La Savante et le Politique ep. 4/7
Le savoir est situé, dans le temps et dans l’espace ; mais il y a plus : il est incarné. Le titre de cette troisième table ronde l’annonce d’emblée : il porte en effet sur « Le corps des savoirs et le genre des sciences sociales ».
Dans son introduction, Marta Segarra (LEGS, CNRS), rappelle d’abord que la neutralité s’entend dans le contexte de la guerre. Pourtant, aujourd’hui, la neutralité est utilisée comme une arme contre les savoirs critiques, en particulier féministes. Autant dire que cet usage n’a rien de neutre : il vise à neutraliser.
Dans la première intervention, Delphine Gardey, historienne et sociologue des sciences, qui enseigne en études de genre à l’Université de Genève, refuse l’injonction disciplinaire adressée depuis longtemps aux études de genre, précisément au nom des disciplines : elle propose en effet d’« inverser la charge de la preuve ». Les études sociales des sciences de la nature remettent en effet en cause l’illusion épistémologique datée d’un savant, « témoin modeste » selon l’expression de Donna Haraway, qui regarde le monde de nulle part. La science peut faire violence au monde, jusqu’à la maltraitance : elle est bien politique. Or « nous devons être responsables des conversations que nous entretenons avec le monde. »
Avec la deuxième intervention, Nassira Hedjerassi, qui enseigne les sciences de l’éducation à l’Université Paris-Sorbonne et chercheuse au LEGS, prolonge ces questions en suivant la féministe afro-américaine bell hooks, qu’elle a préfacée, « de la marge au centre » - et au-delà en s’appuyant sur un féminisme noir états-unien et africain. Minoritaires, « ces corps et ces voix font peur ».
La silenciation de leurs points de vue appelle une pédagogie féministe critique : pour répondre à l’injustice épistémique, il faut donner accès non seulement aux savoirs, mais aussi à la production de savoirs. Les attaques actuelles contre le monde universitaire ne doivent donc faire oublier ni les résistances académiques, ni le risque d’institutionnalisation des études de genre : c’est pourquoi il faut en préserver la force critique.
La troisième intervenante, Karine Espineira, chercheuse associée au LEGS, se présente dès son titre comme « non pas née, mais devenue chercheuse engagée ». Évoquant la couverture récente d’un magazine d’extrême droite sur « La folie transgenre », elle rappelle d’abord la virulence des discours transphobes, y compris chez des féministes – qui n’a rien de nouveau. Si le savoir est situé, en travaillant sur la transidentité, on peut ainsi être sommée de se présenter en tant que personne trans – au nom de la neutralité... L’épistémologie féministe s’énonce bien à la première personne : « subalterne, je le suis toujours », nous dit-elle, en rappelant la précarité à laquelle elle continue d’être confrontée en tant que chercheuse. Les savoirs situés invitent donc à rompre avec des formes de domination ; et à l’inverse, les attaques auxquelles nous devons faire face aujourd’hui participent, conclut-elle, d’une « orthopédie néolibérale ».
La quatrième et dernière intervenante, Rachele Borghi, géographe à Sorbonne-Université, s’inscrit dans la suite de ce propos. Pour sa part, elle invoque la figure de Gloria Anzaldúa, universitaire, poète et militante féministe chicana. Son travail sur le post-porn se veut une manière de subvertir les normes ; ce parti pris commence par l’immersion dans le terrain. Dès lors se pose la question : comment restituer cette recherche dans un contexte scientifique ? D’un côté, la chercheuse ne saurait rester « en dehors » ; de l’autre, elle court le risque d’être « out of place ».
Se dénuder lors d’un colloque, c’est être confrontée à l’embarras du monde universitaire, mais aussi, comme elle en a fait l’expérience, après treize ans de précarité, dès son élection à la Sorbonne, au cyber-harcèlement le plus virulent. Selon les mots d’un.e étudiant.e, par la nudité, son corps se révèle ainsi « une arme de destruction épistémique ». Mais à quel prix ? La chercheuse se dit « contaminée par le courage de ses enquêté.es ».
Cette table ronde donne ainsi à voir et entendre le potentiel politique des savoirs critiques, dont témoignent les réactions violentes qu’ils suscitent. En menant de l’épistémologie à l’analyse des représentations, elle ouvre la voie à la table ronde suivante, sur « les arts, les langues et les lettres », qui sera mise en ligne la semaine prochaine.