La Savante et le Politique
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Billet de blog 6 août 2021

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Le corps des représentations : les arts, les langues et les lettres

Si les savoirs sont situés, et donc incarnés, les représentations font tout autant surgir l’importance du corps comme lieu du politique : c’est la possibilité de passer d’un corps à un autre par le jeu de la performance et de la transposition. Les points de vue minoritaires libèrent les arts, les lettres et les langues d’un regard supposé neutre dont ils dévoilent la partialité.

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La savante et le politique ep. 5/7

Traversés par les conflictualités qui structurent la société, les arts, les langues et les lettres produisent des représentations qui ne sont en aucun cas neutres, mais situées ; elles donnent forme à un monde commun complexe dont on aurait tort de postuler la transparence ou l’évidente réalité. Et parce que ces représentations permettent aussi performance et transformation, parce qu’elles visent à « changer la vie », elles s’adressent au politique.

Comment l’ouverture des arts et de l’écriture aux questions de genre, de race et de sexualité libère-t-elle de nouvelles formes d’expression ? Et comment, produisant d’autres représentations, ces pratiques articulent-elles les résistances intellectuelles et politiques des minoritaires ? Comment les représentations performent-elles ce qui était maintenu dans l’informe, transforment-elles le silence en paroles et en actes ? Quels sont les enjeux des virulentes polémiques que soulèvent ces tentatives pour situer les discours et déjouer les pièges de la neutralité ?

Ces questions sont au cœur de la quatrième table ronde du colloque, intitulée « Le corps des représentations : les arts, les langues et les lettres », qui clôture la session « Pour en finir avec la neutralité axiologique ».

Fabienne Brugère, philosophe à l’Université Paris 8 et au Laboratoire des études de genre et de sexualité (LEGS), l’introduit et l’anime. Elle déplace la question des savoirs situés des sciences sociales vers la culture visuelle : la notion de male gaze (regard masculin)[1] a permis de comprendre que le regard supposé neutre et universel du cinéma était en réalité celui de l’homme hétérosexuel occidental. En retour, la théorie féministe du female gaze attribue au regard féminin un point de vue à la fois particulier et conscient de l’être. Pourtant, s’arracher au male gaze, même si l’enjeu d’une pluralisation des regards est de produire un monde plus juste et plus complexe, suscite des résistances dont la forme actuelle est celle de la polémique.

La discussion de la table ronde interroge précisément ce qui se joue dans ces reconfigurations et ces polémiques à partir de situations récentes : la controverse du Gamergate autour des jeux vidéo, les débats sur l’écriture non sexiste et la traduction du poème qu’Amanda Gorman a prononcé lors de la cérémonie d’investiture de Joe Biden, en janvier 2021, The Hill We Climb.

Mehdi Derfoufi, enseignant-chercheur en études culturelles à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis et au LEGS, rappelle la controverse du Gamergate : en 2014, des femmes, critiques et développeuses, dénonçant le sexisme et le racisme du monde vidéoludique avaient été victimes d’une campagne de harcèlement incluant menaces de viol et de mort. Notre collègue montre qu’en réponse à ce déchaînement de haine, des minorités se sont organisées pour promouvoir un agenda féministe et antiraciste. Elles ont pris conscience de la nécessité de faire du jeu vidéo l’un des lieux de nouvelles formes d’expression, afin de fissurer l’hégémonie qui entraîne leur invisibilisation. Si la stratégie politique de l’extrême droite est de lancer sans cesse des polémiques, en retour, la lutte qui s’organise pour y répondre peut augmenter les capacités de nouvelles coalitions à reconfigurer les représentations.

C’est précisément cette stratégie de la polémique que Gwenaëlle Perrier, politiste à l’Université Sorbonne Paris-Nord, analyse à partir des débats autour de l’écriture non sexiste (souvent dite « inclusive »). Leur véhémence – les détracteurs de cette écriture dénoncent un « péril mortel » – illustre les méthodes déployées par le camp conservateur. La langue devient ainsi l’un des terrains privilégiés des antiféministes qui peuvent y déployer une rhétorique extrême plus difficile à assumer sur d’autres sujets : dans le champ du langage, il est possible d’affirmer que l’égalité n’est ni juste, ni pertinente, ni nécessaire. Une sociologie plus précise des acteurs politiques et académiques engagés contre l’écriture non sexiste montre leur alignement sur d’autres positions conservatrices, notamment sexistes et homophobes, ainsi que leur ancrage fréquent dans des réseaux de la droite radicale.

Tiphaine Samoyault, enseignante-chercheure en littérature à l’Université Sorbonne-Nouvelle, revient sur les enjeux de la traduction d’Amanda Gorman : pour elle, dans certains cas, il est préférable d’être une femme noire pour traduire une femme noire. Car traduire Amanda Gorman, ce n’est pas seulement traduire un texte, mais aussi une situation : on traduit un corps qui dit le texte, on traduit une visibilisation. Pour cela, il lui semble plus légitime, du moins actuellement (c’est une position historique), que ce texte soit traduit par une femme noire, ce qui n’exclut pas que l’égalisation des personnes et des discours puisse rendre possible une traduction située différemment. Elle ancre cette analyse ponctuelle dans une réflexion beaucoup plus large sur la traduction comme pratique subalternisée permettant de repenser et d’amoindrir l’autorité : parce qu’elle porte nécessairement une parole collective, la traduction réintroduit dans l’œuvre la pluralité et l’imperfection.

La Savante et le politique - journée 3 -"Pour en finir avec la neutralité axiologique"Table ronde 4 © Lasavanteetlepolitique

Les représentations permettent ainsi de rapprocher et d’échanger des expériences. Resituant les points de vue, traductions critiques du monde, elles contribuent de manière décisive à lutter contre les offensives antiféministes et anti-intellectualistes. Cette table ronde anticipe ainsi la dernière journée du colloque, qui sera consacrée à l’action en faveur des savoirs engagés.

[1] Cette notion a été proposé en 1975 par la critique de cinéma Laura Mulvey, dans son essai Visual Pleasure and Narrative Cinema.

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