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Toulouse, 19 novembre : la mise en scène de Léna Paugam (Cie Alexandre) du texte Pour un temps sois peu de Laurène Marx est accueillie pour la seconde et dernière fois au théâtre Sorano. Nous organisons une action artistique et politique en parallèle, sur le parvis du théâtre. Après les deux interprétations simultanées (Alice Needle dehors, Hélène Rencurel dedans), un débat commence en bord de scène dans la salle du Sorano. Lucas Bonnifait, directeur du Théâtre 13 à Paris, qui y assiste, est saisi d’une prise de conscience.
Quelques jours plus tard, le Théâtre 13 annule les deux semaines de représentation du spectacle de la Compagnie Alexandre, prévues en janvier.
L’attente n’est pas longue avant que les médias s’emparent de l’affaire. Leur point commun ? Une maximisation de notre rôle accompagnée d’une minimisation de notre parole. Télérama et Libération iront jusqu’à déformer nos mots, nos actes et nos intentions, sans jamais nous solliciter.
Que les choses soient claires
Durant le débat, aucune menace n’a été proférée. L’annulation du spectacle n’a pas été demandée non plus. Notre action n’était pas une manifestation. Nous avons expressément demandé à ce que personne ne perturbe la représentation de la Compagnie Alexandre à travers un communiqué, validé par le théâtre Sorano.
Notre équipe n’a pas rencontré Lucas Bonnifait non plus : la déprogrammation est bien le fruit d’une concertation entre l’équipe du Théâtre 13 et celle de la Compagnie Alexandre.
Nous n’avons pas à porter la responsabilité d'une décision qui n'est pas la notre.
Nous comprenons que la vision que nous portons ébranle les certitudes des acteur·ice·s du secteur du spectacle vivant, et ne pouvons qu’accompagner au mieux la prise de conscience. Et ici, il ne s’agit pas d’un débat d’idées sur l’Art, mais bien du concret de nos existences.
Nous énonçons ici un fait.
Sur scène et en dehors, les personnes transgenres sont écartées de la conversation.
Télérama et Libération en fournissent une démonstration aussi claire que décevante : nous ne sommes sollicité·e·s à aucun moment, et des informations simplement mensongères sont diffusées à notre propos. Nous sommes sidéré·e·s par de tels manquements déontologiques, quelle que soit la question idéologique. Nous déplorons également le manque de visibilité accordé à la parole de Laurène Marx, qui n’a d’ailleurs pas été concertée avant la déprogrammation de sa pièce.
Remise en contexte
En juin dernier, les artistes Antonin Paris, Opale-Abbygaïl Poleya et Alice Needle présentent à La Cave Poésie, à Toulouse, une lecture théâtrale de la fiction autobiographique de Laurène Marx. Iels tentent de compenser le manque de temps, de moyens et d’espaces pour leurs répétitions, par un profond désir scénique : faire entendre Pour un temps sois peu, créer des endroits de confluence entre les vécus transmasculins et transféminins, jouer, jouer, jouer. Et ça marche. C'est une ébauche, certes, mais le public est saisi, les lectures se poursuivent.
C'est déjà un défi à relever, car peu en importe le dessein, les premiers pas dans le monde professionnel des personnes trans ne peuvent se faire sans le prisme de la transphobie. Alice Needle le sait bien, elle sort tout juste d’une formation théâtrale où le manque de moyens accordés à l’inclusivité l’a profondément esseulée. Alors, quand les artistes apprennent qu’en parallèle de leur lecture, sera interprété le même texte par une femme cisgenre, c’est un constat doux-amer.
Passée la joie de voir ces mots grimper sur des planches officielles, reste le sentiment d’injustice.
Dans l’art, la transidentité inspire
C’est que des productions à ce sujet, à la scène comme à l’écran, il en fleurit jour après jour : en février de la même année, la Cave Po’ accueille Le Mardi à Monoprix d’Emmanuel Darley où Guillaume Langou interprète un rôle de femme transgenre ; deux ans auparavant, le film A Good Man de Marie-Castille Mention-Schaar met en scène la parentalité d’un homme transgenre, joué par Noémie Merlant ; à plus grande échelle, en 2015 le rôle de Lili Elbe, personne intersexe et femme transgenre, est confié à Eddie Redmayne dans The Danish Girl (il avait d’ailleurs, quelques années plus tard, exprimé son regret d’avoir accepté le rôle, qui selon lui aurait dû revenir à une femme trans, tiens tiens…).
Oui mais.
Il y a une limite à s’inspirer d’une population qui expire. Puiser son imaginaire dans le réel de personnes marginalisées, c’est prendre le risque de recevoir les réactions de ces dernières, d'être bousculé·e dans ses fantasmes, d’être contraint·e à prendre publiquement position sur des quotidiens inconnus, en devant affirmer à tâtons.
Et, pour défendre ses intentions, de se réfugier dans la répétition incessante des arguments consensuels : liberté d’expression, accusation d’ingratitude, dénonciation de censure.
Pour nous, chaque fois la même fatigue à lutter sur ces terrains, chaque fois la même fatigue à retourner dans les marges une fois les caméras détournées.
« La liberté des un·e·s s’arrête là où commence celle des autres » est un adage bien connu, et tout aussi bien appliqué : la liberté des personnes cisgenres ne s’arrête pas, puisque celle des personnes transgenres peine à commencer.
Préparer la piqûre

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Alice Needle et Antonin Paris se concertent, cherchent, trouvent : la lecture théâtrale d’Alice Needle sera assurée sur le parvis du théâtre pendant que la mise en scène de Lena Paugam aura lieu sur les planches.
Nos mots sont prononcés dans les théâtres, mais nos corps, nos présences sont coincées à l’extérieur.
Un appel à soutien est lancé sur les réseaux communautaires, une dizaine de personnes rejoindront la préparation de cette action certes politique, mais surtout, artistique.
Un communiqué est envoyé au théâtre Sorano, à Lena Paugam et à Hélène Rencurel. Une entrevue de deux heures a lieu avec l’équipe de Sébastien Bournac et quatre d’entre nous. Malgré une tension inévitable au vu du contexte, les paroles échangées sont courtoises. Nous sommes absolument transparent·e·s sur la dimension non-violente de notre action, ce qui semble soulager nos interlocuteur·ice·s. Nous tâchons de nous écouter, de nous rencontrer, d'évaluer les enjeux respectifs et de compatir. Nous terminons par poser des actes ensemble :
- Un temps d’échange public en notre présence lors de la seconde représentation aura lieu. Lex Frattini (de l'association « La Petite ») en sera le médiateur.
- Cinq membres de notre équipe se rendront gratuitement le 18 novembre pour assister au spectacle de la Compagnie Alexandre.
- Nous proposons de rédiger un appel à la non-violence, qui sera validé par le théâtre Sorano.

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Chacun·e paraît prendre soin de ne pas perturber son interlocuteur·ice avec les émotions engendrées, grâce à des échanges réguliers sur le déroulé de notre action et de sa préparation.
Parce que ce 19 novembre, nous allions devoir piquer ce qui s’imagine si souvent intouchable.
C’est pour notre bien (cis comme trans)
Une piqûre, ça fait mal. Une piqûre, ça fait peur.
Pourtant, une piqûre, c’est parfois nécessaire.
Ici, il s’agit d’un simple rappel.
La société a commencé à se soigner de son infection cisnormative.
Nous, trans, accédons doucement à une existence hors de ses idées, hors de ses fantasmes, hors de ses histoires et de son DSM-5*.
Une existence matérielle, visible et concrète.
Tandis que nous gagnons le nom de « personnes », vous gagnez un adjectif, « cis », et perdez en universalité.
Le déséquilibre s’amoindrit, et nos regards se croisent.
Nos remèdes opèrent doucement, nos maux sont rapportés, on leur accorde de la valeur, on les relaie.
On interprète nos mots sur une scène.
Et nous nous réjouissons de cet apaisement symptomatique, mais restons lucides sur la distance qui sépare le monde d’une réparation.
C’est pour cette raison que nous avons décidé d’injecter le théâtre.
Le monde du spectacle a besoin, comme tous les milieux, de sa dose de remise en question.
Le principe actif que nous cherchons à administrer provoque une recontextualisation à travers la réalité matérielle.
Dans ce cadre, il cible précisément l’illusion d’omnipotence dont souffre le théâtre institutionnel.
Celui-là même dont nous avons choisi d’occuper le parvis.
Une cinquantaine de personnes à l’écoute d’Alice Needle, clamant le texte de Laurène Marx par 5°. Ce soir-là, il y a aussi des voix trans, des corps trans, des performances improvisées, des dents qui claquent de froid et des fesses meurtries par l’asphalte, mais personne ne part.
Personne.
La représentation à l’intérieur se termine, nous pouvons rentrer dans le théâtre.
L’atmosphère est tendue. Arrivé·e·s à cet endroit du chemin, à ce bord de scène, nous comprenons que pour l’équipe du spectacle et du Sorano, il soit difficile de revenir sur ses positions.
Le fossé se creuse au fil des questions posées par le public et Alice Needle est loin d’omettre ce contexte. Elle tempère en affirmant : « Je ne suis pas contre vous. Le théâtre Sorano met en place des initiatives inclusives qu’il faut saluer. Je veux simplement vous dire, en tant que femme transgenre, que cette mise en scène me fait du mal. C’est une information que je vous laisse le soin de prendre en compte, ou pas. »
* Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux
Et maintenant ? La conversation a disparu
Peut-on parler d’une « triste affaire dont personne ne sort gagnant·e » comme le fait Télérama ?
Alors non, pas pour nous. D'abord parce que l’existence même d’un·e « gagnant·e » nous place en rivalité directe avec le théâtre Sorano et la Compagnie Alexandre, et que nous refusons une fois de plus cette narration.
Ensuite, et bien que nous imaginions que ces mots soient compliqués à entendre pour ces dernier·e·s, nous affirmons que si l’intention fondamentale portée par cette mise en scène était de visibiliser les personnes trans, le pari est réussi. Nous leur témoignons ici notre gratitude, s'iels sont en mesure de la prendre.
Le focus médiatique est par ailleurs resté sur l’annulation du spectacle, mais nous voulons attirer l’attention sur ce que celle-ci permet.
« Afin de ne pas éviter le débat que soulève ce spectacle et de donner la visibilité légitimement demandée par les artistes trans, l’équipe du Théâtre 13 travaille sur un temps fort de rencontres, de tables rondes et de débats qui auront lieu en janvier prochain autour des questions de représentations et de visibilité des personnes trans dans le spectacle vivant en lien avec des associations LGBTQI+ et des acteur.rice.s du secteur du spectacle vivant. » lit-on dans le communiqué du Théâtre 13.
C’est de cela que nous nous réjouissons. De nous sentir entendu·e·s. Vraiment entendu·e·s. Pas de l’annulation, pas de la confrontation, ni de la tension, ni de la violence qui a pu être ressentie par nos remises en question.
Nous nous excusons pour la piqûre, mais ne regrettons pas l’injection.
Et parce que nous ne cesserons de restituer les témoignages de nos conditions matérielles d’existence, nous tenons à attirer l’attention sur le fait qu’une personne y est ici particulièrement perdante : l’engagement financier du Théâtre 13 à la Compagnie Alexandre est maintenu, mais Laurène Marx ne bénéficiera pas des 3000 euros de droits d’autrice qu’elle aurait dû recevoir (source Télérama).
Ainsi, nous ouvrons une cagnotte de soutien visant à la dédommager. Nous espérons que celle-ci permettra de compenser au moins en partie ce dont elle a injustement fait les frais.
L'équipe d'organisation de Piqûre de Rappel
Lien de la cagnotte : https://www.leetchi.com/c/annulation-de-pour-un-temps-sois-peu-dedommagement-a-laurene-marx
Pour comprendre la situation initiale à travers trois articles de presse nationale :
Le Figaro (accès libre) https://bit.ly/3YnIVCt
Libération https://bit.ly/3WjmE71
Télérama https://bit.ly/3VfRo80
Pour s’informer sur les représentations trans:
https://representrans.fr
Points de vue de personnes concernées :
Tribune de Laurène Marx
https://bit.ly/3BUEp4Z
Tribune de Flor Paichard
https://bit.ly/3HC6Wji
Événement initial devant le Sorano, appel d’Alice Needle
https://bit.ly/3Wi1dmX
Tribune de Romain Nicolas
https://bit.ly/3HEokUI
Article critique écrit par Rachel Garcia suite au spectacle et au débat au Sorano
https://www.facebook.com/1120984564/posts/pfbid02aWLZ6dpsvuXBqBvn5WM8DN8MkhtgzpeRUWkzUGnmT59d3RJRxicxQhEHqwJ7bGWkl/
Tribune de La Petite
https://bit.ly/3ViJHhx
Compte instagram de Laurène Marx
https://www.instagram.com/laurenemarx/
Pour approfondir à travers des documentaires radio :
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-les-transidentites-racontees-par-les-trans