Mon père m’avais transmis son savoir d’apiculteur Toutes ses abeilles immobiles sur le rebord de la fenêtre de sa chambre de mourant attendirent ses derniers mots Tu suivras les abeilles puis s’envolèrent Chaque soleil couchant je scrutais le ciel guettant leur retour Je ne voyais que des traînées moches de nuages moches dans un ciel moche Voir les ruches ainsi vides me fendait le coeur Je récoltai le miel vendis la maison et les ruches Un matin un essaim s’arrêta devant moi nous nous regardâmes en silence elles et moi Tu suivras les abeilles
Quand je suis arrivée ici guidée par l’essaim je poussai un lourd battant qui découpait la brume en îles flottantes Des pots de gelée de mûres attendaient leur couvercle dans la cuisine Les abeilles s’étaient posées sur un tilleul je les rejoignis et m’assoupis Quand je me réveillai quelque chose me sembla étrange je n’étais pas au sol j’étais allongée sur un doux matelas de feuilles à quinze mètres de haut comment étais-je arrivée là je fis un bond dégringolai tête la première Les branches du tilleul se tissèrent me firent une nacelle Quelle chute demoiselle Eglantine vous voilà sauvée Qui me parlait de cette voix chantante? Qui savait mon prénom? J’ouvris les yeux un immense corbeau vert pomme m’éventait d’un nénuphar violet CroâCroâ faudrcroâ vous y froâire je me sauve croâ j’ai une moâre à surveiller mcroâ il plongea tête la première dans la mare asséchée en traversa le fonds de briques et pfft disparut je piquai un galop jusqu’aux grilles closes qui les avait fermées? je courus jusqu’à la cuisine dans laquelle les pots avaient maintenant un couvercle qui les avait couverts?? Il y a quelqu’un? murmuré-je Dans le lointain comme un grain de rire
J’ai suivi les abeilles et elles m’ont amenée là Je ne suis plus jamais repartie Je ne sais plus depuis combien de temps je vis ici Des siècles? Alors vieille dame Mam’Tilleule oh mais dites donc vous toussez vous sonnez creux ça sent le sapin Je me venge de toutes ses blagues C’est vrai quoi Parfois je pars me promener et je dois revenir très vite car elle estompe l’église efface les fleurs gomme le sol je rentre d’un bond craignant de tomber dans le vide qu’elle a découpé Elle fait disparaître et apparaître qui elle veut et ce qu’elle veut Quelquefois le château n’est plus le château c’est un décor Les étables? Les charmes? Du toc Les châtelains? Quand vous les touchez votre main passe à travers. Et vous, vous êtes vivants? Si ça se trouve elle vous a créés vous aussi et vous êtes des mirages
Ne la fâchez surtout pas d’accord? Récemment un touriste a uriné sur elle ô ça n’a pas traîné comme elle l’a fait valdinguer dans le ciel dans la foulée elle a avalé tout le groupe bus compris plus tard je n’ai retrouvé dans l'herbe qu’un rétroviseur à moitié machouillé Faites attention en repartant ne quittez pas le chemin ne vous retournez pas et tenez serrée la main des petits
Vous l’entendez l’autre là? Vous l’avez vu le paon? Témort adore se percher dans les branches Lééééoooon! T’es mort le paon PAN T’es mort Arc en ciel cabossé il tombe à mes pieds cligne d’un œil me lorgne se redresse se déplie défroisse sa roue CroâââCroâââ. Le corbeau se marre dans la mare Témort le praôn un jourâr je vais te touer pourâr de boân praôn le praôn dit Croâ Arrêtez de vous chamouailler soupire Mam’Tilleule. On s’amuse bien ici. Je ne sais jamais comment je vais la retrouver En fourmion? Peinte en bleu? Flottant à un mètre du sol racines dansantes? En séquoia? En saule pleureur? En mur de sardines empilées ou en falaise de regrets?
C’est une guerrière Elle a résisté à tout grêle guerre incendies bombes bactéries radiations glaciation maladies invasions Elle est increvable indestructible Végétale Minérale Animale Regardez son tronc bosselé ne ressemble-t-elle pas à une statue de pierre grisée par l’oubli dans un parc moussu ou bien à un saurien fossilisé?
Elle dort on dirait. Une vraie agnelle, hein, douce et innocente! Hum… A l’occupation il y avait des soldats ici Mam’ Tilleule fredonna un chant vers un soldat qui sculptait un bout de bois dans la cour il se dirigea vers elle et elle … l’avala oui c’est le mot bien qu’elle n’ait ni dents ni bouche Un autre soldat suivit le premier un troisième arriva Tous les soldats furent aspirés un à un Le lendemain matin une colonie allemande arrivait pour une visite d’inspection. Absence et silence Le commandant ordonna de réunir dans l’église hommes femmes enfants vieillards et menaça de les incendier s’ils ne disaient pas où étaient les soldats Mam’Tilleule vous ne pouvez pas laisser mourir ces gens qu’avez-vous fait des soldats (Aucune réaction) Mam’Tilleule je vous en supplie recrachez-les l’ultimatum expire dans une heure Enervement Râclement en dedans l’écorce s’écarta sortirent lentement les soldats aussi fripés qu’ahuris Le dernier n’avait plus qu’un moignon de bras “Mam’Tilleule enfin !” “ Les abeilles! Eglantine! Les abeilles! Je n’y suis pour rien “ Je lui décochai un coup de pied colère Aïe!
Il y a des bûcherons ici ? Que les bûcherons se méfient aussi gardez vos haches et vos scies Aucun n’a réussi à la mettre à bas Aucun L’un d’eux une bête un roc tout en muscles dégaina une hache si aiguisée que rien qu’en la voyant un saucisson se découpa de lui-même en rondelles Il lui porta un fameux coup Mam’Tilleule l’accusa recroquevilla branchioles et branchettes Descente en piqué des abeilles sur l’homme déchaîné qui cognait et han et vlan et pan! Témort jupe relevée s’enmara les cloches sonnèrent à s’en rompre la corde fourmis taupes mulots souris blattes musaraignes grenouilles corneilles hirondelles alouettes hibous chouettes s’éclipsèrent et l’autre malgré ses piqûres et rhan et rvlan et rpan! Mam’Tilleule s’enterra dignement de toute sa hauteur dépassaient seulement deux feuilles blanc comme une craie le bûcheron lâcha sa hache et s’écroula mort la terre s’ouvrit le cadavre s’enfonça suivi des abeilles Quelques jours plus tard je vis dans l’herbe un os bien ratruché un métacarpien sans aucun doute Elle dit qu’elle fait ça pour que les abeilles fassent de l’excellent miel C’est vrai que mon miel est souvent primé c’est le meilleur miel de toute la région Il a un goût un peu … spécial je le confesse
A 6 heures chaque solstice d’été commence l’essaimage Pour les réverbéreuses c’est le grand jour Un essaim doit quitter l’arbre et gagner l’emplacement de la future ruche emportant en son coeur la reine-mère au chapeau extravagant c'est à ça qu'on reconnait les reine-mère à leur chapeau extravagant surtout en Angleterre Pour communiquer le plan de vol les réverbéreuses grimpent sur le dos des ouvrières en vibranbourdonnant imaginez le vacarme que font des voitures de formule 1 sur un circuit c’est exactement ça Pendant ce temps scintillante de millions de dorés dos dodus Mam’Tilleule entame sa ponte Elle s’accroupit ne doutez pas elle s'accroupit se rétracte se contracte se dilate Nous retenons notre souffle personne ne bronche même Témort ne fait pas son mariole les grenouilles sont coâtes Sur ses flancs d’antique tortue à la capelure mordorée glissent des larmes-soleil sucrées et visqueuses Exactement au moment où les vrombissantes s’envolent des centaines de grappes d’oeufs tombent dans les petits plis de la terre Commence le ballet des fourmis qui collectent nettoient trient déposent les promesses d’arbre dans la corbeille d’argent Je les scrute la graine de lumière a-t-elle été pondue? Mam’Tilleule épuisée s’endort dans ses propres parfums La vie reprend autour d’elle ralentiamortie comme si nous nous déplacions tous boudinés dans des capes de ouate Ma mission consiste à semer les graines dans des petits godets d’humus. Quand les plants ont atteint une quinzaine de centimètres je pars avec quelques réverbéreuses les planter dans le monde entier j’en ai déjà planté des centaines de milliers
En juin elle a pondu la graine de lumière que nous attendions avec si grande fièvre Donc elle va bientôt partir ma Mam’Tilleule-qui-sonne-le-creux Je l’enlacerai une dernière fois Branches et racines repliées elle s’enclosera en une boule souple puis s’élèvera emportant au coeur de son aubier tous ses trésors Témort les hérissons les croâcoâssantes les oiseaux de jour les oiseaux de nuit les écureuils les visibles les invisibles la mare les abeilles Dans son sillage s’effilocheront les songes oubliés des poussières d’étoiles et des comètes de pollen que des enfants attraperont avec ravissement le soir et glisseront dans leurs rêves bordés de frais Les dernières abeilles m’emmèneront ensuite à l’endroit exact où je dois planter la future reine Tilleule Tu suivras les abeilles Eglantine Oui Père je suivrai les abeilles
(chant)
Ô vieille dame Mam’Tilleule
Ô vieille dame Mam’Tilleule
Tu peux tailler ta route éthérée
Voguer dans les terres étoilées
Je planterai tes tout petits arbres bébés Je te le promets
Ô vieille dame Mam’Tilleule
Ô vieille dame Mam’Tilleule
Je les arroserai les protègerai les aimerai
Les caresserai leur chanterai ton épopée
De cassiopée en mélopée
Ô vieille dame Mam’Tilleule
Ô vieille dame Mam’Tilleule
Laisse-nous tes Dames de Bonté
Tes butineuses tes fécondeuses
Qu’elles nous emmiellent
Et ce sera merveille
Ô vieille dame Mam’Tilleule
Ô vieille dame Mam’Tilleule
L'esprit léger va-t-en surfer
Et rebondir sur les nuages
Nous on continue le voyage
Restent tant d’arbres à caresser
Restent tant d’arbres à caresser