La première table ronde du colloque explorait comment, dans le contexte du néolibéralisme, les campagnes contre les savoirs critiques se déploient dans différents espaces nationaux tout en se coordonnant à l’échelle internationale.
La France n’échappe pas aux attaques : virulentes, elles visent les études de genre, les études postcoloniales et les recherches mobilisant les concepts de race et d’intersectionnalité. L’un de leurs arguments récurrents accuse ces champs d’études d’être « importés » d’« Amérique » et de contaminer la France avec des questions étrangères divisant la nation : le « vrai » racisme serait celui d’une société « américaine » éclatée entre des communautés irréconciliables. À rebours, ces discours postulent une « exception française » façonnée par des valeurs universalistes ancrées dans l’histoire républicaine : il s’agirait de la protéger dans sa pureté nationale.
Les présupposés, les enjeux et les conséquences de ce récit historique tronqué éclairent les controverses françaises qui sont au centre des débats de la deuxième table ronde du colloque. Animée par Marion Tillous, géographe à l’Université Paris 8 et au LEGS, elle a réuni le 8 juin Audrey Célestine, politiste à l’Université de Lille, Sandra Laugier, Philosophe à l’Université Paris 1, Philippe Marlière, politiste à University College (Londres) et Mame Fatou Niang, professeure de littérature à l’université Carnegie Mellon de Pittsburgh.
Selon Philippe Marlière, dans l’actuelle offensive contre les savoirs critiques, les discours conservateurs récidivent lorsqu’ils utilisent l’épouvantail « américain » à l’appui de leurs polémiques. Sandra Laugier rappelle que les études de genre ont toujours été soumises à des formes de déconsidération et soupçonnées d’être infrascientifiques : on les a d’emblée accusées d’importer des États-Unis un « féminisme radical », étranger aux rapports de sexe « à la française ». Mame Fatou Niang souligne d’autres continuités historiques : les attaques qui éclatent aujourd’hui ont été longtemps dirigées contre des chercheur·euses racisé·es, accusé·es de trahir la France, dans le silence institutionnel le plus total, et sans que leurs collègues s’engagent auprès d’elles et eux. Leurs carrières s’en sont trouvées ralenties ou même ont déraillé.
Pour Audrey Célestine, les représentations opposant un « modèle français » et un « modèle américain ont été largement déconstruites : entre les deux pays, il s’agit bien moins d’importation unilatérale que de circulations complexes d’idées et de personnes. Dans cette perspective, déplacer le regard de l’hexagone vers les Antilles interdit d’effacer le passé colonial et esclavagiste de la France et met en relief les croisements entre les histoires françaises et étatsuniennes. Or, dans l’espace public martiniquais, les questions de race sont débattues et la racialisation des rapports sociaux semble un point d’entrée pertinent pour analyser la construction des identités nationales ou locales.
Paradoxalement, les idées qui semblent le mieux circuler aujourd’hui sont celles de l’alt right états-unienne. Les détracteurs des savoirs critiques en reprennent la grammaire qui consiste à rejeter la responsabilité du racisme sur les minorités racisées et sur les mouvements antiracistes. Toutefois, la rhétorique qui se déploie en France présente aussi des singularités.
Pour Philippe Marlière, si la focalisation sur un « islamogauchisme » fantasmé est un tropisme français, d’autres particularités sont liées à la structuration du champ intellectuel. Les combats menés par des appareils d’État ou proches de l’État, comme la presse, sont secondairement relayés par différentes officines regroupant des universitaires dominés dans leur champ, notamment parce que leurs recherches et leurs carrières sont très franco-françaises. Sandra Laugier fait écho à cette analyse et note que les attaques sont le fait d’une petite faction d’universitaires dont les travaux sont peu visibles et qui entend profiter du soutien politique d’un gouvernement radicalisé pour renforcer sa position intellectuelle.
Déjà pointé par Audrey Célestine, le rejet des analyses en termes de race s’imbrique dans l’histoire coloniale française et constitue, dans les termes de Mame Fatou Niang, un « carcan épistémique » : au-delà de l’accumulation des connaissances, les savoirs doivent tracer de nouveaux chemins vers l’émancipation. Elle esquisse ainsi une magnifique transition vers les tables rondes suivantes, précisément consacrées à la critique de la neutralité axiologique.