Je suis las. Las, d’une trop grande consommation de chaines d’information en continu, anxiogènes et peu informatives. Las de parcourir les messages qui s’étendent sur les réseaux sociaux, que je ne peux m’empêcher de réactualiser comme pris d’addiction. Pas fatigué de vous lire, tant vous êtes nombreux à apporter du pertinent, qu’il soit émotionnel ou pragmatique, simplement éreinté de sentir ce sentiment d’inanité qui nous habite. Nos cris sont des coups dans de la mousse, ça n’enlève pas leur côté salutaire, ça ne rend pas ça plus sain. On pourrait en rire, dire comme Brel, qu’au fond tout ce qu’on fait, ça n’est pas sérieux, que rien n’est sérieux, qu’on se donne tous des airs, on aurait aussi raison. Ca n’empêche que…
J’ai du mal à juger. Ou plutôt je n’en ai pas le goût. La diversité des réactions post-attentats, où chacun apporte sa pierre à l’exutoire collectif m’a semblé une fresque en accord avec ce que l’on connait de notre pays. Certains arboraient les drapeaux français, les « Pray for Paris », d’autres les critiquaient, rappelaient qu’il y avait eu le Liban, d’autres attentats plus meurtriers, qu’il fallait se méfier de nos politiques va-t-en-guerre. Et je n’ai pas envie de distribuer les bons points. Bien sûr, il y a toujours une subjectivité assumée. Le fait de ne pas avoir mis le drapeau national, ni aucun slogan, n’est un choix qui ne me donne aucun désir de pointer du doigt ceux qui en ont senti la nécessité. Fera-t-on comme après Charlie Hebdo, une traque à ceux qui ne sont pas Charlie ?
Ce que je crains avant tout c’est que dans ce drame, on tue toute raison analytique, toute possibilité de débat. Qu’on ne puisse plus parler de politique intérieur en étant renvoyé à des postures binaires de fascistes contre des bisounours, ou pour la politique extérieure à des barbares contre des hippies pacifistes. Ce que nous avons vécu a réveillé un patriotisme équivoque. Cela a eu le mérite de ressouder les gens dans des élans de fraternité, dans une affirmation de valeurs universalistes dont la France peut s’enorgueillir et qui font – en tout cas théoriquement parlant — partie de notre Histoire. D’autres effets sont plus fâcheux, comme ceux de ressentir une fierté quand le monde entier nous fête, et pas seulement des pays très amicaux. En premiers lieux, les États-Unis ou Israël. Fierté honteuse qui m’a parcourue. Il faut aussi avoir l’honnêteté de reconnaitre qu’une grande partie des voix habituelles qui contestent les actions militaires françaises se sont tues lors des bombardements du 14 novembre.
Plus que cela, ce sont les affections passionnelles à long terme qui m’inquiètent.
Je ne vis plus à Paris. Je me sens meurtri, coupable, distant. Je partage votre effroi et beaucoup de votre psychose. J’ai été ému et fier de mon pays. Mes amis du monde entier sont venus me soutenir, comme si c’était moi qui en avais besoin. J’ai même dégusté avec vous cette bonne portion de paranoïa, et il va sans dire que si j’avais été à République lorsqu’on y a lâché des pétards, j’aurais fui à en user mes baskets.
C’est terrible de se sentir le cul entre deux chaises. Peut-être que, si je résidais encore à Paris, je n’écrirais pas ces lignes.
Mes amis, en vous lisant, je ne sais pourquoi, une image m’est venue en tête. Elle provient du film : « Août, avant l’explosion » du cinéaste israélien Avi Mograbi, dont je vous conseille l’entière filmographie. Il se peut que je la restitue mal.
Mograbi est un opposant farouche à son gouvernement. Son travail de documentariste déconstruit les mythes fondateurs, la propagande, profondément ancrés dans le cœur même des habitants. Il en ressort une ironie mordante, noire, où il constate qu’il ne peut pas faire évoluer les mentalités dans un pays en guerre, surtout depuis si longtemps. Dans ce mois d’août 2001, qu’il a décidé de filmer jour après jour comme dans un journal de bord, il va à la rencontre de ses concitoyens. Puis, arrive la scène. Troublante. C’est un plan-séquence, caméra à l’épaule. Mograbi s’approche de la frontière palestinienne. De l’autre côté des barbelés, un enfant le fixe du regard. Le petit bonhomme lui jette des pierres. Il est calme, déterminé. C’est avec lenteur qu’il se réapprovisionne en cailloux, l’insultant sans crier. Mograbi s’avance vers lui, sans dire un mot. En tant que spectateur, on est gêné. Qu’est-ce qu’il pourrait bien lui dire ? Qu’il est de son côté ? Qu’il veut prendre sa défense ? On sait trop bien que c’est impossible. On sait trop bien qu’à force de compter ses morts, il n’y a plus de place pour un discours nuancé. Le malaise se renforce dans la longueur du plan. Mograbi avance. Plus il s’approche, plus il est obligé de s’abriter. Pourquoi reste-t-il si longtemps à filmer cet enfant qui l’« agresse » ? Le réalisateur filme l’impasse, l’impossibilité d’une communication. On imagine le travail colossal qu’il faudrait en amont pour qu’un jour, ces deux personnes, représentants par défaut de deux camps qui s’affrontent, puissent se parler. Impossibilité aussi, d’être un individu, qui porte ses combats au-delà des frontières, de son origine.
Nous n’en sommes pas là, et, je le répète, je ne vise personne en écrivant ce texte. La majorité de ce que j’ai pu lire est rempli de dignité. J’ai simplement l’impression de saisir d’une manière plus palpable, à quel point la peur et les autres affections passionnelles peuvent si rapidement nous enliser dans des rôles. Ceux du martyr et du bourreau. Interchangeable à souhait. Paris martyr d’aujourd’hui, bourreau de demain ? Je suis comme tout le monde. Ça fait bien d’exorciser ces démons, de se foutre de la gueule des gens de Daesch. Je me suis bien marré à entendre John Oliver traiter Daesch de « fuckin assholes ». En même temps, quand je lis partout que les attaques proviennent de frustrés qui ne pouvaient pas souffrir qu’on vive aussi bien et aussi librement, je ne peux m’empêcher d’avoir envie d’ajouter « oui, mais aux dépens d’une grande partie de la planète ». Ce n’est pas qu’il y ait une posture moraliste derrière cela, simplement, peut-on oublier ce fait que l’on connait tous et dont beaucoup d’entre vous, et certainement beaucoup de personnes parmi les victimes, souhaitent ou souhaitaient combattre et faire changer ? S’il y a un instinct en moi qui fait résistance, ce n’est pas contre l’humour où les proclamations de désir, d’amour, de paix et de liberté. Plutôt, un pressentiment de ce qui pourrait advenir.
Si un seul drame — dont je n’essaie aucunement d’atténuer la gravité — procure déjà ce déchainement passionnel, qu’en sera-t-il si la peur doit durer ? Je sais qu’une grande partie d’entre vous le ressent, fait résistance, essaie de ne pas sombrer. Aujourd’hui, nous comprenons sans doute mieux ce que nous savions déjà rationnellement. Comment la grande machine de la peur alimente les hystéries collectives qui facilitent une géopolitique catastrophique. Nous avons l’exemple des États-Unis post-2001, dont au final, nous venons de subir les conséquences, en suivant leur politique militaire. À l’époque, avec le recul qui nous était permis, n’avions-nous pas trouvé ridicule ce surcroit de nationalisme qui avait poussé au Patriot Act ? Aujourd’hui, M. Hollande veut permettre la déchéance de nationalité.
Je ne verserai pas dans le « il ne faut pas avoir peur », bien que ce discours soit tout à fait légitime à mes yeux. Peut-être par défaitisme, mais je vois mal comment imposer de l’extérieur un contrôle des émotions que nous n’avons pas sur nous même. Nous ne savons pas ce que peut un corps, pourrait-on dire, pour plagier Spinoza. Par contre, je crois fermement qu’on peut lutter par la raison. Il faut savoir raison analytique garder ! Cela coûte que coûte. Bien sûr, il est plus facile d’écrire ces lignes quand je ne prendrais pas le métro avec vous demain matin. Quand je n’irais pas en terrasse sursauter à chaque bruit de pneus. Pourtant, cela me semble être le premier acte de résistance. Car il ne faudrait pas tomber dans un tragique contre sens et confondre, discours de la raison, avec discours du compromis ou de l’axiologiquement neutre. C’est tout l’opposé ! C’est en s’interrogeant, en posant des questions à nos réponses comme le dirait le rappeur Rocé, que nos actions pourront être constructives, radicales. Il ne faut pas avoir peur du temps long. Le combat de la raison analytique, c’est celui de l’Éducation, celui du refus d’une politique spectacle qui s’acharne à réagir à courte vue, le bandeau sur les yeux. Je vous rends d’ailleurs hommage, vous qui très nombreux avez partagés les paroles du juge Marc Trévidic qui dans un combat de plus d’une décennie, fait tout pour qu’on s’attaque aux causes du terrorisme plutôt qu’à ses conséquences. Voilà notre véritable défi. Cherchons ensemble à comprendre les causes. C’est le seul chemin qui nous donnera un bout de liberté :
« Les hommes se croient libres pour la seule raison qu’ils sont conscients de leurs actions, et ignorants des causes par quoi elles sont déterminées. » Spinoza