En décembre 2021, Charlotte Arnould révèle être la jeune femme qui a porté plainte contre l'acteur Gérard Depardieu, mis en examen depuis le 16 décembre 2020, pour viols et agressions sexuelles sur sa personne. Depuis, 13 femmes se sont manifestées pour l'accuser pour dénoncer des gestes et propos inappropriés à leur encontre (cf. Article). Depuis, le cinéma français reste silencieux, sauf pour dire que tout le monde savait mais qu'il ne se souvient pas, pour dire que Gérard, il est comme ça, pour dire surtout que notre Gérard national et international est « un homme sans tabou », qui « se moque de la bien-pensance » et dont la « voix sincère » « dérange un univers policé », comme le dépeint un portrait de 2018 dans le journal Le Parisien, cité par Marine Turchi dans son article "Gérard Depardieu, une complaisance française".
Fin septembre 2022, Julien Bayou démissionne de son poste de secrétaire national de EELV après la médiatisation d’une enquête de la cellule d'écoute de son parti sur son comportement envers les femmes. Un article de Reporterre fait état de plusieurs témoignages de femmes sur l'emprise et les violences psychologiques dont elles s'estiment être victimes de la part de Julien Bayou. Là aussi, les voix dirigeantes du parti dénoncent "un étalage de la vie privée" (Y. Jadot), un risque de "maccarthysme" d'après l'intéressé, dans une interview au Monde le 4 octobre 2022.
En janvier 2023, l'auteur de BD Bastien Vivès est mis en cause dans une enquête judiciaire pour diffusion d'images pédopornographiques, après le dépôt d'une plainte fin décembre de l'association Fondation pour l'enfance auprès du parquet de Nanterre et l'annulation de l'exposition "Dans les yeux de Bastien Vivès" au festival d’Angoulême. Là encore, les grands de son monde sont venus à sa rescousse : l'humoriste Blanche Gardin a défendu sa liberté d'expression, "certain·es ont également brandi l’éternel droit à « l’irrévérence »" comme le rapporte Ellen Salvi dans son article "L’affaire Bastien Vivès fait éclater la bulle du milieu de la bande dessinée", qui cite également l'auteur Loïc Sècheresse :"« Certains estiment qu’on évolue dans un milieu d’esthètes que les autres ne comprennent pas [ou] invoquent l’humour".
Plus récemment, à propos de son dernier film, Jeanne du Barry, mettant à l'affiche Johnny Depp mis en cause dans l'Affaire Depp/Heard (je vous invite à vous informer, notamment avec l'excellent reportage de Cécile Delarue pour La fabrique du mensonge "S3 : Affaire Johnny Depp/Amber Heard - La justice à l'épreuve des réseaux sociaux") pour violences conjugales, et ouvrant le festival de Cannes de 2023, Maïwenn, interrogée par Augustin Trapenard pour Brut, le 15 mai dernier, affirme que cela lui ferait « de la peine » si le « mouvement féministe radical » tentait de « gâcher la soirée » et qu'elle ne "cherche pas le scandale", qu'elle n'aime pas ça.
Un "univers policé", une "bienpensance", un "puritanisme", un "moralisme", un "maccarthysme" : voilà les accusations qui nous sont adressées quand on dénonce des comportements sexistes, des violences sexuelles, ou quand on demande plus d'exemplarité, d'éthique, en politique, dans le monde de l'art, du cinéma, de la culture.
Élites culturelles, élites politiques, (etc.) même combat.
En France, on a la passion de la transgression.
Mais pas de n'importe laquelle. Celle des militant-es féministes, écologistes, antiracistes, LGBTQIA+, etc. dans un contexte politique qui en parallèle, les diabolise en banalisant les idées d'extrême-droite, n'est pourtant pas autant acceptée ou vue comme telle. Nous n'avons sans doute pas la même définition de la transgression. Pour autant, nos élites françaises culturelles, politiques, économiques, aiment beaucoup parler de transgression, contre le politiquement correct, la bienpensance, le puritanisme, le moralisme. La moraline, comme disait l'autre (Philippe Sollers ou Jean Ristat ou tout autre fervent défenseur de la liberté de Gabriel Matzneff de violer des enfants et de l'écrire pour qu'ils puissent se repaître de leur sainte Transgression).
Les dominant-es aiment la transgression seulement quand elle vient de l'un des leurs. Par-là iels ne font que défendre leur liberté, et seulement la leur.
Or, invoquer la transgression lorsqu'il s'agit de violences sexuelles, d'actes pénalement répréhensibles ou, même, quand il s'agit, en dehors du cadre pénal/légal, de dénoncer des imaginaires sexistes, des œuvres qui ne sont socialement plus acceptables, ou de faire évoluer notre système de pensée, notre culture, notre société, c'est à la fois assumer d'enfreindre la loi, mais aussi se poser en seule voie éclairée de la société, en seule voie de progrès.
Dans sa définition la plus ancienne, la transgression désignait le fait de ne pas se conformer à un ordre établi, à la loi religieuse. Par extension, la transgression consiste à ne pas se conformer à "une attitude courante, naturelle" (cf. page Internet). Plus récemment, le terme a désigné, au sens figuré, le fait de "progresser aux dépens", d'"empiéter sur quelque chose" (cf. ibid.).
Quand un-e des leurs est accusé-e de délits ou de crimes, elles assument donc qu'elles ont transgressé la loi, et qu'elles en ont le droit, voire que c'est valorisable.
En effet, nos élites l'opposent même à la bienpensance, ce qui relève d'une malhonnêteté intellectuelle, dès lors que la transgression n'est justement pas du côté de celles et ceux qui défendent un ordre établi, une morale déjà dominante : le Patriarcat (hétéro et blanc). Bien au contraire. Elle est du côté de celles et ceux qui veulent faire tomber des règles ou des lois illégitimes. Nos élites estiment-elles ainsi que les lois protégeant le corps et la dignité des femmes (certes, encore imparfaitement) et des enfants, seraient illégitimes socialement ? Quel niveau de légitimité accordent-elles plus largement à la loi mais aussi à la morale, à l'éthique ?
Je vois la transgression, comme un terme mélioratif, consistant à enfreindre, par nécessité, des règles illégitimes, qui ne correspondent plus à ce qui est socialement acceptable et accepté. La transgression devrait être du côté de celles et ceux qui tentent de faire évoluer ce qui est légitime, ce qui relève de la morale dominante, de la bienpensance. Tandis que la bienpensance, terme péjoratif depuis la fin du XXème siècle, désigne, à l'inverse, pour le petit Robert français, les idées conformistes, la morale courante, dominante.
Au fond, nos élites se battent pour garder le monopole de la définition du légitime, du socialement acceptable. Elles le font notamment en accusant leurs critiques de partisan-e-s de la bienpensance, du puritanisme, du moralisme, alors qu'iels véhiculent des idées, qui, pourtant, sont loin d'être dominantes, et qui, au contraire, ébranlent le système, l'ordre établi, que les élites elles-mêmes défendent. Et pour ce faire, ces dernières utilisent le terme de transgression, selon le sens qu'il prend, est là utilisé improprement ou non. Oui, leurs membres mis en cause ont, que ce soit présumé ou établi par une condamnation, transgressé une loi, mais les élites la délégitiment en la faisant passer pour une règle qu'il serait légitime de transgresser, quand ça les arrangerait. Au nom de leur position, au nom de leur pouvoir, elles se donnent le droit de bafouer la loi. Elles assument avoir franchi une limite (la définition même de la transgression), mais pour elles, ce serait systématiquement légitime. Justement parce qu'elles incarnent la morale dominante, "une attitude naturelle", une légitimité.
Prenons l'exemple de l'affaire Matzneff, où on a découvert avec effarement, comme si on avait oublié, combien il avait été soutenu et ovationné par le monde littéraire et médiatique dans les années 1980-1990. On a souvent entendu de la part des élites culturelles, médiatiques et politiques que "c'était une autre époque". Cette petite phrase anodine veut dire beaucoup : je ne pense pas que dans ces années-là la pédophilie était permise par la loi et cautionnée par le reste de la population : non, elle était vue comme une transgression formidable, une prise de liberté face à un prétendu puritanisme, par les élites, un certain nombre de figures littéraires, vantant la liberté sexuelle des enfants, mais derrière se cachait plutôt celle des hommes, celle des élites.
C'est en partie et avant tout aussi une question de pouvoir. En effet, l'impunité ne se brise pas partout pareil : pourquoi certains hommes mis en cause pour violences sexuelles tombent et pas d'autres ? Pourquoi le cinéma français a soutenu Adèle Haenel et pas Charlotte Arnould ? C'est une question de pouvoir. A l'époque Adèle Haenel avait plus de poids dans le cinéma français que Christophe Ruggia. Aujourd'hui Gérard Depardieu en a beaucoup plus que les femmes qui l'accusent et qui ont peur pour leur carrière et leur vie (c'est légitime). Son pouvoir à lui a tout de même commencé à s'effriter mais surtout pour ses position pro-russes. La dignité des femmes ? C'est toujours aussi peu important, face au pouvoir. Cela me fait penser au discours d'Alice Coffin lors de la présentation de sa candidature aux sénatoriales, à son premier meeting le 3 avril dernier. Pourquoi une telle impunité ? C'est, la plupart du temps, une question de pouvoir. C'est une question d'élite, (même si ce n'est pas la seule question, puisqu'en effet, les violences sexuelles, si on parle de ces faits en particulier, c'est partout, dans tous les milieux sociaux, dans toutes les classes sociales).
Il s'agit donc à travers les changements d'époque ou plutôt de paradigme, de système de valeurs, de redéfinir celui de nos élites, qu'elles le veuillent ou non (et parmi elles, certaines veulent changer le système actuel, faire évoluer les mentalités vers plus de diversité, d'inclusion, d'égalité, etc.). Quand on dit que c'était une autre époque finalement, on parle ici des élites, et aujourd'hui, celles-ci sont remises en cause dans tous les domaines. Quand on change d'époque, on change de pouvoir, on change d'élite. On change de bienpensance.
Cité par Aurélia Blanc dans un article pour Causette, Nicolas Beytout, fondateur du journal L'Opinion, dans sa chronique du 3 janvier 2020 sur Europe 1, affirmait que "« L’impunité absolue dont [cet écrivain] a si longtemps bénéficié est l’une des manifestations de la dictature de la bien-pensance ».
Si la bienpensance, que les élites désignent en ennemie, ce serait dénoncer des crimes et délits, invoquer la transgression, n'est-ce pas l'aveu indirect de la part des élites de vouloir, derrière un tour de passe-passe, un souci d'offrir du sensationnel, mais aussi de se maintenir, défendre leur droit d'enfreindre les règles et la loi ? N'est-ce pas en soi incarner la bienpensance elle-même en défendant des idées déjà établies, une morale déjà dominante ?
Les élites opposent transgression et bienpensance, afin de se donner le beau rôle, d'accuser justement celles et ceux qui veulent ébranler les fondations de leur monde. C'est donc tordre la réalité à leur avantage, c'est aussi nous confisquer, comme le backlash nous confisque l'après-Metoo, les rênes du nouveau monde, d'un nouveau système de pensée, de vivre, de faire société, de faire art, plus inclusif, plus juste, plus égalitaire. Ils ont inversé le sens des deux mots, alors que les mêmes qui se vantent d'être transgressifs sont pourtant ceux qui incarneraient la bienpensance d'hier : le conservatisme, l'obscurantisme, le puritanisme d'antan. Il y a un retournement de notre histoire, une sorte d'inversion de culpabilité, de responsabilité, une des techniques de prédation.
En effet, derrière le terme de transgression, on tolère, on minimise, on valorise, voire on glorifie ou érotise, des comportements, des propos, des violences, susceptibles d'être pénalement répréhensibles, y compris quand il s'agit de vouloir changer le socialement acceptable. Si on parle de transgression quand il s'agit de violences sexistes, sexuelles, homophobes, et/ou racistes, etc. c'est bien qu'on sait que c'est mal mais qu'on veut que ça continue, parce que ce serait légitime. Quand est-ce qu'il est donc légitime de transgresser une loi ? Les élites font passer pour légitime la transgression d'une règle, d'une morale ou d'une loi, seulement pour se maintenir ou défendre un ordre établi, d'un système dominant qui ne veut pas changer. Elles définissent leur propre légitimité, ce qui doit être socialement accepté selon elles. Le terme de transgression, plutôt mélioratif, minimise, voire valorise de tels comportements, parce que leurs auteurs veulent continuer et ont trop de pouvoir, un pouvoir que les autres ne veulent ou ne peuvent pas remettre en cause, car ça ne les arrange pas. Qui ça ? Les hommes, les élites, les responsables politiques, les riches, les grands pontes du cinéma, de la musique, du journalisme, ceux qui ont du pouvoir et qui n'ont pas intérêt à ce que celui d'un de leurs semblables se brise, car un jour, le leur pourrait aussi bien subir le même sort...
Non seulement elles défendent leur droit d'enfreindre les règles, légitimes ou non, mais aussi elles brouillent les pistes, floutent les frontières entre l'acceptable et l'inacceptable, le légitime et l'illégitime, elles veulent être les seules à définir ce qui est légitime ou non. Car quand est-ce que c'est légitime de transgresser une loi ou un tabou ou une morale collective ? Elles s'attribuent la définition du légitime, aux dépens des autres, du travail et de la lutte des militant-es.
Que peut-on attendre de nos élites alors ? Qu'attendre d'elles, quand l'impunité se maintient, quand leur position sociale, leur pouvoir, leur donne le droit, dans un système à la fois patriarcal, individualiste, capitaliste et libéral, de transgresser les règles qu'elles avaient été tenues de respecter quand elles étaient encore des personnes inconnues, invisibles, sans pouvoir. Faire partie de l'élite dans notre société, c'est un laisser-passer, un passe-droit. La transgression qu'elles affichent est bien vue, valorisée, quand de la part d'une personne extérieure, inconnue, issue d'un milieu ou d'une classe sociale inférieure aurait été ostracisée.
Quelle éthique attendre de nos élites quand il est plus facile et valorisée pour elles de continuer à faire carrière ou creuser leur place en gardant ses œillères ?
C'était sûrement plus facile et valorisable pour Pierre Niney, dans son monde, de jouer dans le prochain film de Johnny Depp, en oubliant les procès qui l'ont opposé à son ex-femme l'actrice Amber Heard et qui ne l'ont en rien innocenté, je le rappelle, et en oubliant sa participation au clip d'Angèle de sa chanson Balance ton quoi, participation qu'il a sans doute consentie davantage pour son image et sa carrière que pour respecter de profondes convictions, visiblement.
Dans d'autres domaines, politiques, médiatiques, économiques, les élites ne sont pas forcément plus responsables, n'ont pas plus d'éthique : on le voit avec le traitement des écologistes et de leurs voix par les responsables économiques et politiques, le pouvoir des grands groupes, par exemple. On le voit avec le traitement politique et médiatique des journaux pluralistes qui relaient les voix dissidentes ou adopte une ligne plus contestataire.
C'est plus facile pour nos élites de continuer à suivre le système, qui les a menées là, que de le changer, d'inventer autre chose, alors que pourtant, elles en ont les moyens, plus que les autres, de le faire, d'éclairer la voie.
En sociologie, on a le plus souvent observé que l'évolution de la société et des pratiques a suivi un mouvement ascendant, des couches supérieures de la société à ses couches inférieures. Par exemple, dans son ouvrage La civilisation des mœurs (1939), Norbert Elias nous apprend que l'histoire de la pacification des mœurs en Occident va s'opérer à travers un renforcement du contrôle social des comportements individuels, qui commence avec la curialisation de la noblesse, se traduisant par une "rationalisation" des comportements qui va progresser au sein des sphères inférieures de la noblesse, l'aristocratie rurale et provinciale, puis la bourgeoisie, etc.
Mais nous montrent-elles encore la voie ?
En se mainteenant, en se protégeant, du reste de la société, les élites ne jouent plus vraiment le rôle qu'elles se prêtent pourtant : définir le légitime, faire évoluer la société.
Mais heureusement, elles n'ont pas toujours été les seules à montrer la voie. Ne serait-ce pas jeter aux oubliettes le travail, les longues luttes sociales de milliers de militant-es de toutes classes sociales, du tissu social ?
De toute façon, à ce stade, irons-nous les laisser définir l'acceptable, le légitime, le monde de demain ?
Quelques sources (autres que déjà citées plus haut) : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-theorie/le-cas-gabriel-matzneff-ou-l-inversion-du-rapport-a-la-transgression-7772104 ; https://www.radiofrance.fr/franceculture/moraline-bien-pensance-neo-catechisme-avec-matzneff-le-retour-des-mots-de-la-contre-offensive-4997829 ; https://www.france.tv/france-5/la-fabrique-du-mensonge/la-fabrique-du-mensonge-saison-3/4557595-affaire-johnny-depp-amber-heard-la-justice-a-l-epreuve-des-reseaux-sociaux.html ; https://www.mediapart.fr/journal/france/240423/affaire-depardieu-le-cinema-francais-reste-tres-silencieux ; Bihr Alain, « La civilisation des moeurs selon Norbert Elias », dans revue ¿ Interrogations ?, N°19. Implication et réflexivité – II. Tenir une double posture, décembre 2014 [en ligne], https://www.revue-interrogations.org/La-civilisation-des-moeurs-selon (Consulté le 17 mai 2023).