Un termite-an, comme dit ma petite-fille, n’a pas beaucoup d’os à ronger, alors il ronge son frein. Il ronge son frein car il lui faut encore et encore expliquer quel est son statut, sous quels contrats il est embauché, expliquer que son métier d’artiste ne saurait être réduit à son statut.
Donc c’est quoi un termite-an ? Un termite-an est un travailleur qui travaille par intermittences, un précaire qui doit courir le cachet pour espérer avoir des indemnités chômage comme tout travailleur qui se retrouve sans emploi en France.
Un termite-an fait le choix de bosser dans et pour la culture. Il fait très souvent ce choix par choix dirai-je car il lui semble qu’il a en lui des capacités artistiques à faire mûrir et émerger. Certains ont des capacités à faire cuire de délicieux pains, d’autres à faire pousser de stupéfiants légumes et fleurir d’éblouissantes fleurs, d’autres encore peuvent sculpter des langues de bois. A chacun ses choix. Qui dit choix dit possibilité de choisir. Une femme seule, sans diplômes, a rarement le choix quand elle se met à faire des boulots genre aide-soignante ou caissière ou vendeuse ou découpeuse de poulets de batterie et est payée à 80% du SMIC.
L’artiste en germination, musicien, comédien, metteur en scène, danseur, costumier, décorateur, etc etc , apprend, peu à peu, pour certains dès leur plus jeune âge, à devenir un vrai et un bon artiste. Il suit des cours d’études théâtrales en fac s’il a choisi la filière universitaire, fait partie d’une troupe de théâtre amateur, va au spectacle très souvent pour voir comment font les autres, s’exerce des milliers d’heures pour sortir les juste notes de son instrument, martèle son corps, jour après jour, pour devenir un danseur discipliné, souple et magnifique, travaille sa voix, son souffle, sa résistance, l’architecture, la dramaturgie, la scénographie. Il entre alors, dans le monde inconnu du spectacle vivant. Il engrange, peu à peu, un certain nombre minimum de cachets, le mot cachet signifiant ici un CDD. Il a une fiche de salaire à chaque CDD, il paie des cotisations sociales comme tout travailleur. Ce travailleur de la culture doit obtenir un certain nombre de cachets, dans un certain nombre de jours ( les calculs changent au gré des réformes voulues par le Médef, et l’artiste-intermittent y laisse des plumes supplémentaires à chaque fois, car apparemment les artistes seraient, pour certains, trop indemnisés .. d’où coups de rabot successifs). Quand il a accumulé son droit d’entrée dans le flipper ASSEDIC, il va être indemnisé au pro rata des sommes gagnées comme salaire.
Et là, ça devient le parcours du combattant. Car le termite-an doit continuer d’engranger des dates de travail pendant cette période où il est indemnisé ( les jours où il travaille ne sont pas indemnisé bien sûr). Donc, il cherche de nouvelles dates d’emploi donc il devient vendeur, or vendeur est un métier, cet artiste doit donc se vendre alors qu’il ne sait pas comment faire ! Il continue de travailler avec son instrument préféré c’est à dire son corps, donc il bosse sa voix, son souffle, sa mémoire, son instrument de musique, ses pas de danse, il continue d’aller régulièrement au spectacle, se forme pour devenir encore meilleur ( stages de formation continue organisés par l’Afdas), il bosse aussi ses capacités d’écoute, de partage avec ses partenaires, il apprend à gérer l’indispensable énergie qui va lui permettre de poursuivre ce métier cahotique. Il doit engranger de nouvelles dates dans une période donnée pour rouvrir des droits auprès des Assedic, s’il lui manque un ou deux cachets, ses indemnités journalières se gèlent jusqu’au moment où il a de nouveau des droits. Et il vivote comme il peut quand ses droits sont suspendus, la hantise de tout artiste. Car ce précaire peut devenir précairissime, dégringoler très vite vers le RSA et quitter l’indemnisation Assedic aux redoutables règles de calcul. Système très complexe que j’ai renoncé à expliquer à mon entourage pendant 20 ans. J’ai mis des années à le comprendre !
Que lui reproche-t-on à ce termite-an ? De vivre sur la bête ? De profiter des faiblesses du système ? De creuser le trou des indemnités-chômage ? D’être un feignant, lui, qui bosse des 80 heures par semaine, qui a travaillé des années sur et avec son corps, qui se forme dès qu’il le peut pour acquérir de nouvelles compétences, et de nouvelles connaissances ?
Ce précaire d’entre les précaires fait vivre des dizaines de milliers d’emplois. Nous avions fait le calcul lors des grandes grèves de 2003, le chiffre est énorme. Quand nous comptabilisons tous les personnels de tous les services culturels des villes, de tous les festivals, des chaînes de télévision, des maisons de la culture, des théâtres, des salles de spectacles, les commerçants dans les villes où il y a de célèbres festivals ! Voyons exactement combien de personnes, en France, vivent grâce au travail des précaires de la culture. Je me rappelle les offuscations outrées de la mairesse d’Avignon lors de l’annulation du festival en 2003, elle se plaignait car les commerçants allaient perdre plein de pognon, et reconnaissait implicitement que l’afflux de quelques 50 000 personnes au temps du festival était une mâne d’or pour sa ville !! Et combien de pognon perdu par les artistes eux-mêmes, combien de temps et d’énergie perdus à manifester et faire valoir nos droits pendant les grèves de 2006 ? Et ces directeurs de festival, genre Montpellier tiens au hasard, qui osent ressortir à l’antenne l’horrible argument « nous vous engageons, vous devez travailler car si vous ne respectez pas vos engagements, nous n’aurons pas de travail à vous offrir l’an prochain, les bugets culture vont baisser » . Si c’est pas du chantage ça ! Quels salaires sont versés à toute l’équipe administrative et dirigeante du festival de Montpellier ? Et de tous les festivals ? Combien gagne un directeur de maison de la culture, un directeur d’opéra ? J’ai travaillé à l’opéra de Lyon à l’hiver 2012 et nous avons engagé un bras de force avec le directeur et la DRH car nos contrats étaient rédigés n’importe comment et nous pénalisaient, danseuses et artistes de complément, nous avons tenu bon grâce à l’aide précieuse du délégué CGT Spectacles de l’opéra, et nous avons gagné cette légitime bataille. Pour la petite histoire, le directeur de l’opéra, tout fier de lui, est parti bosser dans un opéra en Allemagne, les allemands l’ont renvoyé en France tellement il était nul outre Rhin, ah ah, et il mégotait pour quelques dizaines d’euros qu’il ne voulait pas nous verser alors que nous y avions droit !!…
Le spectacle est une entreprise comme une autre. D’ailleurs, les compagnies ont une licence d’entrepreneurs du spectacle. Les artistes sont des boules jetées dans le flipper, ce sont les patrons, du public et du privé, qui décident comme dans toute entreprise, et un artiste non syndiqué peut se faire blackbouler au premier tournant. Je ne veux pas parler de la CFDT, comme syndicat utile aux artistes, c’est ce syndicat qui a signé tous les précédents accords félons de la profession. FR3 et Antenne 2 continuent d’employer des intermittents en CDDD alors qu’ils emploient régulièrement les mêmes personnes donc ils pourraient leur offrir des CDI ! Quel dirigeant fera cesser ce scandale ? C’est plus facile d’utiliser une main d ‘œuvre docile, passagère et intermittente ... n’est-ce pas MM et Dames de la télévision publique ?
Quelle culture voulons-nous en France ? Quelle place la culture doit-elle avoir dans le paysage français ? Dans les écoles ? Dans l’éducation ? Dans les maisons de retraite ? Dans les théâtres ? Dans les rues ? Dans les villages les plus oubliés ? Voulons-nous d’une culture active, vive, inventive ? Voulons-nous d’une sous-culture prémâchée à l’américaine ou à l’anglaise ? Voulons-nous d’une culture vivante ou d’une sous-culture télévisuelle et virtuelle ? Quel prix voulons-nous payer, nous citoyens solidaires, pour maintenir le vivier de nos artistes français, enviés par une grande partie du monde ?
Non, le termite-an n’est pas un parasite, c’est un travailleur précaire comme des dizaines de centaines d’autres. Le termite-an n’est pas un feignant. Le termite-an n’est pas un abuseur. Il veut juste faire son travail correctement, du mieux qu’il peut. Et être payé dignement. Or actuellement il ne l’est pas. Un artiste d’une micro-compagnie, comme la plupart des artistes en France, quand il touche 100 euros net pour une date de travail, en règle générale, il a répété son spectacle avant de jouer ( répétitions quasi jamais payées) , il s’est déplacé jusqu’à son lieu de travail, il a chargé un camion de décors et de costumes, et il peut passer des heures infinies sur les autoroutes, les routes, allez mettons que sa journée ce jour-là c’est environ 12 ou 15 heures de travail, il est payé 100 euros, calculez donc combien il gagne par heure ! Et ce n’est pas l’exception, loin de là. Et il ne doit surtout pas tomber malade ! Tomber malade signifie planter toute l’équipe, et prendre le risque, si la maladie est sévère et durable, de ne plus remonter sur les planches, de perdre son réseau d’employeurs potentiels et d’être oublié par les metteurs en scène. Je connais, hélas ! très bien le problème …. Créer une culture vivant en France signifie réunir, avec talent et intelligence, plusieurs composantes indispensables les unes aux autres : des artistes, des techniciens/artistes, des directeurs de lieux culturels, des élus, des gestionnaires.
Dernier détail, j’ai eu deux carrières dans ma vie, enseignante et artiste avec le statut d’intermittente. J’ai arrêté l’éducation nationale quand j’avais 40 ans, après 16 années dans l’enseignement, puis suis allée en fac à Paris pour faire des études théâtrales car j’avais envie de connaître l’histoire du théâtre, ai pris le risque de me lancer dans le spectacle vivant, ai eu la chance de présenter, avec mon partenaire comédien, un petit show de rue, bien ficelé, bien vendu, et suis ainsi devenue très vite intermittente. J’ai travaillé passionnément et honnêtement pendant 21 ans, ai perdu mon statut pendant 3 mois après un clash avec une directrice de troupe qui m’a mal traitée. Je n’ai pas l’impression d’avoir profité du système. J’ai demandé ma retraite de comédienne au 1er mai 2014, je toucherai au mieux pour 21 ans d’emploi, environ 400 euros, complémentaire comprise. Je touche de l’éducation nationale 850 euros pour 16 ans de travail. Il est intéressant de comparer la retraite du public et celle du privé … Qui osera dire que j’ai abusé du système d’indemnité chômage et de retraite, au vu des sommes qui me seront versées à ma retraite d’artiste ?
Faire ce métier est source d’immenses joies, de satané stress, le lot de tous les travailleurs précaires, de sacrées galères et fatigues. Je retiendrai la joie. Et je soutiens sans modération les artistes en lutte en ce moment. Ils ne combattent pas seulement pour leur confort, leurs acquis, leurs conditions d’emploi, leurs droits sociaux, ils luttent pour nous donner une culture digne de ce nom.