Plus le monde est noir, noirci, carbonisé, troué, écartelé, éclaboussé de fureur et de sang, et plus nous devons, inlassablement, y remettre de la douceur et de l’amour. De même que l’océan intraitable détruit les digues, de même les fourmis, grain de sable après grain de sable, les reconstruisent. Sans espoir d’un merci ou d’un meilleur. Nous ne le faisons pas pour être remercié. Nous le faisons car c’est indispensable de le faire pour garder au monde, et aux terriens qui le peuplent, la splendeur mordorée de sa lumière. Anges de paix, c’est le moment de bosser.
Mon ange, ange-moi. Mon ange, déhanche-moi.
Il m’égrène dans l’oreille bribes de notes et des secrets ailés. C’est vrai, l’ange, ça serait si simple que ça ?
Je me dresse sur la pointe des pieds. Je me penche, mon ange se penche en même temps, mais il ne tombera pas. Les humains sont souvent en déséquilibre. Si les anges ne savaient pas garder le cap, les humains ne se relèveraient jamais.
Je tends mes doigts vers la poudre de l’espace. Les minuscules particules de lumière me traversent. Je bouscule délicatement du vert. Du vert bronze qui fait rebondir le vert de la pomme qu’un coquin a laissée rouler. Je lève la tête très lentement. Le bleu des libellules ourle mes yeux. Je glisse dans l’orange qui le cou me démange. Le gris des soucis souris serpente en moi. Le mauve m’encerne. J’arrache d’un coup le rose de la fadaise. Je tourne et tourne et tournicote. Les voiles des larmes violettes de tous les êtres blessés me tressent une écharpe améthyste. Le jaune de la peur qui paralyse coule dans mon dos. L’ange dit Avance, continue.
L’homme derrière moi se glisse au travers des draps gris qui sèchent dans le grenier où nous progressons difficilement et silencieusement. Les tissus, nombreux et imprévisibles, sont un obstacle ; ils nous gênent, glissent sur les fils, s’allongent, se déplacent. Sur la droite, je peux voir, dans le jardin en contrebas, que le jour est en train de déchirer la brume du matin. J’approche d’une porte. Je cherche un interrupteur. Je le trouve et dis à faible voix, presque pour moi Bon ben j’allume ! Derrière moi, j’entends l’homme qui dit Bo dé zaloum. Je rebrousse chemin pour le retrouver dans le piège des tissus. En écartant un voile, je le trouve, il est là. Son visage du bout du monde semble épuisé. Je répète Bon ben j’allume , il dit Bo dé zaloum. Moi, J’allume ! Lui, Zaloum ! Il esquisse un sourire. Je m’approche de lui. Dans la pénombre, je vois l’éclat d’une grosse larme oeil-de-tigre qui coule son oeil gauche et grossit. Je l’étreins, il me serre dans ses bras. Nous restons là, à nous bercer. Quand je relève la tête, la larme a grossi sur sa joue. Elle s’est figée, comme se fige une goutte de confiture sur la cuiller quand elle est prête à mettre en pots. Je regarde à l’intérieur de la larme convexe.
Une steppe rouille, déshydratée. Devant un buisson d’épineux, un soldat des temps anciens me regarde sans ciller. Il porte une armure souple en cuir, une lance à la main, de longs cheveux tressés. Un asiate sûrement. Puis, il disparait sans un son.
J’entre dans la larme. Au sol, je devine un mouvement dans le sol blond. Une tête, avec des cheveux roux, me sourit. Cette tête a des oreilles-bras qui bougent dans le vent. Sous la tête, y a-t-il un corps ? Une femme traverse de gauche à droite, un jeune adolescent de droite à gauche. Nul ne parle. Quand ils passent devant moi, ils me regardent. Un tamtam au loin. Des hommes tamponnent délicatement des étoiles qui deviennent le souffle des hommes sages sous les baobabs. Des séquoias crachent leurs graines dans la braise, les écorces se craquent et peut commencer leur lent travail de germination dans les collines boisées. Des arbres immenses, petits, minuscules, larges, maigres, lâchent le sol, se dressent sur la pointe de leurs racines et entament une ronde devant des lions pensifs. Les conques brament dans les océans sous les ventres du peuple primitif des baleines et des dauphins. Je marche vers les énormes vagues salées, elles sont froides. Comment traverser ce mur noir d’eau en folie ? J’hésite. L’ange dit Ne te retourne pas, avance. Je ne peux pas. Avance. J’avance. Le mur menace m’engloutir, je ferme les yeux. Quand je les rouvre, j’ai les bras autour du cou d’un grand cygne rouge qui bat puissamment de ses ailes au-dessus de l’océan en furie.
Dans le bercement élastique et répété des ailes, je m’endors d’un sommeil de plumes.
Je marche sur un sol de plus en plus chaud. Les crevasses laissent éclater des fumerolles, bubons de lave qui pue. Mes chaussures se craquellent. Un vent violent me pousse dans le dos, je fonce vers un puits rougeoyant. Je tente de freiner. Je m’accroche à des touffes végétales. Je résiste comme je peux mais une main brûlante et géante me jette dans le brasier. De maigres créatures grimaçantes m’attrapent, arrachent mes cheveux. Je suis catapultée et rebondis sur les flancs et les ventres de monstres en lambeaux. A chaque bond, mon corps se disloque. Je n’arriverai jamais à me reconstituer. Je rattrape au vol un de mes bras, mon foie, un oeil. L’ange Ne t’arrête pas, je m’occupe de ton corps. Quand j’émerge, épuisée, de l’autre côté, je suis intacte.
Une chamelle, moribonde, décharnée, tente d’allaiter ce que je crois être un minuscule chameau. Approche et regarde, me dit l’ange. J’enjambe des bouts racornis de cuirs d’animaux desséchés par trois soleils implacables. Je me penche vers les tétons sans lait. Une minuscule fillette me regarde. Je fais demi tour. Une femme surgit de dessous l’animal qui pousse son dernier soupir, me donne un coup de poing qui me colle au sol. Je me relève, la tête en sang. Près de moi, la minuscule fillette aux grands yeux gris. La femme crie vers moi des mots que je ne sais déchiffrer. Elle te dit de prendre la petite. Je cale mon léger fardeau sur mon dos et continue ma marche.
D’un bateau, dans le ciel, sont largués des humains multicolores. Ils s’écrasent en hurlant. Je ferme les yeux et cours droit devant. Ouvre les yeux. Autour de moi, à des kilomètres à la ronde, je découvre un spectacle d’horreur, des corps émiettés, déchiquetés, étêtés, arrachés. Le sable boit le sang et devient orange, spongieux. Pétrifiée, je n’esquisse plus un geste. Prends les enfants. J’en ai déjà une, que je réponds à l’ange. C’est comme s’il me guidait dans le charnier tout frais. Chaque fois que je m’arrête auprès d’un cadavre, il y a un tout petit enfant. J’en ramasse deux, puis cinq, puis trente. On doit bordurer la centaine. Puis, je ne compte plus. Je ne les sens pas sur moi, ces loupiots. Ils sont légers comme l’écume.
Je m’asseois, rincée. Les enfants, blottis contre moi, les uns contre les autres, fredonnent, bourdonnent. S’élève de ma gorge un chant ancien que je connais pas, dans une langue que j’ignore. Descend alors une écharpe d’étoiles qui nous borde tous. Nous nous endormons.
Quand nous nous réveillons, le lendemain matin, autour de moi, il y a environ trois milliers de gamins silencieux et nus qui me regardent de leurs grands yeux de vieillards. Prends les. Je les hisse et les cale comme je peux. Je m’aperçois que mon corps a grossi, s’est agrandi, a forci. Les enfants trouvent des cachettes dans les replis dans ma peau. Si je croisais quelqu’un dans le désert maintenant, il ne saurait pas que j’héberge ces milliers de petits êtres sur moi.
Un homme se tient devant moi. Ses yeux sont blancs. Il se couche devant moi et me dit que je vais devoir le tuer pour nourrir les enfants. Comment sait-il que j’ai des enfants à nourrir ? Je le dépasse. Le vieil aveugle est déjà au sol, devant moi. Je cours, le même manège se répète. Arrière, être maléfique, fichez-moi la paix ! que je lui crie. Tue-le et mange-le. Je ne peux pas tuer un être humain. Si tu ne le fais pas, des milliers d’enfants vont mourir. Je ne peux pas tuer. Vous allez tous mourir. Je ne peux pas.
L’homme me suit, je le suis, il me suit, nous nous suivons. Des grappes d’enfants à ramasser sur le chemin qui viennent s’agglutiner à ceux qui sont déjà sur moi. Les enfants sont fatigués. Ils dorment la plupart du temps. Je leur fais sucer des petits cailloux du désert pour tromper la soif. Chaque caillou qu’ils recrachent forme un chemin rubis derrière nous. Je n’en peux plus. Avance, dit l’ange. Ta gueule l’ange tu ne me sers à rien dégage ! Mes pied sont en sang. Le chemin rubis est rouge de mon sang. Encore quelques milliers de petits bouts d’homme, de plus en plus petits.
Puissé-je être le protecteur des abandonnés
le guide de ceux qui cheminent
et pour ceux qui désirent l’autre rive
puissé je être le vaisseau la barque le pont
Une colonie de fourmis traverse le chemin, plus loin. Immenses fourmis, immensément nombreuses, une armée aux mandibules claquantes. Pas de place pour se cacher. Elles sont nous voir, nous trouver, nous boulotter. Où mettre les enfants ? Je rebrousse chemin et me dirige vers le lit d’un ruisseau sec. Je fais glisser tous les enfants vers un trou dans le sol, caché par des pierres. Je reviens vers les fourmis. Je m’allonge au sol, entre les animaux et le lit de la rivière. Elles m’ont vue. Elles galopent, en rangs serrés, clac ! clac ! mandibules en avant. Je ferme les yeux.
Quand je les rouvre, je vois le vieux allongé au sol, entre les fourmis et moi. Je me demande s’il a une parole définitive à dire car il va bientôt mourir. Il fait non de la tête. Je m’accroupis et embrasse ses joues rugueuses. Merci.
Je pars en courant me cacher près des enfants. Je vois les fourmis approcher du vieil homme. Celle de tête s’arrête, frotte ses pattes, donne une information aux autres fourmis. Puis, elle balance un énorme jet d’acide formique sur la tête du vieux. Il ne bronche pas. Toutes encerclent l’homme et, ardemment, gloutonnement, pinces en avant, approchent et commencent de le sucer. Il ne dit rien. Je rampe dans le lit, rejoins mes enfants, colmate l’entrée du trou avec les pierres. De nouveaux enfants se faufilent juste avant que les pierres ne se referment. La vision du vieil aveugle m’obsède. Tu ne l’as pas tué il s’est sacrifié, dit l’ange. Tais-toi l’ange tais-toi.
La nuit, j’entends comme des coulées d’eau, des glouglous, des cascades, des gouttes de pluie. Je suis trop fatiguée pour ouvrir un oeil. Je rêve. Je rêve que le ruisseau se reforme et que nous allons être engloutis. Mais je ne peux bouger l’ombre d’un membre. A leur souffle apaisé, je sais que les enfants dorment tranquillement. Les bruits s’intensifient, le ruisseau devient torrent, rivière, fleuve. Mon corps s’est fait planches, liens, radeau. Nous flottons sur un fleuve jaune, charriant des fourrures, des charognes, des troncs. Le fleuve se jette dans une mer pisseuse. Ca et là, nous apercevons des carcasses de navires échoués dans une poisseuse mélasse, des corps putréfiés, mains dressées vers le ciel, implorant de l’aide ou un pardon. Des remous, des vagues, des creux. L’horizon s’est cassé. Il n’y a plus rien. La chute. Nous plongeons.
Quand j’ouvre un oeil, nous sommes au flanc d’une montagne. La nuit est zébrée d’éclairs. l’ouragan fait rage-orage. Les enfants pleurent. Toutes les larmes de ces milliers d’enfants créent une buée et des nuages, et ce collier argenté autour du sommet attire encore et encore des enfants. Mais d’où sortent-ils tous ? Je ne peux plus bouger. Je ne sens plus mes bras, mes jambes, mes yeux, mon visage, mon torse. Je suis engourdie. Solidifiée. Immuable. Je vois des lumières, des fruits, des lits. Un feu bienveillant dans une caverne qui réchauffe les enfants. Des draps légers pour les couvrir. Les petits sont lavés, habillés de frais. Ils mangent des galettes et du miel.
Puissé-je être l’île de ceux qui ont besoin d’une île
la lampe de ceux qui ont besoin d’une lampe
le lit de ceux qui ont besoin d’un lit
Je ne peux plus bouger. Je suis devenue une montagne. Les enfants sont sauvés. Je peux m’endormir, un sourire aux lèvres. Mais comment sourit une montagne ? Dors, dit l’ange. Dors.
Et la montagne sourit.
https://www.youtube.com/watch?v=3SkMB_NUVLw
Ce morceau de musique a été utilisé par Kurosawa, dans son dernier film, Vers l’autre Rive. Kurosawa, c’est un ange. Son film est une lente plongée dans le pardon et dans la compassion.
Les anges ne savent pas toujours qu’ils sont des anges. Certaines musiques ont été écrites par des anges, c’est sûr. Des anges aux doigts sensuels et agiles qui savent caresser les touches d’un clavier comme le fait l’amant qui caresse le corps aimé.
D’où leur viennent ces beautés, ces grâces, ces éclats de nacre, ces fraîcheurs de cascade, ces magies ? Quelle étoile a saupoudré d’or ces musiques qui nous envolent ?
Que les anges aux doigts magiques nous enchantent et nous relient.