Nichée dans le vol de ces six cent six cygnes blancs venus du monde de l’autre côté du monde Ce monde de derrière le rideau de cristaux givrés que nul homme n’a jamais foulé Moi princesse des glaces je m’abandonne à ces énormes oiseaux qui m’ont emmenée au creux de leur duvet
Ils ont volé pendant peut-être des milliers d’années
Mais dans ce monde-là le temps ne se compte pas
Impavides lents fiers et gracieux
Ils glissent sur les courants du vent tout courant cul par dessus vent en froissant les nuages noirs gris ou blancs
Plumes plissées lissées gaufrées repassées
Ils survolent une lande figée dans sa gangue glacée
Ils n’ont eu aucun regard pour la lune dont les cratères ont misérablement fondu
Pour les châteaux délabrés et leurs tours et pont-levis écroulés
Les pierres enmoussées dans le gris des lichens
Les cathédrales ouvertes aux cris des corbeaux et des âmes perdues
Suppliant qu’on leur rende ce dieu qui n’existe plus
Aucun regard pour les tombes des guerriers disparus et leurs croix croisées décroisées
Géants gisants muets aux yeux creux tournés vers les étoiles dont l’éclat enfiévré n’est plus qu’un souvenir
Dont les larmes se sont évaporées dans le souffle final
Ils ne voient pas les ossements dans les sillons qui ne verront jamais plus de moisson
Les enfants cachés destin cassé
Les vieux et les vieilles auxquelles les ultimes dents ont été fracassées
Les arbres qui ont tenté de courir vers l’Eau, dans leur course arrêtés, carbonisés
Ils sont sourds aux cris des batailles féroces qui résonnent encore, cousus dans leur écharpe de deuil, noire, mate et implacable
Aux hennissements des chevaux fauchés par des tirs meurtriers
Aux hurlements des femmes jetées au sol brutalement violées
Aux gémissements des blessés que nul ne sut sauver
Aux cavalcades des animaux qui voulaient s’échapper, dérisoires, déjà vaincus avant même que de commencer leur course
Au crépitement du feu et des flammes engloutissant les grimoires les livres les parchemins, les implorantes mains et les festins
Les cygnes ne faiblissent pas Leur vol est sûr Leurs ailes musclées fendent l’air sans sembler fatiguer Le battement répété de leurs rémiges m’endort aussi sûrement que le faisait ma nourrice glacée quand elle me berçait dans ses flancs cristallisés
Ils volent au-dessus de ce monde sans mémoire
Au-dessus de ce monde pétrifié De ce monde explosé De ce monde engouffré dans un déclin soudain
Les cendres refroidies abritent des squelettes presque blanchis où s’accrochent encore quelques lambeaux de chair noircie
L’air est sec il y flotte encore une odeur de rôti un parfum de très cuit
Le lent travail de fossilisation a commencé et personne ne viendra le troubler
Avec un peu de chance la vie refleurira dans des milliers d’années
Nul ne pourra en témoigner
Ici, l’Homme a disparu, la Terre respire
Enfin
Les cygnes me déposent délicatement dans un plat pays et se posent sur le toit, attendant je ne sais pas quoi
Mes milliards de cristaux forment une couche molle et ouatée, je regarde les arbres encapuchonnés, les mésanges et les moineaux ébouriffés
Les cheminées fument douillettement, une porte s’ouvre, ce monde palpite il est vivant, je sens des mains qui me rassemblent, me compriment et m’amalgament, ce sont des mains de dame, elle fait une boule de mes cristaux, elle me sculpte, me façonne, me caresse, souffle sur ses doigts rougis pour les réchauffer, se recule pour mieux me voir, elle ne voit pas les cygnes qui étirent leurs longues plumes en rêvassant
Elle amène écorces d’arbre qu’elle coupe en petits bouts, me fabrique yeux et boutons, découpe un vêtement et m’en fait un chapeau, coupe des bambous j’ai des bras maigrelets, orne ma jupe blanche de guirlandes de lierre bien vert, me met un nez rouge sur ma face glacée, noue un ruban autour de mon cou, elle sourit et me dit
Bienvenue bonne Femme des Neiges au nez rouge de clowne, merci de ta venue, vois comme tu es belle Je te confie au ciel, à la lune, aux Bruissants et aux vents secs et froids comme tu les aimes Tu es ici chez toi, reste là tant que tu le pourras
Elle rentre chez elle, dans le chaud de son poële, je la vois allumer une lampe, à travers le carreau sa main qu’elle agite pour me souhaiter la bonne nuit, je me sens bien, je me cale sur mon socle à l’abri du vent, dans les bambous, un oiseau me regarde drôlement, ça doit être mon nez rouge, il chie une petite crotte à mes pieds, puis rebrousse chemin en sautillant, le jour tombe sans bruit, personne pour le relever
Les six cent six cygnes s’inclinent quand je lève les yeux vers eux et m’envoient six cent six baisers de cygnes
Un baiser d’adieu Ils décollent et repartent, dans leur puissant envol, pour le royaume du Rien et des falaises blanches déchiquetées et coupantes
Qu’est-ce qu’elle a dit la dame ? Que je suis la bonne Femme des Neiges ? Je suis née princesse jalousement gardée de l’autre côté du monde de derrière le rideau glacial des cristaux Je suis dentelle froide et air emprisonné Je suis de neige et ne suis pas éternelle et je l’ai toujours su Dans quelques jours je serai Eau, eau chantante eau chatoyante eau du ruisseau et je coulerai jusqu’à la Mer pour m’y noyer Bonne nuit les Vivants, dormez gens de ce village que j’ai blanchi pour un temps Bonne nuit