Alors que la croissance économique s’inscrit durablement à un niveau modéré et que les besoins sociaux continuent de progresser, le débat sur le financement de la protection sociale revient régulièrement sous la forme d’une interrogation apparemment simple : sommes-nous prêts à en augmenter les recettes ?
Cette question traverse les alternances politiques depuis plusieurs décennies et structure une large part des controverses contemporaines.
Comme l’a rappelé récemment Michaël Zemmour, le système français de protection sociale s’est historiquement construit autour de cotisations sociales affectées, adossées aux revenus du travail et gérées dans des caisses distinctes de l’État. Au début des années 1980, ces cotisations représentaient encore près de 80 % de ses ressources. Depuis lors, la structure du financement a profondément évolué : montée en puissance de la CSG, transferts de financement et multiplication des exonérations de cotisations employeurs, justifiées par la crainte d’un affaiblissement de l’activité et de l’emploi (Michaël Zemmour, Cotiser plus pour socialiser plus, Alternatives Économiques, 2024).
Le débat porte ainsi sur le niveau des recettes, rarement sur la structure de leur assiette.
Ce déplacement du financement est le plus souvent analysé comme une réponse à un problème de niveau ou de structure des prélèvements. Mais cette lecture laisse dans l’angle mort une interrogation plus fondamentale : pourquoi le financement de la protection sociale repose-t-il sur une assiette de plus en plus étroite, alors même que la valeur ajoutée produite par l’économie n’a cessé de croître ? Autrement dit, le débat se focalise sur le volume des ressources à mobiliser, sans interroger la manière dont la richesse créée est répartie et socialisée en amont.
Le raisonnement dominant convainc parce qu’il correspond à une contrainte vécue par une majorité d’entreprises.
Les difficultés d’investissement rencontrées par les PME et les microentreprises constituent un fait économique documenté. Elles s’observent dans les niveaux de marges, les capacités d’autofinancement et la forte dispersion des situations au sein du tissu productif. Pour une grande partie des entreprises, la valeur ajoutée disponible apparaît insuffisante pour couvrir simultanément les salaires, les cotisations socialisées, l’investissement productif et les efforts de montée en gamme.
Dans ce contexte microéconomique, la réduction de la part socialisée de la valeur ajoutée peut apparaître comme une réponse intuitive et pragmatique.
Elle correspond à une contrainte réelle, ressentie au niveau de l’entreprise, et explique la persistance d’un discours favorable à l’allègement des cotisations assises sur les salaires. Les données de l’INSEE confirment cette réalité : la majorité des entreprises opèrent avec des marges faibles ou intermédiaires, et les contraintes de liquidité ou de solvabilité demeurent fréquentes parmi les PME indépendantes (Les entreprises en France, INSEE, édition 2021). Il serait donc erroné de disqualifier ce diagnostic comme une simple construction idéologique.
Ce qui est vrai à l’échelle de l’entreprise ne l’est pas nécessairement à celle de l’économie dans son ensemble. La difficulté apparaît lorsque ce raisonnement, pertinent à l’échelle microéconomique, est transposé sans précaution à l’ensemble de l’économie. Une contrainte localisée — l’insuffisance de valeur ajoutée disponible dans une majorité d’entreprises — se trouve alors interprétée comme le symptôme d’un déséquilibre global du partage de la valeur ajoutée. C’est ce changement d’échelle qui modifie profondément le diagnostic.
La valeur ajoutée est loin d’être répartie uniformément dans le tissu productif.
Les données issues des comptes nationaux décrivent une structure très différente : l’appareil productif français est marqué par une hétérogénéité profonde. Une minorité d’entreprises concentre une part disproportionnée de la richesse produite, tandis que la grande majorité se partage le reste avec des capacités très différenciées. En 2019, les grandes entreprises et les entreprises de taille intermédiaire concentraient à elles seules environ 57 % de la valeur ajoutée totale. La concentration est encore plus marquée pour les stocks de capital productif : les 50 entreprises détenant le plus d’immobilisations corporelles concentraient à elles seules 42 % de ces actifs (Les entreprises en France, INSEE, édition 2021).
Cette configuration est décisive pour l’analyse de l’investissement.
Elle signifie que la valeur ajoutée globale peut croître sans que les contraintes d’investissement se desserrent pour la majorité des entreprises. La faiblesse de l’investissement observée dans une large partie du tissu productif ne résulte donc pas d’un manque global de richesse créée, mais d’un partage très inégal de la valeur ajoutée et du capital entre entreprises. À l’échelle macroéconomique, la baisse relative de la part des salaires dans la valeur ajoutée s’est ainsi accompagnée d’une concentration accrue des marges et des profits dans les segments les plus capitalisés, sans réorientation automatique vers l’investissement là où il fait effectivement défaut.
Le cœur du problème n’est peut-être pas le niveau de la socialisation, mais la base sur laquelle elle repose.
La valeur ajoutée mesure la richesse créée par l’activité productive avant sa répartition. Elle n’est pas une donnée neutre : elle se partage entre salaires directs, cotisations socialisées, profits, impôts et rentes. Le choix de l’assiette contributive détermine donc directement la part de cette richesse qui est socialisée et celle qui demeure privée.
Lorsque le financement de la protection sociale repose majoritairement sur les salaires, il devient mécaniquement dépendant d’une base étroite, alors même que la dynamique de création de richesse se déplace vers d’autres composantes de la valeur ajoutée. Les politiques de compensation, de transfert ou d’allègement n’agissent pas sur ce partage primaire : elles opèrent une redistribution de second niveau, après la formation de la valeur ajoutée, sans modifier sa répartition initiale.
L’universalité des droits a précédé celle de leur financement.
L’ambition portée par Pierre Laroque au moment de la fondation de la Sécurité sociale était celle d’une couverture universelle, incluant les non-salariés et les personnes sans activité professionnelle. Inspirée dans ses finalités du modèle beveridgien, cette universalité devait toutefois s’inscrire dans une logique propre au modèle français, fondée sur la cotisation et sur la socialisation en amont d’une part de la valeur ajoutée, avant son partage entre salaires, profits, impôts et rentes.
Cette ambition sera partiellement consacrée avec la création de la couverture maladie universelle en 1999, qui affirme l’universalité de l’accès aux soins indépendamment du statut professionnel. Elle laisse toutefois ouverte la question de l’assiette contributive, qui demeure largement adossée aux revenus du travail. Or, comme l’a montré Thomas Piketty, la valeur ajoutée croît avec l’inflation et les gains de productivité, mais cette croissance n’est pas intégralement répercutée sur les salaires. Il en résulte un renforcement tendanciel de la part du capital dans le partage de la valeur ajoutée.
Ainsi, si l’universalité des droits a été progressivement consacrée, la question de l’universalité de l’assiette est demeurée en suspens. C’est ce décalage structurel qui permet de reformuler autrement l’interrogation contemporaine sur le financement de la protection sociale, en la déplaçant du niveau des recettes vers celui de leur assiette : socialiser davantage en amont du partage de la valeur ajoutée entre capital et travail.
Cette tension historique continue de structurer les débats actuels sur le financement de la protection sociale.
Plusieurs organisations syndicales et associatives ont explicitement remis en discussion l’idée d’un financement fondé sur la valeur ajoutée des entreprises, comme alternative à une assiette exclusivement salariale. Les travaux de l’Observatoire de la justice fiscale animé par ATTAC soulignent ainsi que le financement de la Sécurité sociale repose majoritairement sur les salaires, alors même que la part des salaires dans la valeur ajoutée a reculé au profit des revenus du capital (ATTAC, Réflexions sur le financement de la Sécurité sociale, 2020).
Dans le même esprit, Solidaires Finances publiques a défendu l’idée d’une cotisation assise sur la valeur ajoutée pour contribuer au financement solidaire des retraites et de la protection sociale, en mettant en avant la richesse créée plutôt que la seule masse salariale. Les débats autour de la Sécurité sociale de l’alimentation ont également mobilisé cette approche, en évoquant des mécanismes de financement reposant sur la valeur ajoutée afin de garantir un droit universel à l’alimentation et d’accompagner une transition agroécologique (Tchak, 2021 ; De la démocratie dans nos assiettes, Éditions de la dernière lettre).
Changer d’assiette, c’est changer le regard porté sur la socialisation de la richesse.
Ainsi, le financement de la protection sociale ne se résume pas à une question de niveau de ressources. Il renvoie d’abord à un choix d’assiette et de répartition de la richesse produite. Tant que la socialisation reposera principalement sur une base salariale de plus en plus étroite, les tensions de financement persisteront, indépendamment des ajustements opérés à la marge. La question centrale devient alors celle-ci : quelle part de la valeur ajoutée doit être socialisée, et comment se répartit-elle entre salaires, cotisations, profits, impôts et rentes ?
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