S’il est un sentiment qui recueille une certaine unanimité, de quel bord politique que l’on soit, c’est que nous vivons une époque de grisaille idéologique, où la démarcation de deux camps qui s’affronte semble dépassée. Cette bouillie intellectuelle donne de curieux résultats. Chaque courant de pensée est dépeint comme l’idiot utile de son adversaire. L’élite intello-médiatique se donne des allures de pourfendeuse de la pensée dominante, voire de mal aimée de la « doxa », terme dont elle abuse de l’équivocité. Pour le dire plus schématiquement cela devient : « Ce avec quoi JE ne suis pas d’accord, c’est la pensée dominante (là vous pouvez placer tous les "tyrans" les plus indéfinis possible, du genre : les musulmans, l’empire, les bobos, la mondialisation, l’ennemi sans visage, etc.…). Par contre, MOI, je suis contre la pensée dominante. MOI, je suis l’antidote ». Le rebelle, le pourfendeur du tabou imposé par la bonne conscience, est celui qui s’étale d’éditos en éditos dans les médias les plus influents. A ce titre, désolé pour ses fans, un Onfray ne vaut pas mieux qu’un Zemmour. Il est vrai qu’expliquer un système complexe d’un rapport de domination-asservissement en détaillant le rôle de chacun des acteurs mais aussi, le fonctionnement de cette mécanique qui n'est en rien abstraite, ou encore en quoi nous en sommes tous partie prenante, ce n’est pas très vendeur et surtout, c’est fatiguant !
On assiste alors au retour en force d’Editocrates conservateurs attaquant les ex-soixante-huitards, pourtant sagement retranchés dans le même camp qu’eux depuis leur conversion à la sociale démocratie dans les années 80. En résulte ces pitoyables « débats » d’experts ou de journalistes dont la pensée est similaire sur toutes les grandes questions politiques actuelles (Europe, Economie, Immigration, Chômage) mais qui se retrouve face à face au nom du pluralisme[1].
A l’heure, où les élections européennes ne sont qu’un simulacre d’opposition entre droite et « gauche », puisque leurs dignes représentants (PPE et S&D) concluent des accords préalables aux votes[2], il est logique qu’une pensée hétérodoxe soit, elle aussi, rejetée de la sphère médiatique. Là-dessus, nul besoin de s’appesantir, tant les travaux de Bourdieu, du Monde Diplomatique, d’Acrimed, d’Arrêt sur Images ou les films de Pierre Carles ont méticuleusement analysés et analysent encore cette impossibilité d’accès à un réel pluralisme.
Se pose alors la question, pour la frange privilégiée de penseurs hétérodoxes ayant en de rares occasions l’opportunité de s’exprimer, de comment légitimer des prises de postions complexes, face à un appareil qui lui est foncièrement hostile et dont les dispositifs même veille à ce qu’elles ne puissent correctement s’expliquer. Y’a-t-il un ton particulier à adopter pour la pensée critique ? Car, en effet, un des reproches qui lui est fait par le système médiatique, serait son incapacité de parler à la « populace ». A voir, cette étonnante bande annonce du nouveau film de Pierre Carles « Les ânes ont soif », où Christophe Barbier nous explique que ces penseurs ne sont « pas bon à la télé »[3]. Saperlipopette ! (Oui, j’essaye d’être un peu trash pour attirer le chaland !). Bref, la pensée hétérodoxe n’a pas la côte, et il est intéressant de noter qu’on l’attaque le plus souvent sur la forme plutôt que sur le fond. Si la rhétorique contre elle n’est pas récente, il faut tout de même admettre que, dans le cynisme ambiant, de nouvelles résistances lui font face. Détaillons d’abord, les anciennes critiques qui persistent.
Clownerie irréaliste ou branlette intellectuelle ? … mon cœur balance
Si les reproches habituelles de la « pensée dominante », pour reprendre leur éléments de langage, sont en réalité assez facilement démontables, ils n’en restent pas moins nocifs d’être sans cesse marteler. Depuis, une trentaine d’année nous avons le droit au TINA[4] (there is no alternative), à l’austérité indépassable, au pragmatisme à toutes les sauces, saupoudré d’un « il faut être réaliste ». De quoi briller en société en faisant un petit montage de toutes ses phrases sans grand fond, mais qui donne des allures de maitrise du sujet.
Il semble que la pensée hétérodoxe doit faire face à deux archétypes qui peuvent sembler contradictoires, mais qui se rassemble sur un point : le sacro-saint réalisme. D’un côté nous avons le clown irréaliste. Vous savez, c’est le gaucho un peu con, le hippie attardé, celui qui sauve la Planète parce qu’il fait caca dans les bois. Les écolos citadins prétentieux, qui trient leurs déchets et qui n’achètent pas de marques. Bizarrement, c’est lui qui devient le chantre d’une parole alternative, lui l’ermite qui ouvre tout de même sa porte à TF1 le temps d’un reportage de quelques secondes, confisquant la parole à des penseurs qui développent de réels concepts anti-productivistes[5].
De l’autre, le penseur embrouillant, l’ennemi de Christophe Barbier, qui baragouine ses concepts universitaires, enfermé dans un carcan théorique détaché du monde réel. En d’autres termes, le branleur intellectuel, le Professeur Frink des sciences sociales, certainement pas le type qui nous sortira d’une situation aussi sérieuse que la nôtre...vous savez…en « temps de crise ».
Le fait est que le réalisme et le rationalisme sont deux concepts qui ne vont pas forcément de pair. La pensée critique est-elle chimérique ? Si on observe les constats et ses analyses, il me semble qu’elle est on ne peut plus réaliste. C’est au contraire le néo-libéralisme et ses défenseurs, dans leurs emportements passionnels, qui se détachent d’une impression ressentie par n’importe quel quidam: la violence des crises (qui permettent au système même de perdurer comme l’explique Noémie Klein[6]), la mauvaise répartition des richesses, le leurre d’une méritocratie… Finalement, il faut se rendre à l’évidence que le concept de la rationalité est hautement subjectif. Avec cette illusion que le rationnel est ce qui est dans notre camp. Fanon écrivait dans Peau Noir, Masques Blancs : « Les psychanalystes disent que pour le jeune enfant il n’y a rien de plus traumatisant que le contact du rationnel. Je dirai personnellement que, pour un homme qui n’a comme arme que la raison, il n’y a rien de plus névrotique que le contact de l’irrationnel»[7]. Combien de fois nous sentons-nous acculer face à des situations qui nous semblent proprement irrationnelles ?
Serait-ce alors dans les solutions qu’elle propose que la gauche critique rentre dans l’irréalisme ? Parce qu’une pensée critique convoque l’Histoire, convoque l’Ailleurs et convoque l’Autrement, elle se heurte à une pensée utilitariste et court-termiste qui ne juge que sur les effets immédiats d’une politique, qui de fait, se limite souvent à quelques soubresauts sans intérêts.
Elliott Smith chantait “A distorted reality's now a necessity to be free” (Zemmour invoque bien Balavoine et Hélène et les Garçons). Est-ce une position tenable ? Car, il faut bien l’admettre, si on en reste au simple constat de ce que ce monde nous offre, et en analysant les conséquences qui en découlent, on est pas loin d’aller chercher une corde pour se pendre. La solution serait-elle dans un althussérisme déformé ? « Le matérialisme c’est de ne pas se raconter d’histoires » disait-il. On pourrait ajouter, mais aussi de faire en sorte de raconter la réalité autrement. De savoir mettre en œuvre une conversion des points de vue. Malheureusement, cette conversion est très certainement vouée à l’échec. D’autant plus, dans une époque cynique, où la violence qui frappe les individus qui était les plus à même de participer à cet élan collectif, est d’une intensité telle que toute la pensée critique leur semble un mensonge à abattre. Et abattre avec force.
Autodérision et esprit politique du Youtubeur
Ce n’est pas par goût de la provocation, mais je ne peux m’empêcher d’être sceptique devant toutes les formes, pourtant variées, de politisations nouvelles que l’on aperçoit plus particulièrement sur la Toile. Et là-dessus, pas de snobisme, ma gêne se porte autant sur les complotistes anti-illuminatis que sur le bien plus présentable et apprécié Parti Pirate. Au risque de faire recracher le café de la bouche de certains d’entre vous, je ne pense pas qu’E&R soient pire que les autres sur ce point. Ils participent tous à la grande bouillie idéologique décrite dans l’introduction de ce texte. A savoir, il traite des intérêts individuels de chacun et de leur propre désarroi. « Le propre de la parole de Soral, c’est qu’elle va très vite et qu’elle est pleine de digressions. Automatiquement, les gens qui l’écoutent font le tri et ne retiennent que les thèmes qui les concernent ou les convainquent le plus » explique Aurélien Montagner dans un article de Médiapart[8].
Là-dessus, bon nombre de penseurs de la gauche critique ont tort d’attaquer l’intellect ou une faiblesse psychologique des adhérents à ces thèses, alors que la plupart sont des gens qui cherchent des solutions, qui s’interrogent, souvent sur des sujets qui méritent de s’interroger, et surtout sont en réalité le public le plus à même d’écouter leur pensée.
Pourtant, cette audience lui a tourné le dos. Par trop d’humiliations, de désillusions en désillusions, de Grand soir proclamé se transformant en pétard mouillé, s’est créé un fossé. Accentué, et là les politisés 2.0 ne seront pas d’accord, par un socle métaphysique profondément néo-libéral enraciné dans le cerveau, qu’on soit hacker libertaire ou Dieudoniste.
Là réside le principal problème d’un ton à adopter pour la pensée critique. Et tant qu’elle ne franchira pas cette impasse, elle ira de ridicule en ridicule. Parce qu’elle n’a plus d’allure du réel pour le politisé nouvelle génération comme pour les conservateurs, il lui renvoie dédain et dérision. Tout devient une blague, même l’engagement politique. Il n’y a plus de place pour d’autres passions qui sont désormais considérés comme des faiblesses obsolètes : la croyance, la lutte, l’universalisme etc… L’humour, la pensée critique peut s’en accommoder, même mieux, ayant elle aussi une longue tradition dans ce style, mais elle a besoin d’un espace où elle puisse parler avec sérieux, complexité, et où elle puisse étaler un raisonnement subtile et nuancé.
Le problème est que son nouveau public a grandi avec des habitudes mentales où la dérision et l’autodérision sont dressées comme des armes d’auto-défense. Du coup, il y’a un discours rationnel et passionnel qui ne fait plus écho. Un peu comme si quelqu’un essayait d’expliquer un point de vue lors d’un diner tandis qu’un autre faisait des bruits de pets avec sa bouche.
Le fait est que la dérision n’a plus son but salutaire : l’humilité. Au contraire, elle se brandit avec fierté et condescendance. Elle est devenue ce qui légitime la mollesse, de se protéger sous sa carapace. Où tout est égal à tout. Car dire réellement ce que l’on pense et ce que l’on ressent c’est se mettre à nu face au courroux des autres. Cela peut sembler anodin mais je suis persuadé que c’est cette habitude conditionne en partie l’individualisme des revendications politiques, mais aussi commande ce besoin d’immédiateté des explications. Il faut une exégèse du monde globalisé qui puisse tenir en 30 secondes car un discours trop subtil sera perçu comme source de moqueries. D’où l’impossibilité d’une conversion des regards. L’impossibilité de faire comprendre l’imbrication complexe de luttes entre-elles et non pas seulement prêcher pour sa paroisse. On est bien loin de l’époque où Fanon, pour le citer à nouveau, recevait de son professeur de Philosophie antillais cet enseignement : « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. »[9].
A l’heure où le seuil de tolérance face au modèle néo-libérale est presque franchit, tant l’exaspération se fait ressentir, la gauche critique ne devrait plus seulement penser à la manière de contrecarrer son adversaire historique, tant les faits lui donnent raison. Elle devrait plutôt s’employer à réfléchir sur les habitudes mentales de tout un chacun. Et s’interroger sur comment retrouver un ton juste qui puisse vaincre des siècles d’endoctrinement qui touche ceux qui se considèrent aujourd’hui comme les premiers adversaires de ce système. Pour qu’ils n’en soient plus, inconsciemment, les garde-fous.
[1] François Ruffin sur le pluralisme dans les médias
[2] Stupéfiante union sacrée, article Politis
[3] Bande annonce Pierre Carles
[4] http://www.liberation.fr/monde/2013/04/08/tina-ou-le-dogme-ultraliberal_894684
[5] Un exemple parmi tant d'autres Bernard Stiegler
[6] http://www.les-crises.fr/la-strategie-du-choc/
[7] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs. (1952), page 126
[8] http://www.mediapart.fr/journal/france/161114/comment-soral-gagne-les-tetes-22
[9] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs. (1952) page 129