Les vibrations s’élancent à travers les montagnes enneigées. L’homme amorce, légèrement, un délicat mouvement circulaire, de son marteau, sur le bol qui s’offre au rythme. Le chant cristallin, sourd, nait, se gonfle. Il enfle et emplit l’espace, va à l’encontre des sommets qu’il dérange. Les géants de glace ouvrent un oeil, reconnaissent la musique qui les berce depuis qu’ils sont verglacés et rochers. Impossible de somnoler de nouveau avec ce bol qui entre en danse. Les aigles chassent en cadence, les tigres de neige se reposent dans le creux des rochers. Sur des bûchers, les livres sacrés achèvent de se consumer. Si les temples ont été détruits, les hommes, inlassables fourmis aux pieds gelés, crevasses aux mains, sauvent ce qu’ils peuvent. Les livres sacrés, aux volutes secrets, noircis, détruits, s’éteignent dans un souffle. L’homme qui fait chanter le bol appelle les déités, les esprits éveillés, les êtres sensibles. La musique, lancinante, étourdie, insolente de beauté, traverse les nuages, frôle les murailles chamboulées par le dernier tremblement de terre. Plus bas, dans les torrents de boue, des hommes pleurent d’autres hommes ensevelis. Des moines égrainent leurs malas, psalmodient leurs mantras. Il leur faut traverser des cols, encore des cols, de la glace, du froid qui mord, inlassablement chercher un abri. Reconstruire leur histoire, leur mémoire. Le chant est de plus en plus fort. L’homme qui a fait chanter le bol ne le touche plus. Le petit bol se pousse du col, il sonne, sonne, résonne, sous le marteau qui le caresse, il chante, danse, augmente sa puissance. Il vit et s’étourdit.
Les vibrations s’amplifient. Elles traversent les cols, les immenses montagnes escarpées, roulent dans les vallées, survolent les torrents fous, attaquent les déserts, réveillent les animaux, les sables, comblent les failles, déroulent des ponts pour les enjamber. La terre toute entière se plie, se déplie, se craquelle, se creuse. Les flancs de la terre grondent et ronflent. Les arbres s’emmêlent les racines. Les oiseaux arrêtent de voler, ils planent, indécis. Le soleil se porte pâle. La lune, un râle.
Le chant se fait châle et enveloppe la terre comme le ferait la mère qui rassure. La pluie suspend ses gouttes. Le monde se tient immobile, silencieux. Le chant est énorme maintenant. Les employés s’arrêtent de travailler dans les magasins, les ouvriers lâchent leur marteau-piqueur. Les aiguilles des horloges ralentissent puis se figent.
La musique a franchi les pays, les plateaux, les vallées, survolé les routes, les chemins, les rails. Dans son sillage, les bruits s’estompent. La terre est en apnée.
Dans la mer, très loin, des rames frappent les flots. Et blang et blang. Le fracas des rames s’entend sur tous les continents. Sur des rafiots, des hommes, des femmes, des enfants, des échappés voulant boire la liberté, rament, claquent les vagues. Soudain, dans la mer, très loin, les rafiots chavirent, des cris, des peurs. Plus de bruit, les rameurs, battus, blessés, épuisés, se sont tus, ils coulent dans les flots, leurs cris s’engloutissent.
Le chant crève les nuages. Le chant se presse. Il appelle au secours. Par milliers, les dauphins regroupés nagent comme des bolides, soutiennent les presque noyés qu’ils conduisent sur un banc de sable. La musique du bol leur parvient. Les migrants n’ont plus peur, ils n’ont plus froid. Ils écoutent, charmés, la musique du bol lointain, la musique du bol tibétain. Ils se reposent sur le banc de sable, près d’eux les dauphins ne les lâchent pas des yeux et virevoltent dans les vagues.
Le monde reprend le cours de sa vie. Des traders rattrapent le temps perdu et accroissent les fortunes des banques. Les montagnes enneigées s’endorment de nouveau. Les tracteurs déversent leur cargaison de pesticides. Les vaches pleurent leurs veaux. Le dieu Argent fait des petits.
S’égrènent les dernières notes de musique du petit bol fatigué.
La bonté restera.
Dauphins, vous qui sauvez des humains, montrez-nous comment vous faites, à nous humains qui ne savons pas sauver nos frères humains.