La nécessaire sécularisation de la culture musulmane
L’islam est-il une religion de violence qui pousse certains de ses fidèles à commettre des meurtres au nom d’Allah ? Les nombreux attentats commis par les islamistes depuis les années 1980 dans les pays musulmans, et depuis les années 1990 en Occident, amènent à poser cette question. Bien sûr que les islamistes ne représentent pas l’islam ; il faut cependant admettre que leurs idéologues s’inspirent de la tradition hanbalite et du dogme wahabite qui font autorité parmi de nombreux théologiens. Malgré la tentative de Mohamed Abdou de moderniser la pensée religieuse au 19èm siècle, le savoir théologique des oulémas est resté au stade où l’avaient développée les fuqha de l’âge classique (Chafi’, Al Ash’ari, Ghazali…). C’est comme si la théologie chrétienne était restée identique à celle d’Augustin d’Hypone et Thomas d’Aquin. Cette question serait sans importance pour la vie quotidienne si dans les sociétés musulmanes le discours religieux des imams n’avait pas de l’influence sur des fidèles. Non seulement il prétend enseigner ce qui est le Bien et ce qui est le Mal, mais il impose par ailleurs une grille de lecteur religieuse aux conflits politiques locaux et internationaux. Les inégalités économiques au niveau mondial, le conflit israëlo-palestinien, l’invasion de l’Irak par les Américains… ne sont pas perçus comme des pratiques impérialistes de l’Occident, mais plutôt comme la volonté maléfique des chrétiens et des juifs de faire du mal. La domination du Nord n’est pas perçue comme l’effet du capitalisme mondial ; elle est plutôt vécue comme une hostilité du christianisme à l’égard des musulmans. Pourtant, les conflits au Moyen Orient n’opposent pas les musulmans aux chrétiens ou aux juifs autour d’enjeux théologiques. Le conflit israëlo-palestinien renvoie à une lutte entre deux idéologies séculières : le sionisme européen et le nationalisme palestinien.
Cette conception médiévale de l’adversité et du politique, que mettent en avant les djihadistes, est véhiculée par les flux transnationaux de la mondialisation anarchique dans un monde homogène spatialement mais hétérogène culturellement. Ce n’est certainement pas un choc de civilisation, ou alors il faudra expliquer quelle civilisation défend DAECH ? Les différents peuples de la planète vivent une histoire commune unifiée par le marché et la domination dans laquelle il y a le choc de deux imaginaires, l’un sécularisé et l’autre en proie aux contradictions sociales et culturelles du désenchantement du monde en cours dans les sociétés musulmanes. En raison de l’interpénétration des sociétés et des flux transnationaux, l’islam et ses déchirements font désormais partie de la société européenne. Et si en Europe, la culture de la séparation du politique et de la religion est établie définitivement, dans l’imaginaire musulman elle est en train de se frayer un chemin dans la douleur et la violence. Le passage de la religion politique à la religion civile ne s’est déroulé nulle part ailleurs pacifiquement, et les sociétés ne restructurent pas aisément les métaphysiques d’où elles puisent les valeurs qui donnent un sens à l’existence des individus.
La société ouest-européenne, à l’instar de la France, est aujourd’hui une société postcoloniale du fait de l’apport démographique de populations originaires des anciennes colonies, et dont l’histoire n’a pas connu le processus de sécularisation et de séparation de la religion et de la politique. S’il ne s’agit pas de revenir sur la loi de 1905, il est important de prendre des mesures pour créer un consensus culturel national sur la place de la symbolique religieuse dans la société. Il est important de désamorcer les attitudes défiantes vis-à-vis de la laïcité perçue par une partie des musulmans comme une idéologie hostile aux religions, alors qu’elle est une philosophie humaniste qui protège la liberté de conscience. Une grande partie des musulmans de France s’est adaptée à la laïcité, mais il ne faut pas oublier que la mémoire, encore active, incite une partie d’entre eux à s’en méfier du fait que, sous la III èm République (1870-1939), elle avait été utilisée comme ressource idéologique pour réprimer les nationalismes revendicatifs qui mobilisaient l’islam comme marqueur d’identité politico-religieux pour arracher l’indépendance. Le différend colonial, encore présent dans la mémoire, a modifié le contenu sémantique du mot « laïcité » vécue comme une agression délibérée contre l’islam. Pourtant, bien comprise, elle protège le culte musulman dans le respect des croyances de chacun. Ce qui pose problème en fait, ce n’est ni l’islam ni la laïcité, mais l’histoire qui les a opposés sur le terrain politique. D’où l’importance de l’enseignement des religions relié aux contextes historiques et le retour de l’instruction publique.
Il y a urgence aujourd’hui à encourager le développement d’une théologie musulmane ouverte à la liberté de conscience et aux droits de l’Homme. Il est nécessaire pour la culture religieuse des musulmans de se détacher de la métaphysique médiévale, le dualisme platonicien, pour s’imprégner des conquêtes de la modernité intellectuelle et de la philosophie de Kant dont les impératifs catégoriques sont compatibles avec le message du Coran. Dans la philosophie de Kant, l’homme, sujet de droit, est une fin en soi et, à ce titre, dans l’espace public, il peut être catholique, protestant, juif, musulman ou … athée avec sa dignité et ses droits naturels. S’il commet un péché, il s’expose à la malédiction divine et sera jugé dans l’au-delà en conséquence. C’est comme si l’idée de Dieu a été désacralisée au profit de la sacralisation de la vie humaine, ce qui ne contredit pas fondamentalement le message du monothéisme abrahamique - dont l’islam est la dernière expression - qui enseigne le respect de la vie. C’est sur cette base que la religion s’est adaptée en Europe à la modernité qui n’est pas antireligieuse mais areligieuse. A l’inverse, dans la cité platonicienne, que l’islam habite encore, Dieu est une fin en soi et l’homme est un moyen pour accéder à son royaume éternel. La vraie vie est celle de l’au-delà, précédée par la vie sur terre, éphémère, corruptible et corruptrice. Cette conception qui dévalorise l’existence terrestre se construit sur le manichéisme (le Bien céleste et le Mal mondain) et pose comme postulat que l’homme est un moyen pour réaliser le Bien et interdire le Mal. L’islamisme s’inscrit dans ce dualisme des deux mondes (le vrai, celui de Dieu, et le faux, celui de la musique du Bataclan) et utilise la violence pour réduire au possible la distance entre les deux. Ce sont là des constructions culturelles du lien social, des métaphysiques qui renvoient à des expériences historiques dans lesquelles se sont constitués des paradigmes qui reliaient le Ciel et la terre. La modernité a bouleversé ces rapports en établissant un nouvel équilibre et en revalorisant la vie terrestre. C’est le sens de la sécularisation en cours aussi dans les sociétés musulmanes, ce qui provoque des réactions violentes.