L’antisystèmisme proclamé par les candidats à la présidentielle parait à première vue une manière démagogique de se détacher de la faillite des institutions. Il est aussi une récupération d’une thèse conservatrice influente qui met en exergue le thème de l’homme blanc délaissé au profit des minorités, dans une inversion des valeurs qui voudrait qu’aujourd’hui la pensée dite « majoritaire » ne se préoccupe plus que du racisé.e, de la femme ou de l’homosexuel.le
L’islamo-gauchisme est au pouvoir… depuis les années 80 !
Il y a des émissions de télévision qui ont une valeur documentaire inestimable.
1986. Sur le plateau d’apostrophes, Bernard Pivot réunit « trois intellectuels et un chef d’entreprise » pour une émission intitulée « Ils avaient vingt ans en Mai 68 ». Guy Hocquenghem, philosophe, auteur du pamphlet « Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary », va passer plus d’une heure à subir les invectives, les insultes et le mépris de Bernard Tapie, Pascal Bruckner et Laurent Dispot. Sous le Mitterrandisme, en plein cœur des années fric, Hocquenghem a osé critiquer les renégats, anciens soixante-huitards, éditocrates ou dirigeants d’organes politiques ou médiatiques influents, ayant retournés leurs vestes au nom de la sociale démocratie et d’un libéralisme qu’ils veulent « raisonné ». Il faut voir cette émission, malheureusement introuvable en intégralité gratuitement[1] (si une bonne âme souhaite la mettre sur le net je pense que ça vaut le détour), on y retrouve l’ensemble des éléments de langage utilisé pour discréditer la pensée de gauche. Le courage et la perspicacité d’Hocquenghem qui lutte pour garder son sang-froid, démontant méthodiquement le cynisme de ses contradicteurs qui en appellent au public pour le moquer, donne à l’exercice un instant d’une authenticité rare en télévision. Visionnaire, Hocquenghem se fait rabrouer en ce milieu des années 80 où il était encore difficile d’annoncer haut et fort que la gauche, celle de pouvoir, a trahi.
Lorsque Pivot mentionne qu’Hocquenghem s’en prend ouvertement à Bruckner, Hocquenghem fait alors référence à un livre datant de trois années plus tôt : « Le sanglot de l’homme blanc ». Dans cet essai, Bruckner s’attaquait au tiers-mondisme, ce courant de pensée « archaïque » et « refusant le réel » (ce qui nous rappelle curieusement les argumentaires rabâchés sur tous les plateaux de télé lorsqu’on y évoque une pensée hétérodoxe). Bruckner rejette la « culpabilité de l’Occidental » qu’il pense lui être imposé de manière constante et oppressante. Il est le nouvel non écouté, oublié par les revendications humanistes et désuètes de cette bande de rouge internationaliste et féministe qui, selon lui, est au pouvoir. L’homme blanc, c’est le non racisé. C’est celui dépossédé de sa virilité par le féminisme[2]. Un livre encore encensé en 2008 par Philippe Bernard dans les colonnes du Monde comme « une œuvre prémonitoire et comme un livre d’actualité »[3].
Ce qui est intéressant dans cette thèse fictive d’une victoire des idées tiers-mondiste, c’est le renversement hiérarchique qui voudrait que les valeurs et idéaux défendus par une frange minoritaire soient ceux d’une oligarchie intellectuelle qui verrouille et musèle les idées traditionalistes. Idées traditionalistes qui s’emparent alors de la figure du modernisme, comme lorsque le peu inspiré Laurent Dispot fait son mea culpa de sa participation à Mai 68 en encensant Bernard Tapie et son modèle du culte de l’entreprise. Le conservatisme devient moderne. Le conservatisme devient résistant. Il s’érige contre un système de pensée qu’il considère omniprésent. Prenant en horreur la création d’associations telles SOS racisme, dont il occulte sciemment le fait que cesdites associations ont vite été récupérées par un pouvoir social-démocrate pressé de faire taire les revendications et de les remodeler à la bonne santé du capital.
Cette inversion du schéma dominant/dominé s’opère en deux phases : le rejet d’une pensée de gauche qui est qualifié d’irréaliste, de mièvre et sous le joug de la manipulation (les islamo-gauchistes avant l’heure). Il faut voir ce passage où Bruckner, hautain, prie Hocquenghem de faire le deuil de l’enfance (champs lexical qui ramène cette « bien-pensance » à un monde qui n’est pas celui de l’homme adulte) et se fait aussitôt rabattre le caquet. Dans un second temps s’opère la construction victimaire d’un homme qui est censé être majoritaire dans la société, mais que l’on entend plus. On peut penser, plus récemment, à ces messages qui se propagent sur les réseaux sociaux faisant le parallèle entre le migrant qui abuse de l’aide qu’il reçoit à l’excès et le SDF français que l’on délaisse.
Pourquoi un retour aujourd’hui ?
Si cette rhétorique d’inversion des rapports de force a continué à se propager de manière diffuse pendant plus de 30 ans, elle connait aujourd’hui un retour en force. Si l’on tend bien l’oreille aux propos de ceux qui se définissent comme « hors système », portant pourtant toutes les étiquettes du système sur eux, la défense de l’homme blanc ne tarde jamais à venir.
Cette nouvelle vague conservatrice se veut un rempart face à une pensée qui est encore dite comme dominante. Ce « backlash », pour reprendre le terme anglo-saxon, s’est constitué face aux avancées des sciences sociales dans l’étude de genre ou les études postcoloniales. Érigées comme idées portées par une gauche qui pervertit nos enfants, trafiquant les manuels scolaires, les obligeant à la masturbation[4], ou remplaçant les dates chrétiennes de nos manuels d’Histoire pour un cosmopolitisme affligeant. On se rappelle de cette levée de boucliers sur ladite « théorie du genre ».
C’est qu’il y a là un véritable enjeu politique à défendre pour les conservateurs. Comme le tiers-mondisme appelant à une unité des plus exploités, si souvent caricaturé, même par des gens de gauche qui ont rarement lu ses maitres à penser (j’aimerais un jour voir du Frantz Fanon dans les programmes scolaires !), il y a aujourd’hui un courant, basé sur les nouveaux concepts des sciences sociales, qui se traduit sur le terrain par l’appel à la convergence des luttes. Convergence des luttes, un slogan qu’on a souvent entendu du côté de Nuit Debout. Un concept qui, pour l’instant, peine à se concrétiser. Pourtant, l’idée se diffuse petit à petit quittant le simple domaine de la recherche pour rejoindre les manifestations.
Le concept d’intersectionnalité par exemple. Né dans les années 80, il jouit aujourd’hui d’une certaine popularité. Plus développé aux États-Unis, on l’a retrouvé dans diverses manifestations, notamment au sein du mouvement Black Lives Matter. Angela Davis l’a notamment défendu, en prononçant un discours où elle proclamait son féminisme comme un féminisme intersectionnel se préoccupant de la cause des femmes et des racisé. e. s. Racisé étant d’ailleurs un terme n’ayant vu le jour que récemment en France.
Dépeint en pire ennemi de l’homme blanc, l’intersectionnalité est souvent moqué dans un raccourci qui voudrait qu’un homme blanc ne puisse plus s’exprimer aujourd’hui. Il est inquiétant de voir que beaucoup de jeunes se sentent rejetés par ce concept qui rassemble des personnes subissant simultanément plusieurs formes de domination ou de discrimination dans une société. Plusieurs images humoristiques pullulent sur les réseaux sociaux montrant des femmes ou des hommes s’en prenant à un homme en lui demandant de se taire parce que « cisgenre » et « blanc », consacrant ce basculement du rapport de force comme un acte du quotidien.
Dans les mouvements et organisations luttant contre l’homophobie et la transphobie, le concept d’intersectionnalité s’est aussi développé et a le droit aux mêmes rejets et moqueries de la part d’une frange conservatrice de la population. Se voulant plus inclusif, le mouvement LGBT est devenu LGBTQI (incluant le mouvement Queer et les intersexué.es). Pourtant, à l’intérieur même de ces mouvements, difficile de faire cohésion. Les habitus dominants font qu’une discrimination interne entre les différentes orientations sexuelles et genres persiste, symptôme du pouvoir encore influent de ce conservatisme qui se désigne pourtant comme victime et minoritaire.
Face à cette tentative d’unité, le conservatisme fourbit de nouvelles armes qui ne sont autres qu’un retour aux fondamentaux : le « français moyen » est dévalisé de tous ses privilèges. Nous sommes revenus à la thèse de Bruckner et de tant d’autres : la bien-pensance a gagné. La victime, l’homme rejeté par le système, qui ne voudra que d’un candidat « hors-système », c’est l’homme blanc, non féminisé, privé d’aides, privé d’argent, relayé en zone « périurbaine » par l’immigré qui l’a chassé de la ville, puis de la banlieue.
Il faut donc pour cet homme « majoritaire dans la société » quelqu’un en mesure d’affronter ce mur qui se dresse face à lui. Pas étonnant dès lors, de voir l’angle de défense de Monsieur Fillon, prêt à affirmer que son « programme dérange le désordre établi ».
L’étalon vide
C’est qu’aujourd’hui, s’affirmer anti-système alors qu’on a abusé de tous ses privilèges, voir qu’on ait dirigé le pays, est un savant jeu d’équilibriste. Usé jusqu’à la corde par le FN, lorsque la riche famille de Saint-Cloud part à la quête du vote populaire, on le retrouve aussi chez Les républicains et le PS. La récente sortie de Monsieur Macron sur la colonisation en est un bon exemple. Elle a de suite été suivie de protestations, puis d’excuse de la part de son porte – parole. Simple effet de Com', elle s’inscrit au rang des erreurs stratégiques. Cet épisode illustre à quel point « La France n’a pas décolonisé ses mentalités »[5] pour reprendre l’expression d’Achille Mbembe. Le candidat « anti-système » désireux de remporter la présidentielle se doit de défendre le même personnage que son concurrent, ce protagoniste fictif qui est un peu tout le monde et vraiment personne.
Pour reprendre le terme employé par Deleuze : c’est un étalon vide. Dans son abécédaire, Gilles Deleuze définit la gauche par l’incessant devenir minoritaire et trace en négatif ce personnage qui se voudrait être majoritaire que pleurent les Bruckner et consort : « C’est : ne pas cesser de devenir minoritaire. C’est dire que la gauche n’est jamais majoritaire en tant que gauche. Et pour une raison très simple : c’est que la majorité, c’est un truc qui suppose un étalon. Même quand on vote, ce n’est pas tellement la plus grande quantité qui vote pour telle chose... En occident, l’étalon que suppose toute majorité, c’est : homme, adulte, mâle citoyen des villes. C’est ça, l’étalon. Or, la majorité est par nature l’ensemble qui a tel moment, réalisera cet étalon, c’est-à-dire l’image sensée de l’homme adulte, mâle, citoyen des villes. Si bien que je peux dire que la majorité, ça n’est jamais personne. C’est un étalon vide. Simplement, un maximum de personnes se reconnaît dans cet étalon vide. Mais, en soi, l’étalon est vide. »[6]
Le candidat qui se pare de l’appellation d’« anti-système » est le candidat de personne. Ou plutôt d’aucun citoyen. Une habile manière pour le politique de pourfendre le système sans défendre quiconque, relayant dans les coulisses, sans les éloigner pour autant, ses véritables amis, ses cercles d’influences, ses soutiens politiques et financiers.
[1] http://www.ina.fr/video/CPB86007704
[2] http://www.monde-diplomatique.fr/2003/08/HALIMI/10360
[3] http://www.lemonde.fr/idees/article/2008/08/14/le-sanglot-de-l-homme-blanc-par-philippe-bernard_1083679_3232.html
[4] http://www.huffingtonpost.fr/2014/01/28/masturbation-ecole-theorie-genre-temoignage-directeur-etablissement_n_4680951.html
[5] http://www.rfi.fr/hebdo/20170127-debats-frantz-fanon-est-il-populaire-revue-africaine