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Billet de blog 7 mars 2014

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Le 18 février, j'étais à Kiev

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Entre le 17 et le 21 février, à toutes les personnes qui s’inquiétaient de me savoir à Kiev, je répondais : « Je ne suis pas celle qui craint le plus ! » Les images de chaos, déroulées en boucle sur les chaines d’information en continu, ont je crois dénaturé la contestation. Oui, c’était la guérilla. Mais extraite des « points chauds », la vie suivait son cours. Jamais je ne me suis sentie en danger.  

Venir à Kiev était un choix assumé. Je préciserais, c’était un acte assumé.  L’Ukraine n’était pas une première fois. L’âme slave (pleine de paradoxes) me fascine. Je voulais comprendre tous ces gens qui frondent le pouvoir pour un Etat de droit. Je voulais voir de mes propres yeux ce patriotisme qui n’est pas un nationalisme. Et je voulais l’écrire. Il y a chez ces manifestants un « romantisme littéraire ».

Quand j’ai programmé ce séjour, seule, chez l’habitant, mi-janvier, je savais donc où je mettais les pieds. Mais je n’ai peut-être pas mesuré les risques. Je disais autour de moi : « Pendant les JO, avec Poutine occupé à Sotchi, la situation n’empirera pas. Pas d’inquiétude ! » N’est pas Bernard Guetta qui veut. Le hasard d’un voyage peu organisé a bien fait les choses : j’ai atterri chez Tanya et Oleskii, activistes, citoyens ukrainiens, patriotes, instruits et armés d’une solide conscience politique. Plus en retrait, Tanya veillait derrière son ordinateur. Oleskii, « business développer » dans la vraie vie (il a étudié à Malte et en Italie), dans un anglais parfait, m’a chaperonnée, éclairée et m’a conduite là où seule, peut-être, je ne me serais pas aventurée.

Cette semaine-là, le matin, nous sommes dans la minuscule cuisine (4 m2) du petit appartement surchauffé de la rue Kostya Gordienko, à quelques encablures de Verkhovna Rada, le parlement ukrainien. Oleskii est assis à côté de moi, devant un gloubi-boulga servi dans une assiette creuse : des flocons d’avoine arrosés d’un bouillon salé et coiffés d’une épaisse tranche de pain blanc. La porte est close. On parle à voix basse pour ne pas réveiller Tanya, son épouse, qui vient tout juste de se coucher. La nuit, elle veille devant son ordinateur. Son attention est partagée, je le saurai plus tard, entre les actualités en ligne et la gestion d’une centrale de transport volontaire, improvisée mais organisée, pour conduire les activistes sur la place Maïdan et rapatrier les blessés vers des lieux sûrs. Mercredi, 10 activistes mutilés seront enlevés par des berkuts, à l’hôpital, au nez et à la barbe du personnel soignant médusé, épuisé, impuissant, surpris par cet assaut surréaliste.

Lundi 17 février, Oleskii instaurait ce rendez-vous matinal qui deviendra tacite les jours suivants. Il m’entend sortir de la douche. Il se lève, prépare le thé. Douchée, habillée, je le rejoins. Cette première fois était informelle, pour apprendre à mieux se connaître : « Ils en pensent quoi les Français des Ukrainiens ? » Ma réponse le fait sourire. « Les Français sont-ils patriotes ? » Ma réponse le désespère.

Mardi, le conciliabule prenait la forme d’un avertissement : « Ce matin, ne t’aventure  pas du côté du Parlement : le conseil de Maïdan a décidé de s’y introduire. » À la bonne heure ! Je ne sais pas lire une carte. À 10 h 30, je me retrouve face au Parlement, entourée de milliers de manifestants, sous des dizaines de drapeaux ukrainiens.

Mercredi, concentrée sur ma tasse, je tournais lentement ma petite cuillère. Je ne sucre pourtant pas mon thé. Je ne suis pas à l’aise. La chaleur est étouffante. Hier, des hommes sont morts sous les balles des forces anti-émeute de Ianoukovitch. Oleskii, lui, remue sans conviction son fricot d’avoine. Il rompt le silence. Je lui raconte alors ce que j’ai vu le matin, jusqu’à 15 h environ. Les berkuts sur un toit. Plus tard, les berkuts sur le toit délogés par une poignée de manifestants. Enfin, le drapeau ukrainien qui, sous les vivats de la foule, flotte sur le toit.  « Slavia Ukrainia ! Gueroiam slava ! » Je mime les pavés arrachés à mains nues par des femmes et des hommes de tous âges. Autant de femmes que d’hommes d’ailleurs. Je lui rapporte les blessés et les deux corps étendus près du métro Maïdan. Je lui raconte ce que j’ai entendu (et pas toujours compris) et ce que j’ai scandé (sans toujours comprendre). Il sait. Il a vu. Il en était. Il est pâle. Fatigué. Je lui montre cette photo qui l’interpelle : la veille, autour de 17 h 30, la rue Instituska éclairée (il fait presque nuit), barrée par une voiture calcinée que quelques hommes s’apprêtent à désosser, armés de tronçonneuse. Cette image lui paraît dingue. Il est surpris qu’on m’ait laissée la prendre. Ce fut pourtant sans difficulté. Je l’interroge sur la suite. Qu’attend-t-il de l’opposition ? Rien. De l’Europe ? Un soutien mais aujourd’hui, ce qui compte, c’est « la liberté » dans un « Etat de droit ». Avec un aplomb, un recul et une intelligence d’analyse qui me laisse admirative, il essaie de se projeter, d’anticiper les différentes « options » et de se poser « les bonnes questions ». Il se réfère à l’Histoire (ukrainienne, européenne, internationale et soviétique). Il déduit, pose les questions, y répond, m’interpelle, écarte les plans qui lui paraissent ne pas tenir la route. Il me l’affirme : sur la place Maïdan, c’est tout Kiev moins le 1% de « riches » que compte la capitale. Des gens de toutes conditions sociales, « éclairés, instruits », certains avec de « bons salaires », qui ont tout laissé derrière eux pour résister. Poutine l’inquiète. Je lui rapporte la rumeur, il la confirme : hier, les Russes étaient déjà place Maïdan, dans les rangs des berkuts. Comment peut-il en être certain ? « L’accent. » Pause. Il mange son gloubi-boulga. Malgré tout ça, il s’inquiète de mon sommeil et de ma santé : j’ai une toux qui me décolle les poumons. Dans l’après-midi, on ira dans une pharmacie acheter du « Fervex » (en cyrillique sur la boîte). Le lieu est dépouillé. La jeune femme qui nous sert sourit. Ma demande est cocasse : depuis l’ouverture, les compresses de gaze, les masques, les désinfectants et autres aides aux soins d’urgence sont pris d’assaut par les Kiéviens. La solidarité qui est la leur, démonstrative, emprunte de détermination, m’a peut-être le plus bousculée. Maïdan est une pharmacie à ciel ouvert mais ombragé. L’église Saint Michel, le théâtre de dons (vêtements, nourriture, eau, etc.) par milliers. Les Ukrainiens ont les cœurs qui se consument à l’image de cette place Maïdan, jadis comparable à une aquarelle, redessinée à la suie, calcinée la veille par les berkuts. Pourtant, ces cœurs, ils les gardent sur la main. Ils ne baissent pas les yeux. La tête haute, les manches retroussées, ils soignent les blessés, les assistent, les conduisent à l’abri et les accompagnent parfois vers d’autres cieux. Après les assauts, ils se pressent pour faire place nette à Maïdan et reforment les barricades.

Jeudi, on entendait les tirs et on imaginait jusqu’où Ianoukovitch était capable de verser dans la terreur, l’innommable et l’impardonnable. En vrai, on n’imaginait pas. Oleskii, comme beaucoup d’Ukrainiens (et de Russes) se raccrochent à la religion orthodoxe. Leur foi n’a d’égal que leur ferveur. Place Maïdan, les affiches militantes et les drapeaux se partagent le pavé avec les icônes. Sur la scène, les popes font écho aux discours enlevés, parfois véhéments, des leaders politiques et des activistes. Les uns scandent. Les autres psalmodient. La musicalité de ce surprenant mélange des genres ne laisse pas indifférent. La journée, quelques dames coiffées du traditionnel fichu se promènent dans les travées de la place. À hauteur de poitrine, elles portent chacune une icône. Spontanément, les manifestants posent un baiser sur le verre. Après leur passage, un coup de chiffon sera porté. À l’appartement, le soir, debout, la bible à la main, je verrai Oleskii posté devant la Vierge Marie fixée au mur, derrière les deux écrans d’ordinateur.  Il est imperturbable. Ailleurs. Pour l’Ukraine, il me l’a confié plus tôt, il est « prêt à mourir ». Il est « patriote ». Mais pour la kleptocratie Ianoukovitch, il n’espère rien d’autre qu’une comparution devant le tribunal pénal de la Haye. Le Paradis pour les patriotes. La Justice et l’opprobre international pour les criminels. La détermination des Ukrainiens ne serait pas aussi convaincante si elle n’était pas poussée par autant de dignité. Ce jeudi-là, Oleskii et moi nous apprêtions à quitter la place Maïdan. Une vingtaine de personnes excitées et conglomérées autour d’on-ne-sait-quoi mitraillent. Ce doit être un « événement ». Les smartphones et les tablettes portés à bout de bras et les bustes courbés forment une coupole. Oleskii se renseigne. Les manifestants ont capturé à la sortie du métro un titouchka*. Il a d’abord été présenté place Maïdan, comme trophée. L’exposition est brève « pour ne pas qu’il soit lynché ». Sonné, il a été posé sur un diable pour être transporté dans un lieu secret, en attendant d’être jugé. Deux manifestants le poussent, à petite foulée. Autour d’eux, le cordon s’agrandit. Ils s’arrêtent et repartent : des poses photos avant de disparaître on-ne-sait-où. Plus tard, Oleskii me dira : « Je suis fier. Une société civile est en train de naître en Ukraine. »

Vendredi, devant nos tasses de thé, on comptait les morts. Oleskii partage le postulat désespéré qui est le mien : « Ianoukovitch est un malade. » De concert, on ajoute, avec un brin d’ironie : « Comme Hitler, Staline, Ceaucescu, Pinochet. Et Poutine. » Le dénominateur commun des dictateurs ? Ils ont cette faculté à croire (et à faire croire) qu’ils sont des hommes de paix et de progrès. « Une aubaine pour les écrivains en mal d’inspiration ! » Les Ukrainiens sont ainsi. Ils portent leurs drames en bandoulière mais n’ont aucun mal à s’en délester, brièvement, entre deux assauts, pour partager un bon mot, quelques versets d’autodérision, un thé bouillant où se noie un quartier de citron et des canapés de pâté, coiffés de cornichon. Une image, focal serré, place Maïdan. D’un côté, les femmes préparent les toasts. De l’autre, les hommes épuisés, le visage noir, attendent une boisson chaude sous la buvette charpentée. Entre les deux, femmes et hommes, accroupis, se serrent les coudes pour confectionner les cocktails molotovs.

Samedi matin, j’étais à Plouguerneau (29), le cœur serré. J’ai vu les blessés, les morts, les pavés, les barricades, les titouchki, les berkuts, le patriotisme, le courage, la solidarité, la détermination, la dignité. L’apocalypse. J’aurais aimé me recueillir vendredi soir, place Maïdan, avec tous ces gens admirables. Et partager leur deuil. J’ai cédé à la pression maritale (note pour plus tard, ne jamais se marier à un bistrotier qui passe BFM en boucle dans son établissement) et aux inquiétudes d’un proche qui réside du côté de Lviv et qui craignait la fermeture des aéroports. Oleskii m’avait pourtant prévenue : « Si les chars arrivent, tu prends le premier avion. Sinon, ça va… » Désormais, le temps des chars modérera les impatiences de mon entourage.

* Les titouchki sont des civils armés et gantés, dans l’illégalité, qui défendent les intérêts du pouvoir. Ils ont tiré sur des manifestants, à balles réelles…

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