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Billet de blog 5 novembre 2022

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Continuités et discontinuités de la justice transitionnelle en Colombie

Quelques mois après la première victoire de la gauche aux élections présidentielles en Colombie, y consolider la paix et la démocratie reste un défi majeur. Avec Juan Pablo Vera Lugo, professeur d'anthropologie de l'Université Javeriana, nous avons réuni pour la revue IdeAs certaines réflexions sur l'actualité des mécanismes de transition vers la paix, dits de « justice transitionnelle ».

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Acceder al dossier bilingüe español y francés : Dossier Eclairage, Revue IdeAs, Octobre 2022, n°20

Le 28 juin dernier, la Commission pour l’éclaircissement de la vérité, la coexistence et la non-répétition (CEV) a remis son rapport final "Il y a un avenir si la vérité existe", clôturant ainsi le mandat qui lui avait été octroyé par l'Accord de paix pour clarifier les causes et les crimes commis dans le cadre du conflit armé colombien. De plus, les 21, 22 et 23 juin, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC-EP) ont reconnu face à leurs victimes les atrocités commises contre plus de cinq mille otages. Dans le même cadre, quelques mois plus tôt, des membres haut placés de l'armée colombienne ont accepté publiquement leur responsabilité dans la disparition et le meurtre de plus de six mille innocents présentées indûment comme guérilleros morts au combat. Ces événements apparemment conjoncturels répondent à différentes continuités et discontinuités dans la mise en œuvre des mécanismes juridiques et institutionnels transitionnels.

Illustration 1
Autel pour les victimes des forces militaires, dans l'affaire des civils assassinés et présentés indûment comme guérilleros morts au combat, salle d'audience de la JEP Ocaña, 26 avril 2022 © Laetitia Braconnier Moreno

Ainsi, l’Accord de paix conclu entre gouvernement et les FARC-EP le 24 août 2016 avait été rejeté par le biais d'un plébiscite par la société colombienne. Le texte initialement pacté a alors subi des modifications, mais ont tout de même été mises en place des institutions transitionnelles telles que la Commission de vérité (CEV), la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) et l'Unité de recherche des personnes disparues. Cependant, le gouvernement suivant est arrivé au pouvoir avec la promesse de briser l'Accord de paix et durant son mandat (2018-2022), le travail de la JEP et de la CEV a été attaqué par différents acteurs politiques et institutionnels. 

Après cet acharnement pour délégitimer les instruments de transition vers la paix, le gouvernement nouvellement élu (juin 2022) compte parmi ses axes centraux la mise en œuvre complète de l'Accord de paix. Les tensions entre les politiques étatiques et les gouvernements successifs soulèvent ainsi les paradoxes des institutions transitionnelles. Malgré cela, les instruments créés par l’Accord de paix ont remis en question l'institutionnalité dominante, instaurant des scénarios de reconnaissance et de responsabilisation concernant les crimes commis. Près de six ans après sa création, la politique de transition colombienne commence à porter ses fruits grâce à la reconnaissance par différents acteurs des atrocités commises devant leurs victimes, la justice et des médias de diffusion massive.

Pour les universitaires et les différents secteurs sociaux qui mobilisent les processus transitionnels, l'une des leçons à tirer de ces expériences concerne les temporalités de leur mise en œuvre et ce que ces dernières impliquent. Bien que les succès et les échecs de ces processus tendent à être évalués en permanence, il est nécessaire d'analyser les grands arcs historiques qui permettent de rendre compte des progrès et des reculs à l’heure de garantir la fin de conflits et l'expansion des démocraties, ainsi que de contraster les conjonctures historiques circonscrites à des cadres interprétatifs trop spécifiques et situés. 

En effet, la mise en œuvre des modèles de justice transitionnelle se situe au milieu d'autres luttes historiques pour la démocratisation et l'endiguement de la démocratie. L'articulation et la désarticulation de ces forces entre elles sont cruciales. Leur analyse combinée révèle la persistance et la résistance de ces longs processus historiques, et la manière dont elles contribuent à renforcer et à affaiblir des processus de démocratisation nationaux et régionaux spécifiques. En ce sens, le rôle prépondérant accordé aux victimes et aux différentes organisations et mouvements sociaux est essentiel pour donner un sens aux continuités et discontinuités des processus démocratiques, tandis que les institutions transitionnelles peuvent intervenir pour leur donner une légitimité et une cohérence historique.

Enfin, comme l’illustre ce dossier, le développement de la pensée critique et post-coloniale nous permet de réaliser que la formation de l'État, le développement du capitalisme et les droits humains ne peuvent être pensés comme des entités séparées. Seule une perspective plus large de la transition politique et économique peut donner plus de contenu et de profondeur aux démocraties en Colombie et en Amérique latine.

En 2021, le Symposium du Réseau des historiens et historiennes du crime dans les Amériques, organisé par l'Université Nationale de Colombie comprenait une ligne thématique « Justice transitionnelle ». A la suite des échanges tenus alors, les coordinateurs de la ligne ont souhaité rassembler dans ce dossier dix courtes contributions, bilingues et en accès libre, concernant les défis de ces mécanismes transitionnels (Revue Idées d'Amériques, Dossier Eclairage, Octobre 2022, n°20).

Illustration 2
Présentation du Métier à tisser "Temps de vie et de mort" avec le Peuple Ette autour de l’arbre des semailles. Oscar Montero, archives personnelles, 2022 © Oscar Montero


La première contribution, du chercheur originaire du peuple Kankuamo Oscar Montero, raconte les usages d’un rapport sur les crimes commis contre les peuples ethniques, rapport présenté aujourd'hui dans différents territoires, symbolisant la circulation de la mémoire. Ce récit trouve un écho dans l’écrit de Mélanie Denef sur la construction de la mémoire historique et la réparation collective par le bas dans deux communautés, autochtone et afro-colombienne, particulièrement touchées par le conflit armé.

Adriana Rudling, pour sa part, en retraçant l'expérience mémorielle d'une organisation de femmes, souligne l'importance de telles initiatives de vérité non officielles, et comment elles finissent parfois par s'articuler avec les mécanismes officiels. Héritière de ces pratiques informelles, la Commission de la vérité colombienne a mis l'accent sur les approches différenciées, notamment ethniques et de genre, et sur leur potentiel pour transformer les conditions ayant permis l'exacerbation des actes violents contre les populations vulnérables. Ainsi, comme le décrit Miguel Rábago, les politiques identitaires ont progressivement imprégné ces expériences mémorielles au travers du continent. 

Laura Bernal, quant à elle, revient sur la responsabilité d’acteurs privés dans le conflit et l’impact des demandes de clarification des faits venues de la société civile. Développant cette perspective, Daniel Martin et Juan Pablo Vera mettent en lumière l’imbrication entre les pouvoirs étatique et économique qui permettent la dépossession des terres, entre autres violations des droits humains.

Comment, dès lors, décrire cette violence d'État, qui n'a pas encore été pleinement dévoilée dans le cas colombien ? S'appuyant sur l'expérience argentine, Ana Guglielmucci insiste sur les implications sociales et symboliques de cette qualification et sur les risques de la déformation des faits et du négationnisme. 

Malgré sa compétence limitée, notamment concernant les entreprises ayant participé au conflit, la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) innove. Elle cherche à rétablir les droits des victimes par le biais de sanctions issues de la justice restauratrice. Ses audiences « dialogiques » semblent constituer des opportunités réparatrices pour les deux parties, observées par Elsa Patricia Romero et Laetitia Braconnier. Toutefois, Alma Ochoa et Antonio Laguado soulignent que les principes de participation des victimes et de restauration du tissu social peuvent générer de faux espoirs.

Illustration 3
Magistrate de la JEP Nadiezhda Henríque, 30 novembre 2019. Hotel Simona del Mar – Turbo – Antioquia © Equipe de travail Nadiezhda Henriquez

Le dossier comprend enfin un entretien réalisé par les coordinateurs Juan Pablo Vera* et Laetitia Braconnier** avec la Magistrate afrocolombienne de la JEP, Nadiezhda Henriquez, qui rend compte des engrenages techniques et politiques complexes visant à incorporer les approches culturelles, réparatrices et territoriales dans les audiences de ce tribunal d’exception. 

* Juan Pablo Vera Lugo est directeur du département d'anthropologie de l'Universidad Javeriana à Bogota. Il est titulaire d'un doctorat et d'une maîtrise en anthropologie de l'Université Rutgers, NJ, et d'un LLM en droit de l'Université de Los Andes. Il aa travaillé sur des questions liées à l'anthropologie de l'État, aux bureaucraties et aux politiques publiques. Ses recherches portent sur l'anthropologie de la violence, les droits de l'homme et les connaissances techniques de l'humanitaire. Il a également publié des articles sur la politisation des organisations sociales en Colombie, ainsi que sur le travail des experts en relation avec les politiques publiques de réparation des victimes. Il travaille actuellement sur les bureaucraties régionales, les conflits territoriaux et la planification territoriale. Il publiera prochainement un livre coédité avec les professeurs Carolina Robledo et Ana Guglielmucci intitulé Not yet : Justice, truth and democracy in Latin America.

** Laetitia Braconnier Moreno est doctorante en cotutelle entre l’Université Nationale de Colombie (EILUSOS et COPAL) et l’Université Paris Nanterre (CREDOF). Ses publications portent sur les usages du droit, la justice transitionnelle et le pluralisme juridique. Elle est coprésidente de la Commission justice transitionnelle de l’Association des juristes franco-colombiens et a été coordinatrice académique du pôle Andin de Bogota de l’Institut des Amériques entre 2018 et 2021.

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