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Billet de blog 9 septembre 2011

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Vent d'anges

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Quand elle eut atteint l’âge de 55 ans, Blanche Grain-Dépice considéra son présent d’un œil lavé. Il lui fallait renaître. Sa mère, impotente, venait de s’éteindre doucettement dans son fauteuil comme elle l’avait souhaité et Blanche éprouva le chagrin normal qu’une fille peut éprouver quand sa mère s’en va. Le notaire mit peu de temps à solder une succession maigrelette et Blanche eut quelques euros en poche, pas de quoi faire des folies. La maison, hypothéquée depuis longtemps, tomba dans l’escarcelle d’un bâtisseur . Blanche mit dans une valise quelques objets auxquels elle tenait vraiment. Oui mais maintenant, où porter ses pas ? Elle avait passé sa vie à s’occuper de la ferme familiale. Les toits béants des granges accueillaient hirondelles, pipistrelles, étourneaux, moineaux et autres siffloteurs . Ca pépiait à tour de chants autour de sa tête quand elle dormait dans sa mansarde. Dans le grenier voisin séchait du linge, qui prenait le goût des pommes en automne. Sa vie, rythmée par les saisons, les moissons, les mises bas, le jardinage, les cueillettes, les lessives, les confitures et les conserves, aurait pu paraître obsolète et terne à quiconque se soucie de confort et de téléviseur à écran plat. Blanche avait cheminé dans cette vie de parfums , de son pas tranquille et charnel, sans se poser aucune question, c’était juste sa vie. Mais sa vie n’était pas juste, elle avait ampleur et texture, lumière et chaleur, le suc des bonnes odeurs. Sa vie était soleil. Cette vie était parfaitement ajustée à son large corps , à son teint laiteux, à ses cheveux dorés et broussailleux.

Le notaire, avant de lui lâcher la main, lui conseilla d’aller se renseigner au pôle emploi voisin pour tenter de trouver quelque moyen de subsistance. En ce début de mois de septembre, elle opta pour les vendanges et partit en train pour le Beaujolais. Elle avait choisi le village de Saint Amour–Bellevue en se disant qu’avec un nom pareil il ne pouvait rien lui arriver de mal. Oui la vue était belle, bon choix, quant à l’amour… Blanche ne savait rien de lui, les soins à la ferme et à ses parents ne lui en avaient pas laissé le temps. Et qui se serait soucié d’une femme comme elle, si étrange ?

Ses collègues de vendanges, dans le matin luisant de rosée, formaient un petit troupeau pérorant. On lui remit une serpette et en avant ! dans la camionnette sans amortisseurs sur le chemin des vignes. Son voisin de rang qu’elle baptisa Image commença par faire des photos des collines et des vendangeurs qui commençaient à se courber vers les ceps. C’était le premier jour.

Le deuxième jour, un cri les réveilla dans les petites heures. « Eh toi là-bas ! oui toi » cria le Boss vers Image « la tête dans l’cep ! tu coupes du raisin, tu fais pas de l’art ! » Image bascula vers l’avant et commença à couper les lourdes grappes. Le videur de seaux, elle l’appela Planeur. Le nuage de sa cigarette roulée cachant à demi ses boucles noires, il arpentait les rangs avec nonchalance. Blanche peinait à retourner le contenu de son seau dans la hotte . Soudain, Muet surgit et l’aida d’un mouvement vif. Quand elle se coupa une première fois, elle pansa sa plaie avec un mouchoir et continua son travail.

Le troisième jour, une coupure fut plus profonde et elle saigna longuement.« Ah mais vous saignez laissez-moi vous soigner ! » Aristo sortit de sa poche du papier à rouler les cigarettes et lui confectionna un léger mais efficace pansement, l’hémorragie s’arrêta.

Le quatrième jour, elle prit conscience que la vigne bruissait, heure après heure, du bruit des seaux poussés ou tirés sur la terre caillouteuse, du bruit des feuilles arrachées brutalement pour accéder au pédoncule des grappes, du bruit également des grappes coupées au sécateur ou à la serpette. Parfois, dans des moments de silence, résonnait le rire grand ouvert de Grâce. Morale disait de mauvaise choses sur Soif, qui buvait à même le goulot du cubitainer de vin à l’heure du casse-croûte matinal. Quand Para dit de la Reine Noire qu’elle était déjà bronzée et qu’elle n’avait pas besoin de bronzer plus, Blanche prit la défense de la Reine, du coup Para ne lui adressa plus la parole. La vie en groupe s’organisait autour d’elle dans les rayons coupants du soleil. Cela lui donnait le tournis à elle la solitaire, tous ces gens. Une vingtaine d’individus enfermés dans la même bulle de travail, une serpette ou un sécateur à la main , s’échinaient à couper ce satané raisin. D’eux, d’elles, elle ne savait rien. Quelles pensées se cachaient dans les têtes penchées sur les ceps ? La tête dans le cep. Encore et encore . Blanche n’avait jamais bu de vin de sa vie . Elle s’enivrait de la douceur des grains de raisins. Elle savourait le toucher des grappes, le lissé des grains. Elle s’éclaboussait généreusement du jus de ces grains dodus, qui souvent claquaient entre ses doigts quand elle voulait les arracher à la vigne. A chaque nouveau rang, elle goûtait une grappette, l’engloutissant , gourmande, en deux bouchées. Elle mastiquait les graines, amères , recrachant juste ce qui n’était vraiment pas mangeable. Elle passait des heures ensuite à essayer de déloger, entre ses dents, de sa langue, chaque résidu violacé. Elle s’épanouissait la Blanche dans le théâtre de cette nouvelle vie. A chaque vendangeur elle avait donné un nom. Maintenant, le théâtre était bien en place, décor planté, comme la vigne. Blanche pouvait se laisser aller à ce qu’elle savait si bien faire, c’est à dire, sentir, ressentir, écouter, se taire. La vigne roulait toute seule.

Parfois des coccinelles la visitaient. Ou tombaient dans le seau, s‘écrasant entre les grappes collantes. Elle avait toutes les peines du monde à les sauver car elles s’enfonçaient, grappe après grappe, dans le seau. Dans le matin humide, sa main effarouchait entre les vrilles de merveilleuses araignées, jaune tendre ou jaune vif, qui galopaient se cacher d’elle, plus loin. Ce cinquième jour, Morale lui montra un insecte long et vert, très beau. Elle croyait que c’était une grosse sauterelle. Puis Para, qui passait par là, attrapa l’insecte et le jeta dans le dos de Soif qui hurla comme si tous les insectes de ses délires s’étaient brutalement réveillés pour l’effrayer. Il se secoua dans tous les sens pour faire tomber l’animal collé dans son dos, Blanche essaya de l’aider, l’insecte tomba au sol, mort. Blanche dit : « Vous avez tué ma sauterelle ! » Boss qui passait par là, dit ‘ C’est pas une sauterelle, c’est une mante, allez la tête dans l’cep !" Une mante, couleur menthe, n'était plus. Blanche se sentit seule, soudain. Muet s’approcha et la regarda. Dans son œil elle crut voir l’aile d’un zéphir.

Chaque jour était le même. Chaque jour était si différent. L’après-midi, après un copieux repas, le cagnard les terrassait. Boss choisissait des coteaux acérés, en plein sud, peut-être pour faciliter leur digestion. Chacun élaborait une stratégie personnelle pour résister à la chaleur, à l’effort, au poids mort des paniers gorgés de grappes , qu’il fallait tirer, pousser et surtout, dans un mouvement si dur pour Blanche, retourner dans la hotte de Planeur ou BlaBla. Puis la vigne s’assoupissait, plus personne ne parlait, chaque geste était ralenti, les sécateurs sécataient plus lentement, Planeur ralentissait encore son pas entre les rangées. Ils dormaient, penchés ou accroupis, c’était selon, en coupant le raisin. Ce fut dans ces heures lentes qu’Image réveilla ses compères en leur proposant de les photographier dans les vignes pour qu’ils puissent faire, ensemble, dit-il, le calendrier des vendangeurs de Saint Amour, qu’ils vendraient à la fin de l’année. L’idée serpenta entre les ceps, ce fut l’enthousiasme. Image , après avoir reçu l’accord de tous, s’ingénia à photographier les vendangeurs en se cachant de Boss, qui l’avait à l’œil. Le soir, après le dîner, ils regardaient les photos, il avait vraiment du talent cet Image, ses photos étaient extra. Ce secret les unit , bien plus que le vin ou le marc dont ils se saoûlaient chaque nuit. Ils vivaient ensemble une sorte de roman feuilleton, et les photographies en étaient les cases dessinées.

« Eh ! toi là ! encore à faire des photos ! tu te moques de moi ? si tu continues comme ça je te débarque de la vigne ! » Blanche intercéda auprès de Boss, « Il fait de si belles photographies , c’est pour notre calendrier » . Il fallut expliquer à Boss le projet, il bougonna un peu et insista pour que les photos aient lieu le soir, après le turbin.

Ce soir-là, du sixième jour, Image tel un conspirateur passa de groupe en groupe pour leur donner rendez-vous dans les vignes à minuit. Les plus saouls et les plus fatigués ne vinrent pas. La lune, en croissant montant, étincelait, jaune et fière. Ils partirentà pied doucettement vers les coteaux, ceux-là même où l’après-midi ils avaient tant peiné. Image ouvrit la marche, son appareil sous le bras. Suivaient Planeur roulant une cigarette odorante, Aristo les yeux dans son arbre généalogique qui ne le quittait jamais, Blanche qui humait chaque goulée de cette tiède nuit, Soif qui chantait à tue-tête et qu’il fallut faire taire, BlaBla qui expliquait pour la centièmefois comment on cultivait de belles courgettes, Rêve qui rêvait , Para qui montait d’un pas cadencé, Muet muré sous son chapeau, Balèze qui soufflait à chaque pas, Rire qui curieusement était éteint, Vent qui lâchait un pet tous les quatre pas, Bougon qui s’étala entre deux ceps et lâcha une bordée de jurons. Chuuut ! murmurèrent-ils tous.

Ils étaient enfin arrivés à l’endroit choisi par Image qui procéda immédiatement à quelques réglages et commença à mettre en scène les images qu’il voulait composer. Ils posèrent, seuls ou par deux, par trois, en groupes, de face, de profil, de dos. Soif sortit une flasque de marc qui passa de bouche en bouche. Blanche essaya de boire elle aussi , s’étrangla ce qui fit rire tout le monde. Puis Para décréta qu’il avait chaud , il ôta son ti-shirt. Planeur en fit autant, Aristo délaissa l’arbre de ses ancêtres, le posant au sol. Ils reburent. Blanche cueillit une grappe et l’égrena dans sa bouche comme elle le faisait habituellement. Cela donna des idées à Vent qui fit de même. Rire but un petit coup. Balèze acheva les dernières gouttes de la flasque. Planeur prit une grappe de raisin, l’écrasa entre ses mains et se badigeonna le torse du jus violet. Il reprit une grappe et l’écrasa sur le dos de Para, demi-nu. Para paradait, rouge de raisin, et enleva la veste de costume d’Aristo qui se laissa faire. Vent était mort de rire en peignant les épaules de Bougon qui, lui, dans le même temps, enlevait les vêtements de BlaBla qui pérora sur les vertus nettoyantes du raisin. Blanche se dirigea vers Muet et lui ôta sa chemise, elle déposa du jus de raisin sur son dos et entreprit de le masser. Image photographiait tout sans s’arrêter. Les hommes enlevaient peu à peu leurs habits. Ils étaient tous en slip et en caleçon quand Blanche se déshabilla également. Chaque homme était attiré, comme un phalène par une lampe , par sa peau laiteuse qui étincelait délicatement entre les rangs de vignes. Chaque homme à tour de rôle vint frotter Blanche de raisin et se frotter contre elle. Elle n’était pas en reste, posant ses douces mains raisinées sur les peaux de ces hommes. Enfin ils furent nus. Rouges. Tendres. Apaisés . Ils auraient pu se laisser entrainer dans des bacchanales insensées dans le noir de la nuit mais un vent d’anges leur insuffla une inédite douceur. La soie de la brise les enveloppait. Echevelés, ils se regardaient, se touchaient, se souriaient, se découvraient, se caressaient, s’acceptaient dans leurs nudités apparues. Dans les vignes de saint Amour , des êtres hirsutes, rouges, poisseux, chahutaient comme des chiots insouciants. Image immortalisa ces instants uniques et fit des photos magnifiques pour le calendrier. Puis il arrêta de prendre des clichés pour cause d’embrasement, d’embrassements. Quand ils se furent bu, mangé, léché, ils se reposèrent sur un tas de leurs vêtements car le sol caillouteux n’était pas hospitalier. L’arbre généalogique d’Aristo s’en effrita définitivement. La lune était rouge elle aussi. La lune se prenait pour Mars. Des loups joueurs dansaient entre ses cratères.

Le petit matin du septième jour, dix hommes et une femme partirent à la vigne, un sourire aux lèvres. Boss s’étonna de la douceur qui régna ce matin-là entre les ceps . Il n’eut pas à crier : « La tête dans l’cep, nom de Dieu ! »

Le huitième jour, les vendangeurs se séparèrent. Image promit d’envoyer à chacun les épreuves du futur calendrier, version diurne. Il s’engagea à finaliser la maquette. Il fallait se revoir à Paris à l’automne, affirma-t-il, pour faire le point, trouver de l'argent pour les imprimer et les vendre au profit de l'équipe. Quant aux participants de la version nocturne, ils se réunirent et demandèrent à voir les clichés pris cette nuit de raisin puis d’un commun accord, décidèrent de les supprimer. Quand vous achèterez le calendrier pour noter vos rendez-vous et vos anniversaires à fêter en 2012, vous achèterez la version solaire. La version lunaire est bien cachée au fond de la mémoire des vendangeurs de l’ombre.

Ce huitième jour, Blanche et toute l’équipe des vendangeurs s’embrassèrent, s’échangèrent des adresses, des numéros de téléphone et des courriels qu’ils n’utiliseraient probablement jamais, se promirent de se revoir bientôt. Blanche tenait à la main son seul bien, la valise aux objets importants et le chèque récompensant ses efforts . Chacun des hommes de la nuit vint lui murmurer dans l’oreille qu’ils n’oublieraient jamais cette nuit rouge. « Je ne suis pas riche Blanche, je suis un peu vieux, je n’ai rien à t’offrir, mais lui il a sûrement quelque chose pour toi’ dit Aristo en désignant Muet sous son chapeau. « J’ai seulement des étoiles, des ruisseaux qui gloussent dans mes montagnes, la théière qui chante sur le kanoun, veux-tu me suivre dans mon pays ? » dit Muet, parlant pour la première fois. Elle lui confia la précieuse valise, il lui prit le bras, elle régla son pas sur le sien. Ils partirent, anges dans le vent.

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