I. Ce que cache la défense de la capitalisation
À chaque fois que Jean-Marc Daniel — économiste libéral, professeur à l’ESCP, chroniqueur régulier sur BFM Business — prend la parole, un mot revient avec insistance : responsabilité individuelle. Selon lui, la retraite par répartition est obsolète, trop coûteuse (14 % du PIB), inadaptée à la transition démographique. Il faut, dit-il, passer à la capitalisation : que chacun épargne pour soi, via des fonds privés.

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Mais à y regarder de plus près, ce plaidoyer dissimule une vision désincarnée de l’économie. Les travailleurs qu’il oublie ? Ceux qui n’ont ni marge à épargner, ni capital à investir : aides-soignantes, serveurs, salariés en TPE…
Dans ces entreprises — qui concentrent près de 50 % de l’emploi salarié (INSEE) — les marges sont faibles, les salaires proches du SMIC, et les cotisations représentent déjà jusqu’à 20 % du chiffre d’affaires, comme pour une boulangerie de quartier.
Que vaut la « liberté » promise par la capitalisation si elle ne s’adresse qu’à ceux qui ont les moyens d’y accéder ?
L’argument semble conçu pour ceux qui sont déjà en haut de la pyramide, et oublie les mécanismes collectifs qui ont permis aux sociétés modernes de garantir une sécurité minimale à leurs membres.
En théorie, la capitalisation est une mécanique « rationnelle ». En pratique, elle creuse les inégalités. L’OCDE notait qu’au Chili, pionnier du modèle, 70 % des retraités touchent moins que le salaire minimum. En France, l’INSEE montre que 50 % des actifs financiers sont détenus par les 1 % les plus riches. Pour les autres ? L’individualisation du risque, sans le filet social.
II. La contradiction vécue par ceux qui en font la promotion
Jean-Marc Daniel n’est pas seul dans cette posture paradoxale. Beaucoup d’économistes, y compris ceux qui enseignent à Wharton ou Polytechnique, défendent un modèle fondé sur la valeur de marché comme critère ultime de légitimité… alors qu’ils perçoivent eux-mêmes un salaire garanti par la collectivité, adossé à leur qualification plutôt qu’à leur productivité marchande.
Comme le souligne Bernard Friot, le salaire à la qualification — propre aux professeurs, chercheurs, magistrats ou cadres hospitaliers — constitue un modèle alternatif déjà existant, fondé sur la reconnaissance sociale de la valeur. Ce système ne dépend pas des ventes ni de la « demande solvable », mais de la décision politique de reconnaître certaines activités comme essentielles.
💬 Qui paierait pour votre thèse ?
Certains économistes plaident pour que toute activité se finance par le marché. Très bien. Alors jouons le jeu :
💡 Combien un lecteur moyen paierait-il pour accéder à votre dernière thèse ?
💡 Qui rémunérerait vos heures de séminaire, vos relectures de collègues ou vos cours en amphithéâtre ?
La vérité est simple : tout cela n’a pas de valeur marchande immédiate. Ce sont des activités utiles pour la société, financées collectivement — autrement dit, par la socialisation de la valeur.
👉 Défendre une économie fondée uniquement sur le marché, tout en vivant de la collectivité, c’est l’ultime paradoxe libéral.
💬 Et la retraite, alors ?
Jean-Marc Daniel rejette la retraite par répartition comme un « privilège coûteux », refusant de reconnaître au retraité une valeur économique une fois sorti du salariat. Pourtant, lui-même, comme professeur ou chercheur, revendique — à juste titre — une reconnaissance durable de sa valeur intellectuelle, au-delà de ses seuls écrits marchands.
🔁 C’est la même logique : le droit à un revenu fondé sur la qualification, et non sur la solvabilité du marché.
En ce sens, la retraite n’est pas une rente injustifiée, mais un salaire continué qui reconnaît la permanence de la valeur sociale d’un individu, même en dehors de l’emploi productif au sens capitaliste.
👉 Pourquoi refuser aux autres ce qu’on admet pour soi ?
Cibler Jean-Marc Daniel est légitime, mais il ne s’agit pas seulement de lui répondre. Il incarne une posture dominante : celle d’un discours économique qui promeut l’individualisation tout en vivant de la socialisation. C’est cette logique qu’il faut interroger, plus que ses représentants ponctuels.
III. Une solution réaliste : la CVA
Plutôt que d’opposer capital et travail, on peut repenser la manière dont la richesse est partagée. Depuis 40 ans, la part des salaires dans la valeur ajoutée a reculé de près de 10 points (Économistes atterrés, INSEE), tandis que les rentes du capital ont explosé. Résultat : déséquilibres budgétaires, précarisation, et assiette sociale fragilisée.
La Cotisation sur la Valeur Ajoutée (CVA) est une proposition qui part d’un principe simple :
👉 faire contribuer les entreprises selon leur capacité réelle, c’est-à-dire leur valeur ajoutée brute, plutôt que simplement en fonction du nombre de salariés.
Cette assiette plus large, modulée selon l’intensité salariale, permettrait de :
- Alléger les TPE/PME sans réduire les prestations
- Faire contribuer davantage les entreprises à forte rentabilité mais faible masse salariale (plateformes numériques, industries automatisées)
- Réduire les distorsions entre entreprises, tout en respectant les critères européens de soutenabilité budgétaire
Une simulation sectorielle sur les données ESANE 2022 montre qu’une CVA modulée permettrait un allègement significatif pour les secteurs emploi-intensifs, sans creuser les déficits, et en corrigeant les biais anti-emploi du système actuel.
Au passage, cette réforme aurait aussi un effet secondaire inattendu mais utile :
💡 réduire le taux de prélèvements obligatoires (PO) tel que mesuré par Eurostat, en remplaçant une partie de la CSG par une cotisation affectée — donc non comptabilisée comme un impôt. Ce point peut peser dans le contexte actuel de pression budgétaire européenne.
Conclusion : pour une économie qui reconnaît le travail réel
Ce n’est pas un débat entre techniciens ou économistes. C’est un choix de société.
Les économistes libéraux comme Jean-Marc Daniel ont parfaitement le droit de défendre la capitalisation. Mais il faut exiger de la cohérence : soit on croit au marché pour tous — et on supprime les salaires publics, les subventions, les diplômes… soit on reconnaît qu’une société juste repose aussi sur la socialisation de certaines fonctions.
La CVA n’est pas une utopie : c’est une proposition chiffrée, soutenable, déjà testée partiellement dans certains pays, et conforme au droit européen.
Elle offre un chemin alternatif aux baisses de charges, à la hausse de la TVA, et à la fiscalisation croissante des droits sociaux.
À ceux qui disent « il n’y a pas d’alternative », elle répond :
👉 « Si, mais il faut regarder ailleurs que le marché. »