« Je pense à mes études avant ma retraite » « Je suis d’accord avec vous mais que peut-on faire... Macron n’enlèvera pas son projet de loi » « Marcher tous les jours pour venir au CNSMDP, c’est fatigant, cela hypothèque mes études... »
Toutes ces phrases, les étudiants mobilisés en ont entendu pléthore. Elles désarçonnent l’enthousiasme du primo-manifestant, énervent l’anarchiste, donnent du fil à retordre au militant... Et si on revenait sur les possibles qu’ouvre la grève pour des musiciens ? Bien que la victoire du mouvement soit incertaine, quels sont les devenirs créés par cet engagement ?
Ouvrir le temps
« Une des vertus d’une grève générale est d’offrir une interruption du temps, c’est-à-dire une disponibilité totale à notre présent et à l’ensemble des problèmes politiques, historiques, écologiques qui sont jetés devant nous. Arrêter le cours ordinaire des choses et des circulations, c’est inaugurer un autre emploi du temps. La grève est avant tout une invitation à provoquer une fuite massive de temps ; non plus gagner individuellement du temps mais désorienter le temps collectif. La grève générale permet ainsi d’ouvrir la possibilité d’une explication conséquente de la société avec elle-même – tout le contraire des élections qui en offrent le plus souvent un pur simulacre. » (Revue Terrestres, «Les vertus climatiques de la grève générale»).
Ouvrir un autre temps et un temps collectif. Peut-être que cette question du temps est centrale dans une institution de plus de deux cent ans chargée d’un lourd passé, et dans une vie étudiante rythmée par le travail quotidien de l’instrumentiste, le cours hebdomadaire, l’examen annuel. Inaugurer un autre emploi du temps en prenant part à la lutte, c’est renouer avec une reprise en main collective de ce temps individualisé où la question de l’émancipation est ajournée sans cesse face aux injonctions de réussite, au chantage à l’emploi, au mythe du musicien-martyr travaillant sans cesse à la grandeur de son art... Ainsi la grève porte en elle la possibilité d’une émancipation collective et des possibilités de subjectivités nouvelles. Ouvrir les brèches du temps linéaire de la société du consensus et du progrès permet d’y dévoiler son hétérogénéité, ses intensités, ses fragments et ses lignes de fuites.
Subjectivités nouvelles
Dans une institution où l’organisation collective de la vie étudiante est absente (si on enlève les quelques soirées du BDE et les Causeries, ce qui fait peu pour 1200 élèves) et où la réussite individuelle est première, le groupe d’étudiants mobilisés réintroduit la possibilité de construire des espace-temps collectifs. Nous ne nous connaissions pas mais nous avons déjà partagé des manches de rue en soutien aux grévistes, des piquets de grève et un blocage à 4h30 du matin, des manifestations, des gaz lacrymogènes, la violence policière, un premier accrochage avec la direction, des AG dans la chapelle, de nombreux articles de réflexions, la découverte des métiers des personnes qui nous transportent chaque jour... La puissance de ce collectif qui s’intègre lui-même dans un mouvement social large dans la culture (Opéra de Paris, Radio France, BNF, BPI, Collectif Art en Grève) nous transforme et forge des manières de percevoir le monde nouvelles et émancipatrices. L’expérience collective du politique offre la possibilité de se saisir du réel et de comprendre les structures sociales de manière sensible, de les nommer et d’agir en fonction par notre lutte. Le collectif transforme nos subjectivités. Cette dimension créative de la grève devrait nous parler en tant qu’« artistes ». Elle s’inscrit contre ce qui est source d’aliénation dans cette pratique institutionnelle de la musique : hiérarchie des subjectivités (compositeur, chef, soliste, co-soliste, musicien du rang, professeur, accompagnateur, élève), rapports de dominations d’un art « légitime » , imaginaires de réussite, « corps sacrifiés sur l’autel de l’excellence » (Sophie Wahnich, Etude des discours de la musique classique, p 16)... Dans le mouvement social, nous n’arrêtons pas de faire de la musique bien évidemment, mais nous la faisons à l’endroit de sa nécessité. Et quand d’autres tâches se présentent à nous, la disponibilité à la découverte prend le relais : collage d’affiches, confections de banderoles, prises de paroles collectives, écriture de textes... Il s’agit de jouer autrement, à d’autres horaires, dans d’autres lieux, devant d’autres publics. Mais c’est aussi jouer avec le réel, y prendre part joyeusement en manifestant, en se réappropriant le conservatoire, en chantant des slogans harmonisés à quatre voix. Nous savons bien que le temps politique n’est pas linéaire. Aussi quand l’intensité du moment sera passée, nous ne retournerons plus chacun de notre côté à la solitude affective et existentielle qui habite le conservatoire.
Ce que nous aurons vécu transformera nos pratiques artistiques et nous mettrons en œuvre dans notre quotidien ces nouvelles perspectives : créer de nouvelles relations avec ce qu’on appelle « œuvre », questionner les rapports de dominations de genre dans la pratique musicale, investir d’autres lieux... Bref : « Sans qu’il n’y paraisse, sortez du rang. Maintenant ! » (Tiqqun, Théorie du Bloom).