Emmanuel Macron n’a pas attendu pour signer et promulguer sa loi Retraites, à peine quelques heures après la décision du Conseil constitutionnel. Lundi déjà, à peine trois jours après cette énième provocation, cet incommensurable mépris, il veut nous parler du haut de sa tour d’Ivoire, du haut de sa « pensée complexe ».
Ça ne m’étonne pas.
Va-t-il nous dire qu’il est toujours prêt à « endosser l’impopularité », qu’il est conscient de l’effort qu’il nous demande encore et encore ? Va-t-il nous dire que, cette fois-ci, promis, il va changer de méthode ?
Mais quelle est la méthode « Macron » ? Je ne vois pas, si ce n’est qu’elle ne change jamais.
Là encore, la réforme des retraites en a été un nouvel exemple, et dans une version encore pire.
Macron voulait sa réforme, et pas n’importe laquelle, sa réforme des retraites, comme ceux qui, avant lui, avait leur jouet. Il semble que, à chaque mandat, il faut une réforme des retraites, comme la solution à tous les problèmes, à la crise, à la dette publique, au chômage, au réchauffement climatique, etc. M. Macron veut faire comme Sarkozy ou Hollande, mais en pire : détourner le regard du réel, de la réalité, de la profonde crise sociale, économique, démocratique et environnementale, et ce, au mépris de toutes les oppositions.
Malgré toutes les alertes contre un système, une démocratie, une planète à bout de souffle, non, M. Macron ne comprend pas que c’est plus profond que ça, que c’est une refonte du système, une révolution, une réforme structurelle qu’il nous faut, un changement de modèle pour enrayer la marche du réchauffement climatique, de la destruction des écosystèmes, de l’incendie de notre maison, du déclin de notre démocratie, de la banalisation de l’extrême-droite, du retour d’années sombres de l’Histoire qu’on croyait à tout jamais derrière nous (mais l’Histoire se répète).
Non, M. Macron ne comprend pas que c’est plus profond que ça, que la mobilisation contre sa réforme des retraites, ce n’est pas juste la « foule » qui ne veut pas travailler deux ans de plus, (deux petites années de plus dans une vie, ce n’est rien, non ? Bien sûr que ce n’est pas rien), c’est plus que ça : c’est une opposition à tout ce qu’il représente, c’est un peuple, qui en a ras le bol, qui, au-delà des désaccords internes, des divergences d’opinions, de son hétérogénéité, en a marre d’être nié, négligé, méprisé et de parler dans le vide, c’est un peuple qui ne supporte plus de passer derrière les intérêts économiques, les marchés, les élites économiques, culturelles et politiques, le libéralisme, le capitalisme, pour lesquels triment toujours les mêmes, pour que s’enrichissent toujours les mêmes.
Non, M. Macron, ce n’est pas seulement votre réforme des retraites qui fait lever autant de boucliers : c’est votre hypocrisie, votre attitude, votre mépris du peuple, de la démocratie, des institutions, c’est le gigantesque fossé que vous creusez entre vos discours creux, plus lyriques et pédants que profonds, et vos actes depuis ces six ans de mandat. Vous répétez que vous allez changer de méthode, que le peuple n’a pas compris votre pensée, que vous avez mal expliqué : au risque de vous étonner, nous vivons dans un monde très informé, ayant à disposition pléthore d’études et d’expertise, d’institutions, de syndicats, d’associations, qui existaient avant vous, pour étudier la question sans votre aide, sans votre « pensée complexe », qui ne me paraît pas très complexe, en fin de compte, pour ignorer autant d’expertises, de syndicats, de porte-paroles du terrain, de scientifiques, que ce soit dans le domaine des retraites ou dans d’autres domaines comme l’environnement (au bout de combien de rapports du GIEC allez-vous enfin pouvoir prédire la crise climatique ?).
Plus exactement, ce n’est pas que M. Macron ne comprend pas, c’est qu’il a finalement toujours fait ce qu’il voulait, parce qu’il le peut, parce que légalement il le peut, parce qu’il confond légalité et légitimité.
Ses derniers propos publics ont souligné que sa légitimité était totale parce qu’il avait été élu légalement et que ses réformes, dont celle des retraites, étaient ainsi légitimes.
Or, comme l’explique l’historien et sociologue Pierre Rosanvallon dans un entretien au « Monde » le 24 février dernier, M. Macron confond légalité et légitimité, ou plutôt deux sources de légitimité distinctes, qui ne marchent pas l’un sans l’autre. La première tient de la légalité procédurale – et M. Macron en bénéficie, en ayant été élu démocratiquement, selon les procédures en vigueur ou en ayant fait adopter sa réforme des retraites avec les moyens dont il disposait par la Constitution actuelle (Quand est-ce qu'on passe à la VIème République ?) – mais la seconde a une origine plus large, non pas juridique mais sociale, voire morale, que M. Macron sous-estime, voire ignore. Pierre Rosanvallon explique que cette légitimité « désigne, non pas un statut ou une procédure, mais ce qui est perçu comme juste et conforme à l’intérêt général ».
Avoir une vision politique à soi, quand on devient Président de la République, est plutôt légitime en soi, mais l’imposer sans écouter les représentant-es du peuple, les contre-pouvoirs, les expert-es, les syndicats, les associations, les militant-es, voire ses propres institutions, est une démarche profondément antidémocratique et ne peut gagner la légitimité sociale.
En six ans de mandat, Macron n’a fait qu’imposer sa « vision », sa « pensée complexe », que décidément lui et le Gouvernement ont du mal à nous faire comprendre, à l’évidence, au point que je me demande pourquoi il a voulu être Président de la République dans une démocratie comme la nôtre.
Quelle idée de la démocratie Emmanuel Macron se fait-il, s’il ne fait que ce qu’il veut ?
Or, M. Macron fait cavalier seul, et il aime ça. Peu importe la démocratie. Peu importe le peuple, ou plutôt ce qu’il confond avec la foule. Quelle manière commode de dépolitiser le peuple, de minimiser sa place, sa symbolique, sa valeur politique ! Il méprise même notre Histoire.
Ce n’est pas la première fois qu’il méprise tout ce qui peut contredire son programme, sa « pensée complexe » : depuis sa première élection, il refuse la concertation, organise des débats nationaux (quasi fictifs) pour ne prendre que ce qui lui plait, considère le Parlement comme une chambre d’enregistrement, censée valider ses politiques sans broncher, envoie les membres de son camp sur le « front », laisse un ministre de l’Intérieur faire la guerre qu’il aime faire contre la « foule », refuse la confrontation avec les journalistes, ne consulte pas les syndicats, préfère s’exprimer dans un magazine pour enfants ou choisir quelques encarts ponctuels à la télévision, quand Jupiter ou Dieu a choisi de descendre sur Terre, pour soigner ses annonces. Macron choisit, Macron décide, Macron fait, quitte à « endosser l’impopularité » et nier les oppositions, les contre-propositions, la volonté du peuple, les contre-pouvoirs.
Oui, il aime ça, faire cavalier seul, et ça se voit. Dans son attitude, dans ses discours, dans ses mots même.
Sa dernière intervention du 22 mars dernier, au 13h sur France 2 l’a aussi montré.
« Je suis à l’œuvre, pour pouvoir faire ce qu'on doit faire... »
« Si je devais endosser l’impopularité, je le ferai ».
« Au moment où je vous parle, est-ce que vous pensez que ça me fait plaisir de faire cette réforme ? Non. »
Ces propos sont révélateurs d'un certain état d'esprit : Macron se voit en homme providentiel, qui va sauver la France, même contre elle-même, surtout contre elle-même, parce qu’il sait mieux qu’elle‑même le bien du pays : il adopte la posture paternaliste.
Il l’a toujours fait : sa première élection s’est fondée (en apparence) sur l’image de l’ « homme providentiel », qui vient sauver la France (alors que tout le monde sait que si François Fillon n’était pas tombé avant et que si la menace du RN au pouvoir ne pesait pas sur ces élections, il n’aurait sans doute pas été élu).
Mais la France n'a pas besoin d'être sauvée, ni par une force extérieure, ni par un seul homme par qui viendrait le miracle, le sauvetage, la délivrance. La France se sauve toute seule, à plusieurs, dans la concertation et la participation des citoyen-ne-s. Mais Macron l'a oublié, ou ne veut pas le voir plutôt : il justifie sa réforme par des enfumages, des confusions, quand il ne s'agit pas de mensonges ; il la justifie par la dette publique, le déficit, quand en face, rien n'est fait pour stopper la course folle du capitalisme et du libéralisme. Il ne la justifie ni par la volonté du peuple qui l'a élu (il n’a pas obtenu une majorité de ses voix en faveur de sa réforme des retraites lors des dernières élections, ni par un constat sans appel et documenté, ni par un projet qui corrigerait les inégalités actuelles et les carences du système de retraites.
Macron se présentait comme gaulliste, comme celui qui serait au-dessus des partis politiques, mais à force de monter, il s’est déconnecté des forces vives du pays, des voix politiques et de son peuple.
Or, je ne savais pas qu’on avait changé de régime : la France est une République ET une démocratie. Elle n’est ni l’une ou l’autre, elle est les deux. Si la philosophie moderne a pu les opposer, en France, les deux ne marchent pas l’une sans l’autre. Quand la République désigne une forme de gouvernement non héréditaire, où le peuple élit ses représentant-es, et qui consiste à placer au-dessus des intérêts individuels un bien commun, l’intérêt général (« chose publique » en latin), la démocratie, quant à elle, représente une façon de gouverner qui consiste à donner le pouvoir au peuple souverain de faire les lois, que ce soit directement ou par des représentant-es élu-es, et lui garantit une protection contre les dérives tyranniques ou autoritaires. Une République n’est pas forcément démocratique et peut entrer en contradiction avec les garanties démocratiques, c’est bien pour cela que la Constitution française du 4 octobre 1958 énonce, dans son article 1er et son article 3, que la France est une république démocratique et que le peuple est souverain.
Mais M. Macron, en tant que Président de la République, ne nous protège pas des dérives autoritaires et tyranniques.
En appliquant deux poids deux mesures entre les militant-es d’extrême-droite et les militant-es de gauche et écologistes, en étant mou avec les premiers et en diabolisant les seconds, surtout par l’intermédiaire d’un ministre de l’Intérieur, dont il ne tient pas la bride, il porte un énième coup à la démocratie.
Si M. Macron ne voit pas de gravité à poursuivre et nourrir la banalisation des idées de l’extrême-droite, en diabolisant la gauche, dont les écologistes, menaçant davantage son libéralisme et son capitalisme adorés, c’est qu’il n’est pas attaché aux valeurs qu’il est censé défendre en tant que Président de la République : l’égalité, la liberté, la solidarité, l’état de droit, etc. autant de valeurs que l’extrême-droite veut mettre à mal. La diabolisation des militant-es de gauche, écologiques, antiracistes, antisexistes, etc., qualifiés de « terroristes intellectuels » (propos de Gérald Darmanin dans le JDD du 2 avril dernier), vient museler la parole dissidente, l’opposition au programme politique de M. Macron et de son Gouvernement, quand, en face, les idées de l’extrême-droite, jusqu’à son vocabulaire, sont reprises dans les médias dominants, tenus par les mêmes élites (M. Bolloré, notamment) ou par les responsables politiques de la majorité parlementaire et le Gouvernement, et donc, se banalisent, se normalisent dans la population.
Si bien qu’on observe un glissement du curseur politique vers la droite, même si cela ne date pas de Macron, il n’a fait que l’aggraver, en persistant à qualifier presque toute la gauche d'extrême‑gauche ou d'ultra-gauche. Aujourd'hui, défendre ses droits est presque devenu délictueux ou immoral, comme aller manifester pour ses droits ou pour s’opposer à un programme politique.
Ce n’est pas le seul coup que M. Macron porte à notre démocratie, il le fait aussi en confondant son programme politique avec le bien commun censé définir notre République.
Or la République ne fait pas de politique, elle n’est d’aucun camp, mais doit être dans le camp de tous et toutes, car elle désigne la chose de tous, un bien commun à toute la population, elle n’est justement pas la chose d’un seul (cf. Armel Le Divellec et Michel de Villiers dans leur Dictionnaire du droit constitutionnel) : elle est ainsi une forme d’organisation de l’État qui exclut l’appropriation du pouvoir par une seule personne. Pour cela, elle définit un bien commun surpassant tous les autres, les intérêts individuels. En France, ce bien commun peut être défini, à mon sens, comme l’intérêt général, un ensemble de valeurs qui garantit l’état de droit, la démocratie, l’égalité, la liberté, etc. : autant de valeurs définies par la Constitution elle-même, en ses articles 1er et 2ème.
Alors quand Emmanuel Macron nous impose son programme politique sans concertation, sans concession, dans le mépris du poids politique et légitime du peuple, mais aussi quand il contribue à la normalisation des idées d’extrême-droite, avec la complicité de son Gouvernement, sans nous garantir la protection contre les dérives autoritaires, les régimes tyranniques, il porte atteinte à la démocratie, mais aussi à la République. La République, qui justement exclut l’appropriation du pouvoir par un seul ou quelques-uns (autoritarisme ou oligarchie).
Son Gouvernement fait de même, adopte la même politique cynique d’imposer sa « loi » tout en se donnant le beau rôle en discréditant ses opposants. L’emploi du fonds Marianne en est un bon exemple, quand il aurait en partie instrumentalisé une cause légitime, pour derrière financer des actions visant à décrédibiliser les opposants politiques et conforter la position du parti de M. Macron pendant les campagnes présidentielle et législative.
Emmanuel Macron et sa famille politique préparent ainsi le retour d’années sombres de l’Histoire, en ne mesurant pas, voire en l’aggravant, la banalisation de l’extrême-droite et en diabolisant leurs opposant-es, dont les militant-es de gauche et écologistes.
Après tout ça, je me demande si, au fond, Emmanuel Macron a des convictions, hormis celles de protéger un monde coûte que coûte, fondé sur le libéralisme, le capitalisme, la recherche « souveraine » de toujours plus de profits et/ou de pouvoir.
Son comportement aussi égoïste, arrogant, méprisant et aussi aveugle à la volonté du peuple, à la « foule », comme il dit, me fait me demander s’il est réellement hautain et ignorant (de cette ignorance sociale, dont parle Pierre Rosanvallon dans son interview à Libération le 3 avril dernier) ou s’il s’agit d’une stratégie réfléchie ou les deux (je penche pour cette troisième option) : faire exploser le mouvement social, délibérément pour le décrédibiliser ensuite, pour protéger un système dont il fait partie – le néolibéralisme, le capitalisme, le patriarcat, la Vème République – un ordre établi qui se maintient en place. Je n’ai pas la réponse à cette question, mais, depuis sa première élection, il n’adopte aucune réforme politique, sociale ni environnementale qui soit structurelle, il n’enraye pas l’enrichissement des un-es et l’appauvrissement des autres, ne lutte pas contre les inégalités sociales, les aggrave même avec notamment sa réforme des retraites, fait toujours peser les piliers fragiles d’un système capitaliste et libérale qui s’effrite, sur les mêmes qui triment, sans que rien ne change, pour que les quelques pourcents les plus riches continuent à l’être, pour que la culture des uns domine celle des autres, pour que les mêmes élites restent les élites.
Et je me demande si son comportement n'est pas, au fond, symptomatique d'une fonction présidentielle personnifiée, à la dérive, dévoyée par la Vème République. Une fonction qu’il veut défendre à tout prix, envers et contre tout, parce qu’elle lui a permis d’en arriver là et de faire ce qu’il voulait, de suivre son programme, sa « pensée complexe ».
C'est bien pour ça qu'il a voulu être Président de la République dans une démocratie comme la nôtre ! Une démocratie où il a pu tirer tous les fils de la Vème République, employer tous les moyens à sa dispositions (le 49 al. 3 de la Constitution par exemple, le fait majoritaire qui consiste à bénéficier le plus souvent d'une majorité à l'Assemblée correspondant à sa famille politique, etc.). Une démocratie qui lui a permis, par son "parlementarisme négatif" (Armel Le Divellec), de pouvoir "gouverner sans légitimation positive de la part de la chambre principale du Parlement, l'Assemblée nationale". Armel Le Divellec explique en effet que c'était presque écrit d'avance, dans une Vème République où le fait majoritaire profite le plus souvent au Président, où la confiance envers l'exécutif est présumée acquise, par l'interprétation portée sur le premier alinéa de l'article 49 de la Constitution dès les années 1960, le faible probabilité qu'une motion de censure aboutisse (article 49 al. 2 et al. 3 de la Constitution) et l'absence d'obligation pour le Gouvernement d'obtenir explicitement un vote de confiance du Parlement, comme c'est le cas en Allemagne, si bien que, de facto, à l'aide des outils de la Constitution, le Gouvernement n'a pas besoin du vote des assemblées pour faire passer la majorité de ses projets de lois. La combinaison de ces caractéristiques de notre République profite donc au pouvoir du chef de l’État, bénéficiant du fait majoritaire, à tel point que, même sans majorité absolue à l'Assemblée, ces caractéristiques ont conduit à ce qu'un Gouvernement minoritaire, depuis 2022, puisse gouverner sans légitimité, ou du moins avec une légitimité fragile, conduisant à ce que le présidentialisme du chef de l’État soit "perpétuellement contesté" (Le Divellec).
En cela, Emmanuel Macron, qui n'a aucun scrupule à employer les failles actuelles de la Vème République, à profiter de ce parlementarisme négatif et de cette pratique présidentialiste de nos institutions, au nom de son projet politique, condamne sa légitimité fragile à être perpétuellement remise en question, au point de contribuer au déclin de notre démocratie et de notre République, pourtant fondées sur la confiance du peuple en ses représentant-es.
Macron va finir par casser son jouet.
Sources : Dictionnaire du droit constitutionnel d'Armel Le Divellec et de Michel de Villiers ; Interviews de Pierre Rosanvallon dans le Monde et Libération les 2 et 3 avril derniers ; https://blog.juspoliticum.com/2023/04/05/parlementarisme-negatif-gouvernement-minoritaire-presidentialisme-par-defaut-la-formule-politico-constitutionnelle-perdante-de-la-democratie-francaise-par-armel-le-divellec/