tous condamnés à mort. Aucun d’entre eux n’a jamais été revu.
La disparition de ces 150 personnes signe la mort politique de leur mouvement, le Front Uni de Lutte des Races Opprimées (FULRO). Le FULRO a pourtant bien des choses à nous apprendre sur le Cambodge et le Vietnam, en particulier à ne pas réduire les peuples et leurs représentants politiques, quel que soit leur bord, à de simples pantins manipulés par des puissances supérieures parties prenantes dans la guerre froide. Tel serait les priver de toute capacité politique de penser et d’agir. En dépit d’une construction complexe et d’affrontements internes, le mouvement a tenté de renverser l’histoire : il s’est battu pour l’indépendance des peuples des marges, faisant front avec le Cambodge “non aligné” de Norodom Sihanouk contre le colonialisme vietnamien. Un combat dont il est aujourd’hui le grand oublié.
« S’il y eut jamais des moments d’émotion au cours des heures que nous étions en train de vivre, la leçon de courage que nous donna Paul fut certainement celui qui nous arracha le plus de larmes », écrit François Bizot dans Le Portail. Paul, le dernier président du FULRO, est issu de ces populations des hautes terres pour lesquelles les frontières n’ont pas de sens et que les États ont sans cesse cherché à fixer et contrôler.
Né Y Bun Sur en 1939 au sein du groupe Mnong Rlam du centre Vietnam, sur les rives du grand lac Dak Lak (Lạc Thiện en vietnamien) dans l’actuelle province du Đắk Lắk, il vécut les premières années de sa vie sous la domination coloniale des Français, puis devint, sans l’avoir souhaité, un citoyen de la République du Sud Vietnam. Baptisé du très catholique nom de Paul, il fut un des premiers autochtones des hautes terres du Vietnam central qui obtint un baccalauréat français. Il poursuivit ensuite ses études à Paris où il obtint une licence d’économie en juillet 1970.
Paul Y Bun Sur prit dès lors la tête du FULRO. À sa fondation en 1964 (avec le soutien de Norodom Sihanouk), l’organisation de résistance indépendantiste regroupait principalement des montagnards du Sud Vietnam, mais aussi des Chams et des Khmers Krom (du delta du Mékong) et comptait des milliers de membres. Mais, au début des années 1970, le FULRO se réduit à quelques centaines de combattants alors même que les troupes nord-vietnamiennes, cantonnées dans des bases de l’Est cambodgien par lesquelles passent les pistes Ho Chi Minh, ont acquis une liberté de manœuvre dans toute cette partie du pays. Alliées aux Khmers rouges, celles-ci expulsent des deux provinces orientales du Mondolkiri et du Ratanakiri, toutes les forces militaires adverses. En mai 1970, le camp principal du FULRO, proche de la frontière avec le Vietnam, tombe ; les communications avec sa base sociale et militante deviennent difficiles. Par ailleurs, l’alignement du Cambodge de Lon Nol sur les positions américaines empêche désormais d’attaquer le Sud-Vietnam. Ceci prive le FULRO de sa principale raison d’être : lutter contre l’oppression vietnamienne des populations des hautes terres.
Repliés à Phnom Penh, Paul Y Bun Sur et les autres responsables du FULRO, dirigent dès lors une organisation exsangue, sans perspectives politiques. Ils y perdent certainement une bonne part de leur motivation. Ils tentent néanmoins de recruter des combattants dans les camps de réfugiés au Vietnam, où sont regroupés de nombreux Bunong ayant fui les bombardements massifs des B52 sur l’Est du Cambodge. Ils n’y réussissent que modestement, mais les Bunong semblent avoir constitué à partir de 1970 l’essentiel des soldats encadrés par le FULRO au Cambodge. Ces troupes sont intégrées dans l’armée républicaine cambodgienne, tenant des bases entourant Phnom Penh ou assurant la garde de ponts. Seuls quelques Bunong du Cambodge, hommes et femmes, qui ne s’étaient pas réfugiés à l’ambassade de France, ont survécu en se fondant dans la masse des déportés.
Peu de témoignages et encore moins de documentaires mentionnent les 150 hommes, femmes et enfants des hautes terres cambodgiennes et vietnamiennes qui s’étaient réfugiés à l’ambassade de France. Si ces derniers apparaissent sur des photographies révélées cinquante ans après les faits dans le récent documentaire de Jonathan Desoindre et Kostia Testut[1], ils restent à être reconnus pour ce qu’ils étaient, des personnes dites de « minorités ethniques » qui se sont battues pour leurs terres et leurs droits.
[1] Sous la menace des Khmers rouges, la chute de l’ambassade de France de Jonathan Desoindre et Kostia Testut, ZED, 2025, 55’. Diffusé sur France 5, le 6 avril 2025.
Texte co-écrit par Anne-Laure Porée, anthropologue, auteure de La langue de l’Angkar (2025) – Catherine Scheer, anthropologue, auteure de « Subaltern soldiers : Overshawed Bunong highlanders in the Khmer Republic’s army 1970-1975 » (2022) – Jean-Pierre Chazal, chercheur indépendant, auteur de la première biographie d’Y Bun Sur.