Il m'arrive de partir à pied.
Hier, je ne tenais pas en place. Plusieurs de mes amis sont persuadés que Le Pen sera notre prochaine présidente. Ils semblent résignés et ça me met hors de moi. J’écris un billet mais ça ne me calme pas. Je ne veux pas dans quelques mois me dire que c’est arrivé et que je n’ai rien fait. Dans ma tête, les phrases se bousculent : la République n’est pas dans l’assiette, #jemangecequejeveux ; Non, la République n’est pas dans ma penderie, je mets ce que je veux : #PhilippotOutOfMyCloset ; FN, fossoyeurs de la République, ne les laissons pas faire main basse sur les valeurs... Il faut que j’ouvre un compte twitter et j’innonde le net de mes petites phrases. Tout cela m’amuse un peu mais ça ne ma calme pas. Il faut que je marche.
Je suis allé à la Croix-de-Chavaux puis j'ai remonté la rue de Bagnolet. Une longue rue, qui monte légèrement et s'incurve, où ne circulent que des voitures. Très peu de piétons. Des deux côtés, des bâtiments industriels en cour d'abandon, des terrains vagues, des chantiers pour accueillir de nouvelles familles monoparentales. Un petit café de temps en temps, devant lesquels fument quelques "Nord-africains", comme on disait dans le passé. (Je lis en ce moment Simone de Beauvoir qui raconte dans La Force des choses l'effroyable solitude des rares Français qui s'opposent alors à la guerre d'Algérie. Tout le monde connaît, dit-elle, les exactions de l'armée française, la torture, les massacres, mais tout le monde ou presque les accepte. Elle dit les « nords-africains », elle veut l’indépendande de l’Algérie, elle ne veut pas du retour de de Gaulle).
A Bagnolet, cette rue vit un peu plus, mais rien de beau. Je passe par dessus le périph et je prends en direction de Gambetta. Alors tout s'anime, chaque vitrine est un spectacle. Ici, dans cette petite boutique, de jeunes chinoises qui portent un masque vous font les ongles pour pas cher. C'est important, les ongles. C'est l'heure du déjeuner et les boulangeries sont pleines de gens qui ont envie d'un sandwich. Moi aussi j'ai faim, mais je vais marcher encore un peu. La vie de la rue, tous ces gens occupés à quelque chose de fondamentalement humaines que les machines ne feront plus quand elles auront pris notre place, tout cela m’égaye un peu.
Je veux monter encore un peu avant de redescendre sur Paris, je prends la rue des Pyrénées. Je sais qu’il y a encore en contrebas des petite rues extrêmement calmes, puis j’arrive rue de Ménilmontant. Je vois au loin, en bas, la tuyauterie bleue du Centre Pompidou. Je commence la decente. Je marche et je regarde avec attention les deux côtés de la rue. Je sais que cela me conduira forcément quelque part et m’apprendra forcément quelque chose. Je tombe sur une affiche de Nathalie Arthaud qui appelle à défendre le camp des travailleurs. Je comprends soudain une chose, l’inéluctable nauffrage des partis de gauche, leur lente coulée dans l’insignifiance : cette abstraction, les « travailleurs ». Il était encore facile d’unir les ouvriers, quand ils arrivaient en nombre de Pologne ou d’Italie, déjà tout politisés. Il n’était pas nécessaire de faire preuve d’une grand imagination d’appareil. Ils étaient comme nous. Mais les autres, ceux qui sont venus après, dans les années 1960. Personne dans les partis pour les accueillir ni les défendre. On a renoncé à faire d’eux des sujets politiques, jamais on ne s’est offusqué qu’ils n’avaient pas les mêmes droits que les autres. J’ai vu hier quelques images d’un reportage sur les gueules noires. Leur triste sort. Plus triste encore lorsqu’ils venaient d’Afrique du nord. Certains se battent aujourd’hui, mais bien seuls. « On ne veut pas l’aumône, dit l’un deux, on veut simplement nos droits ».
Certains veulent défendre à corps et à cris nos « racines ». Je crois que nous ne comprendrons jamais rien à aujourd’hui et que tous nos discours moraux qui brassent l’universel ne seront que pures postures et hypocrisie si ne ne remontons pas, au moins, jusqu’à 1830.