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Billet de blog 31 août 2025

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De Pierre Laroque à Bernard Friot : la véritable histoire de la CVA

Pendant trois décennies, l'idée d'une cotisation sociale assise sur la valeur ajoutée (CVA) a été régulièrement étudiée, validée, puis systématiquement écartée. Officiellement pour des raisons techniques.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En réalité, parce qu'elle déplaçait le cœur du pouvoir : qui contrôle la Sécurité sociale ? Retour sur une histoire où les arguments n'ont cessé de se contredire, révélant un seul enjeu : la mainmise politique sur la ressource.

1945 – Laroque et Croizat : deux figures complémentaires

À la Libération, deux figures incarnent la création de la Sécurité sociale, chacune selon une logique propre.

Pierre Laroque, haut fonctionnaire, en est le concepteur institutionnel. Directeur général des Assurances sociales entre 1944 et 1951, il rédige les ordonnances fondatrices de 1945–1946. Son objectif est clair : construire une institution autonome du budget de l'État, financée par des cotisations sociales affectées à des caisses gérées par les intéressés eux-mêmes. Pour Laroque, la cotisation n'est pas un impôt déguisé, ni un simple report de salaire différé : elle incarne un mécanisme de solidarité nationale fondé sur le travail, garantissant des droits sans passer par l'assistance. Comme il l'écrit en 1945, « la Sécurité sociale ne doit pas être confondue avec l'assistance publique. Elle repose sur la solidarité nationale et doit conserver une autonomie financière, distincte du budget de l'État ».

Ambroise Croizat, ministre du Travail entre 1945 et 1947, est son pendant politique et ouvrier. Issu du monde syndical et porté par le programme du Conseil national de la Résistance, il impulse la généralisation rapide des droits familiaux, la mutualisation des caisses, et une gestion paritaire assumée. Croizat donne à la Sécu son enracinement populaire et sa légitimité ouvrière, là où Laroque en pose la cohérence juridique et institutionnelle. Ensemble, ils dessinent une protection sociale solidaire, démocratique et indépendante, fondée sur une cotisation politique, irréductible à une simple logique assurantielle ou budgétaire.

Deux principes-clés en découlent :

  • L'autonomie des caisses vis-à-vis du budget de l'État.
  • La cotisation sociale comme instrument de socialisation d'une part de la richesse, en dehors du circuit capitaliste et fiscal.

L'un comme l'autre, chacun à sa manière, s'oppose à l'étatisation intégrale du système. C'est cette tension féconde entre droits contributifs et gouvernance paritaire qui fonde l'originalité du modèle de 1945.

Cotisation ou impôt ? Une différence fondatrice

La cotisation sociale, telle que conçue en 1945, n'est pas un impôt.

  • L'impôt est prélevé sans contrepartie directe, au nom de la souveraineté de l'État, et alimente un budget global soumis à l'arbitrage parlementaire.
  • La cotisation sociale est une part de la richesse créée, affectée directement au financement de droits sociaux (santé, retraite, famille…), dans des caisses autonomes, souvent cogérées par les représentants des salariés et employeurs.

Ce n'est donc ni une « charge » sur le travail, ni une « subvention sociale » : c'est un mode de socialisation directe du revenu, indépendant du budget de l'État.

Pierre Laroque insistait sur cette distinction dès 1945, défendant une Sécurité sociale « hors du budget », pour garantir son autonomie financière et sa légitimité politique. Bernard Friot, dans une perspective plus radicale, y voit un salaire socialisé : une part de la valeur ajoutée affectée non au profit, mais à la reproduction des personnes, via des droits attachés à la personne, et non au statut d'emploi.

Aujourd'hui, cette frontière est brouillée par la montée en puissance de la CSG, un impôt déguisé en cotisation, et par la logique budgétaire de l'État, qui cherche à intégrer la Sécurité sociale dans le « périmètre des finances publiques ».

Réaffirmer la spécificité de la cotisation, c'est redonner sens à une autre conception du financement social : non pas redistributive, mais directement contributive, à partir de la valeur produite par le travail.


1974 – Fin du bismarckien ?

Trente ans après les ordonnances fondatrices, un tournant discret mais décisif s'opère dans la philosophie du système.

La loi n°74‑1094 du 24 décembre 1974 élargit la couverture des prestations maladie et maternité aux personnes qui n'exercent pas d'activité professionnelle. Elle généralise également le droit aux allocations familiales pour tous les enfants, indépendamment du statut professionnel des parents.

C'est une rupture partielle avec le modèle bismarckien traditionnel : le lien emploi/cotisation, jusqu'alors central, commence à se distendre.

Désormais, des droits sociaux peuvent être ouverts sans cotisation directe, ce qui implique une solidarité plus large. La cotisation sociale cesse alors d'être un simple "salaire différé" réservé aux actifs. Elle devient progressivement un prélèvement socialisé sur la valeur ajoutée des entreprises, destiné à garantir des droits universels, y compris pour les inactifs.

Ce changement préfigure le rôle politique que jouera l'assiette : non plus un simple prolongement de la relation de travail, mais un levier de financement collectif et solidaire, au service de toute la population.

La cotisation, au-delà du salariat

La réforme de 1974 ouvre une brèche discrète mais décisive : pour la première fois, certaines prestations de Sécurité sociale (maladie, maternité, allocations familiales) sont versées indépendamment du statut professionnel. Le lien direct entre emploi salarié et droit social se distend.

Dès lors, une question se pose : si les droits ne dépendent plus du contrat de travail, pourquoi les financer uniquement par des cotisations assises sur les salaires ?

Ce basculement ne remet pas en cause la logique de la cotisation — bien au contraire. Il en révèle le potentiel : financer collectivement des droits universels, non plus en proportion du seul travail rémunéré, mais de la richesse effectivement créée.

Ce glissement annonce les débats futurs sur l'élargissement de l'assiette : faut-il continuer à prélever sur les salaires, ou élargir à la valeur ajoutée dans son ensemble ?

Une rupture politique s'amorce : la cotisation comme outil de solidarité nationale, non plus seulement comme prolongement du contrat de travail.


1975–1998 – Des pistes étudiées, mais jamais retenues

Après la réforme de 1974, la question de l'assiette réapparaît. Comment adapter le financement de la Sécurité sociale à une économie où le lien emploi–protection sociale devient plus flou, et où les cotisations sur les salaires pèsent de manière inégale selon les secteurs ?

Dès 1975, le rapport Granger suggère d'élargir l'assiette des cotisations patronales pour « tenir compte de l'ensemble des éléments d'exploitation » des entreprises. L'idée d'une cotisation sur la valeur ajoutée fait alors surface, avant d'être rapidement écartée au profit du déplafonnement des cotisations sur les hauts salaires, considéré comme un élargissement d'assiette plus simple à mettre en œuvre.

Les années 1990 relancent le débat. En 1997, un rapport de Jean-François Chadelat, inspecteur général des affaires sociales, étudie la possibilité de basculer les cotisations maladie et famille vers une assiette fondée sur la valeur ajoutée. Le rapport conclut que l'idée est techniquement faisable, mais la rejette finalement, arguant d'une assiette « peu fiable » et d'un risque d'instabilité pour les entreprises.

En 1998, Henri Sterdyniak et Pierre Villa, chercheurs à l'OFCE, passent au crible les différentes réformes envisageables. Leur étude démonte les illusions de la TVA sociale, jugée inefficace sur l'emploi et nuisible au pouvoir d'achat. À l'inverse, la cotisation sur la valeur ajoutée (CVA) leur semble à la fois cohérente, juste, et réalisable.

Leur simulation est explicite :

  • +6 points pour la consommation des ménages,
  • –6 points pour les profits,
  • +0,7 % d'effet sur l'emploi.

Ils concluent que la CVA permettrait une redistribution immédiate, mais exigera un courage politique que peu semblent prêts à assumer.

Une idée techniquement crédible, politiquement repoussée

Entre 1975 et 1998, la cotisation sur la valeur ajoutée est régulièrement étudiée, jamais disqualifiée sur le fond, mais systématiquement écartée. Ce paradoxe souligne une tension durable entre l'efficacité économique de l'assiette VA — qui répartit mieux la charge entre capital et travail — et les blocages politiques, soucieux de préserver des équilibres sectoriels ou idéologiques.

En réalité, aucune objection technique sérieuse ne tient sur la durée. Ce qui fait obstacle, ce n'est pas la faisabilité, mais le choix de qui paie, qui contrôle, qui perd, et qui gagne.


2006 – Le moment décisif

En 2006, le président Jacques Chirac relance le débat sur l'assiette de financement de la protection sociale. Deux rapports majeurs se succèdent, illustrant les hésitations stratégiques de l'État.

En mai 2006, un rapport interministériel sur l'élargissement de l'assiette des cotisations patronales conclut à la viabilité technique de la CVA, notamment pour financer la branche famille. Il rappelle que cette idée a été régulièrement étudiée depuis 1975, sans jamais être disqualifiée sur le fond.

En juillet 2006, le Conseil d'orientation pour l'emploi (COE) prend le contrepied. Dans un avis rendu public, il évoque un risque juridique : la CVA pourrait, selon lui, être requalifiée en TVA par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), la rendant incompatible avec le droit communautaire sur la TVA harmonisée.

Mais cette crainte s'effondre rapidement. Le 3 octobre 2006, la CJUE rend un arrêt décisif (C-475/03, Banca popolare di Cremona). Elle y distingue clairement la TVA, qui est un impôt sur la consommation, d'autres prélèvements sur la valeur ajoutée qui poursuivent des finalités sociales, comme le financement de la Sécurité sociale. L'argument juridique avancé contre la CVA s'avère donc infondé.

En clair : en 2006, la CVA est testée à la fois comme cotisation et comme impôt. → Si elle reste une cotisation, elle est vue comme trop socialisante. → Si elle devient un impôt, elle est perçue comme une "seconde TVA", donc rejetée par principe.

Le débat s'interrompt ici, sans conclusion claire. Pourtant, le cadre technique et juridique est désormais posé. Seule manque la volonté politique.

Trente ans d'allégements de cotisations : un empilement coûteux et inégalitaire

Depuis 1993, plutôt que d'élargir l'assiette des cotisations, les gouvernements successifs ont multiplié les exonérations ciblées sur les bas salaires : "ristourne Juppé", réduction Fillon, CICE, exonérations dans certains secteurs (services à la personne, associations, presse, agriculture, etc.).

L'objectif affiché reste le même : réduire le « coût du travail » peu qualifié pour stimuler l'emploi. Mais les résultats sont contrastés. Le Conseil des prélèvements obligatoires, France Stratégie, la Cour des comptes ou l'OFCE ont tous pointé des effets d'aubaine et une efficacité marginale sur l'emploi.

Ces dispositifs représentent aujourd'hui plus de 70 milliards d'euros de dépenses publiques cumulées (manque à gagner pour la Sécu et crédits budgétaires), soit l'un des plus gros postes de dépense de la politique de l'emploi.

Surtout, ils ont déséquilibré la répartition des efforts entre secteurs :

  • Une boulangerie artisanale peut cotiser jusqu'à 28 % de sa valeur ajoutée.
  • Un groupe numérique ou une société de gestion d'actifs cotise souvent moins de 2 %, malgré une forte rentabilité.

Autrement dit, les exonérations ciblées ont renforcé une injustice contributive : les entreprises intensives en travail paient plus, celles qui automatisent ou délocalisent paient moins.

En trente ans, la logique a été inversée : la cotisation sociale, pensée comme un droit lié au travail, est devenue une variable d'ajustement, soumise à des logiques de compétitivité. Aucun débat d'ensemble n'a eu lieu sur la répartition équitable de l'effort. Et aucune alternative structurelle n'a émergé pour faire face aux mutations économiques à venir (automatisation, télétravail, plateformes, IA…).


2009 – Une CVA sans le dire : naissance de la CVAE

En 2009, la France crée la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), dans le cadre de la réforme de la taxe professionnelle. Officiellement, il ne s'agit pas d'une cotisation sociale, mais d'un impôt local destiné à remplacer un impôt économique jugé obsolète.

Pourtant, la CVAE marque un tournant :

  • elle prouve qu'il est techniquement possible de prélever une contribution assise sur la valeur ajoutée sans provoquer d'instabilité économique ni de contestation juridique.
  • Les craintes agitées en 2006 — notamment le risque de requalification en TVA — s'avèrent infondées : la Cour de justice de l'Union européenne avait déjà écarté ce risque dans son arrêt du 3 octobre 2006 (C‑475/03), en précisant les conditions strictes dans lesquelles un prélèvement peut être assimilé à une TVA.

La CVAE :

  • n'est pas proportionnelle au prix de vente,
  • n'applique pas de mécanisme de déduction,
  • et ne finance pas le budget général de l'État.

Elle est donc compatible avec le droit communautaire, même si elle reste un impôt local et non une cotisation sociale.

Mais contrairement à une vraie cotisation, la CVAE n'est ni affectée à la Sécurité sociale, ni modulée selon l'usage du capital ou du travail. Elle s'applique à toutes les entreprises dépassant un chiffre d'affaires de 500 000 euros, sans distinction d'effort d'emploi ou de richesse distribuée.


L'héritage d'une erreur : comment une solution de repli devient doctrine officielle

Depuis la création de la CVAE en 2009, la véritable cotisation sur la valeur ajoutée — en tant que cotisation sociale affectée à la Sécurité sociale — a presque disparu du débat public. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Elle révèle un mécanisme plus troublant : comment une solution écartée pour de mauvaises raisons en 2006 devient, quinze ans plus tard, la référence absolue de tous les gouvernements.

L'inertie administrative : quand l'erreur devient doctrine

Le rapport interministériel de mai 2006 avait pourtant été explicite. Ses conclusions étaient sans appel : la CVA était techniquement viable, économiquement supérieure à la TVA sociale, et créatrice de 28 000 emplois contre seulement 7 000 pour son alternative fiscale. Mais une fois la TVA sociale entrée dans les « tuyaux administratifs » à l'été 2006, elle devient la solution de référence pour tous les gouvernements suivants.

Les mécanismes sont connus des politistes : dans l'administration française, les « solutions disponibles » tendent à se perpétuer d'un gouvernement à l'autre. Quand un nouveau président arrive au pouvoir, ses conseillers lui présentent naturellement les réformes « déjà étudiées » plutôt que de reprendre l'analyse depuis le début. C'est économe en temps et en ressources intellectuelles.

Ainsi, en 2007, Nicolas Sarkozy reprend l'idée de TVA sociale, officiellement pour « améliorer la compétitivité française face à la mondialisation ». Le candidat UMP s'appuie sur les analyses de 2006, mais ignore — ou ses conseillers ont oublié — que ces mêmes analyses démontraient la supériorité de la CVA. Résultat : Sarkozy annonce en janvier 2012 une « TVA compétitivité », qu'il abandonne quelques mois plus tard devant l'ampleur des résistances sociales et politiques.

Même scénario sous Emmanuel Macron. En 2017, puis à nouveau en 2022, l'idée d'une « TVA sociale » refait surface dans l'entourage présidentiel, portée par les mêmes arguments qu'en 2006 : taxer les importations, améliorer la compétitivité export, simplifier le financement de la protection sociale. À chaque fois, les projets sont mis de côté face aux critiques, mais jamais l'alternative CVA n'est sérieusement réétudiée.

Le piège de la solution de repli

Ce phénomène s'explique par ce que les spécialistes appellent la « dépendance au sentier » (path dependence) : une fois qu'une direction est prise, il devient coûteux — intellectuellement et politiquement — de revenir en arrière. La TVA sociale, pourtant solution de second choix en 2006, acquiert progressivement le statut de « réforme de référence » par simple répétition.

Le paradoxe est saisissant. Tous les arguments qui avaient conduit à écarter la CVA en juillet 2006 — le fameux « risque juridique » CJUE — sont tombés dès octobre de la même année. Mais cette information cruciale ne remonte jamais jusqu'aux décideurs politiques. Elle reste enfouie dans les archives administratives, connue des seuls spécialistes du droit européen.

En 2009, la création de la CVAE aurait dû servir de révélateur. Voici la preuve, par l'absurde, qu'un prélèvement sur la valeur ajoutée est parfaitement légal et techniquement maîtrisable en France. Aucune des craintes de 2006 ne s'est matérialisée : pas d'instabilité économique, pas de contestation juridique, pas de chaos administratif.

Mais cette leçon n'est pas tirée. La CVAE, parce qu'elle reste un « impôt local » et non une « cotisation sociale », n'est jamais mise en relation avec les débats sur le financement de la Sécurité sociale. Les deux dossiers progressent en parallèle, dans des administrations différentes, sans que personne ne fasse le lien.

L'angle mort intellectuel

Plus troublant encore : dans les cercles militants et syndicaux, le débat s'enlise également. La véritable cotisation sur la valeur ajoutée est progressivement confondue avec d'autres dispositifs :

  • une TVA sociale, dont la logique reste strictement fiscale et régressive ;
  • une CSG élargie, qui participe à la fiscalisation progressive du financement de la protection sociale ;
  • ou la CVAE elle-même, bien que non affectée et non modulée.

Dans les cercles institutionnels, le débat s'éteint. La Cour des comptes, France Stratégie, le Conseil d'orientation pour l'emploi : aucune instance ne rouvre le dossier de la CVA sociale, comme si l'erreur d'interprétation de 2006 avait définitivement clos la question.

Seule exception notable : les travaux académiques continuent de pointer l'incohérence du système actuel. En 2018, l'économiste Henri Sterdyniak actualise ses simulations de 1998 et confirme : une CVA bien conçue reste économiquement supérieure aux alternatives fiscales, avec un impact redistributif immédiat et un effet emploi durable. Mais ces analyses n'ont aucun écho dans le débat public.

Une alternative qui se radicalise

Dans les cercles militants, une autre proposition prend le relais : le salaire à vie, popularisé par Bernard Friot. Cette approche, autrement plus radicale, remet en cause la propriété lucrative elle-même et propose un financement par cotisation de toute la richesse produite, qu'elle soit capitalistique ou salariale.

L'idée séduit une partie de la gauche radicale, mais elle présente l'inconvénient de mélanger deux débats distincts : celui de l'assiette de financement (salaires ou valeur ajoutée) et celui du mode de propriété (capitaliste ou socialisé). Cette confusion conceptuelle éloigne encore davantage le débat technique sur la CVA, désormais perçue comme « réformiste » face à des propositions plus « révolutionnaires ».

L'hypothèse de la combinaison

Pourtant, rien n'interdit d'imaginer une approche hybride, qui réconcilierait efficacité économique et justice sociale. Et si l'on combinait les deux logiques ?

Imaginons une cotisation sociale :

  • assise sur la valeur ajoutée, pour ne pas pénaliser les entreprises à forte intensité de travail ;
  • mais modulée en fonction du ratio masse salariale/valeur ajoutée, pour inciter à l'embauche et tenir compte des écarts de structure productive entre secteurs.

Un tel mécanisme aurait plusieurs vertus :

Équité contributive : les effets d'aubaine liés à l'automatisation ou à la sous-traitance seraient corrigés par la modulation.

Stabilité du financement : la valeur ajoutée étant moins volatile que les salaires, le système serait plus résilient face aux crises.

Incitation à l'emploi : les entreprises qui « jouent le jeu » de l'embauche cotiseraient moins, celles qui remplacent systématiquement le travail par le capital cotiseraient plus.

Le coût de l'inaction

Trente ans après les premières études, le coût de cette inaction devient patent. Le système actuel cumule tous les défauts :

  • Injustice contributive : une boulangerie artisanale peut cotiser jusqu'à 28 % de sa valeur ajoutée, quand un groupe numérique ou une société de gestion d'actifs cotise moins de 2 %, malgré une rentabilité supérieure.
  • Complexité administrative : les 70 milliards d'euros d'exonérations diverses créent un maquis incompréhensible, même pour les spécialistes.
  • Inefficacité économique : malgré ces coûts considérables, l'effet net sur l'emploi reste marginal, comme l'ont montré tous les rapports d'évaluation depuis vingt ans.
  • Vulnérabilité aux mutations technologiques : face à l'automatisation, au télétravail, aux plateformes numériques ou à l'intelligence artificielle, un système de financement centré sur les salaires devient structurellement obsolète.

Ce n'est qu'une hypothèse de travail, mais elle invite à reposer les termes du débat. Et surtout, à sortir des faux dilemmes qui bloquent toute réforme depuis trente ans : faut-il vraiment choisir entre équité et efficacité ? Entre assiette large et incitation à l'emploi ? Entre cotisation et impôt ?

La vraie question est peut-être ailleurs : combien de temps encore acceptera-t-on qu'une erreur d'interprétation juridique de l'été 2006 continue de structurer les choix politiques français ?

Le débat sur l'assiette : salaires ou valeur ajoutée ?

Frédéric Boccara, économiste communiste, défend une cotisation patronale modulée selon le ratio masse salariale / valeur ajoutée (MS/VA). Plus une entreprise « joue le jeu » de l'emploi, moins elle cotise. Plus elle remplace le travail par le capital, plus elle est taxée.

Mais il refuse de passer à une assiette VA pure, craignant d'y perdre le lien entre salariat et droits sociaux. Pour lui, la cotisation reste une conquête du travail sur le capital. L'élargir à la VA risquerait de la faire passer pour un impôt.

Une position cohérente, mais qui laisse de côté :

  • la montée des exonérations massives sur les bas salaires ;
  • la généralisation de la CSG, prélèvement fiscal sans lien avec le travail ;
  • et l'injustice contributive pour les petites entreprises à forte intensité de main-d'œuvre.

Conclusion – Et maintenant ?

Et si la CVA n'avait jamais été abandonnée pour des raisons techniques… mais bien pour éviter qu'un outil de financement autonome, universel et socialisé ne devienne trop puissant ?

Et si la seule manière d'en sortir n'était ni un retour intégral à l'assiette salariale, ni une fiscalisation accrue (CSG ou TVA sociale), mais bien une CVA réellement modulée, affectée à la Sécurité sociale, remplaçant CSG et exonérations, réconciliant justice sociale et compétitivité ?

La CVA n'est pas une TVA (et la CJUE le confirme)

Certains opposants à une cotisation sur la valeur ajoutée (CVA) agitent un spectre : celui d'une « seconde TVA » incompatible avec le droit européen. Cet argument juridique fut utilisé en 2006 pour enterrer une réforme pourtant jugée faisable. Mais il ne tient pas.

Dans son arrêt du 3 octobre 2006 (affaire C‑475/03, Banca popolare di Cremona), la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a précisé que pour être assimilée à une TVA, une taxe doit cumuler quatre caractéristiques :

  • être prélevée proportionnellement au prix payé par le consommateur,
  • être perçue à chaque étape du circuit de production/distribution,
  • s'accompagner d'un droit à déduction en cascade,
  • et être affectée au budget général de l'État.

Or, une cotisation sur la valeur ajoutée :

  • n'est pas prélevée sur le prix de vente,
  • ne repose pas sur une déduction en amont,
  • est affectée à la Sécurité sociale,
  • et s'inscrit dans une logique de solidarité contributive, non fiscale.

C'est précisément parce qu'elle est conçue comme une cotisation, dans l'esprit de 1945, qu'elle échappe à toute requalification en taxe.

D'ailleurs, la CVAE, pourtant plus proche d'un impôt, n'a jamais été remise en cause par la CJUE. Elle démontre par l'absurde que prélever sur la valeur ajoutée est parfaitement légal, même sous un gouvernement prudent et pro-européen.

La vraie question n'est donc pas juridique, mais politique : souhaite-t-on préserver un financement autonome de la Sécurité sociale, ou poursuivre sa fiscalisation ?


Sources principales : rapports interministériels 2006, avis du Conseil d'orientation pour l'emploi, arrêts CJUE, travaux de l'OFCE, archives parlementaires. Une version sourcée complète de cette enquête est disponible sur demande.

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